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Créer des environnements, de nouvelles matières

Ainsi, nous voyons à Lausanne deux écoles se créer dès 1965 : celle de la Nouvelle Tapisserie et celle des figures féministes du Fiber Art. Le Fiber Art fait son apparition aux États-Unis suite aux créations d’Anni Albers. Avec son époux, Josef Albers, l’artiste va voyager et s’intéresser de près aux techniques de tissage précolombien et aux nombreux objets tissés mexicains. Cependant, Anni Albers se tourne vers le tissage au Bauhaus, car l’école déconseille aux femmes l’accès aux ateliers de peinture au profit du tissage. Ainsi, la peinture reste une discipline associée à la virilité, à la maîtrise technique et à la pure création, non accessible aux deux genres. La citation ci-dessous provient d’une déclaration de Gunta Stölzl (1897-1983), une figure majeure du Bauhaus connue son enseignement et son développement de l’atelier de tissage à l’école allemande :

« Le travail de tissage relève essentiellement du domaine de la femme. Le jeu des formes et des couleurs, une sensibilité accrue aux matières, la capacité d’adaptation, la pensée plus

48 Claes Oldenburg est sculpteur américain d’origine suédoise vivant et travaillant à New York. Il est couramment rattaché au mouvement du Pop Art, pour ses sculptures molles et autres installations qui détournent les objets du quotidien.

34 rythmique que logique – autant de traits souvent féminins qui poussent les femmes à la créativité dans le domaine des textiles49. »

Bien qu’essentiel au futur développement du Fiber Art, cet extrait témoigne ici de l’étrange perception et dissociation accordées au sens créatif du genre féminin, par opposition au masculin. En effet, dès l’époque de l’entre-deux guerre, on officialise le lien entre arts textiles et femmes, tandis qu’aujourd’hui le médium textile est souvent devenu explicitement féministe. En outre, si faisant suite à Anni Albers, les femmes artistes s’emparèrent de la fibre c’est bien parce que durant des siècles les tissus ont été associés – du moins dans la culture occidentale — à une activité de ménagère. Une activité féminine, domestique et carcérale. Ainsi, les divers travaux de couture qui comportent la broderie, la dentelle, la passementerie et la tapisserie sont donc historiquement reliés aux femmes50. L’extrait suivant pointe sans détours cet aspect culturel :

« Les travaux d’aiguille, autrement dit la couture, la broderie, la dentelle, la tapisserie et le tricot, font historiquement partie de la vie des femmes. Cependant, nous n’avons aucune histoire des travaux d’aiguille cohérente ou continue. Les connaissances sur le sujet sont encore très fragmentées et dispersées […] par exemple, les brodeuses qu’on nous présente sont toutes de haute lignée et, d’autre part, cessent brutalement de broder au début du XIIème siècle51. » La broderie serait donc, dans les mentalités, une pratique qui est traditionnellement accordée aux femmes. Cette pratique est actuellement très prisée par bon nombre d’artistes textiles. Longtemps considérée comme une activité à la fois vertueuse et légère, elle devient aujourd’hui une sorte d’étendard dans l’art contemporain. Cet étendard, c’est celui de la brigade de l’aiguille qui depuis les années 1970, connaît un second souffle grâce à l’apport d’artistes telles qu’Annette Messager ou Louise Bourgeois :

« Les œuvres présentées dans ce troisième espace relèvent de "l’art textile" (appelé Soft art aux États-Unis), mouvement apparu dans les années 1970. Elles ont la particularité d’avoir toute été réalisées par des femmes artistes qui se réapproprient des travaux traditionnellement associés à l’univers féminin et de ce fait dévalorisés, comme la couture ou la broderie (on

49 “Weaving is primarily a woman's field of work. The play with form and colour, an enhanced sensitivity to material, the capacity of adaptation, rhythmical rather than logical thinking - are frequent female traits of character stimulating women to creative activity in the field of textiles.”, traduit par nous. Stölzl, Gunta, « Weaving at the Bauhaus » in OFFSET, numéro 7, 1926 [en ligne], disponible sur : https://www.guntastolzl.org/Literature/St%C3%B6lzl-on-Bauhaus-Weaving/Gunta-St%C3%B6lzl-Weaving-at/, consulté le 15 mai 2019.

50 Nous nous basons ici sur l’Europe, et non sur les autres cultures et civilisations d’Afrique ou bien d’Amérique Latine, où les activités textiles sont davantage mixtes.

51 Dallier, Aline, « Les travaux d'aiguille » in Les Cahiers du GRIF, n°12. Parlez-vous française ? Femmes et langages I, Bruxelles, Éditions Tierce, 1976, p. 49-54.

35 parlait au XIXème siècle d’ouvrage de dames), pour mieux dénoncer le statut de la femme dans la société occidentale. Leurs figures tutélaires remontent aux mythes antiques d’Arachné, de Pénélope et des Trois Parques qui maîtrisent le fil et donc le temps52. »

En effet, le temps d’attente du retour du guerrier ou du héros (Homère et Pénélope dans l’Odyssée), le mythe d’Arachné et autres références mythologiques ont concouru à forger l’association entre féminin et tissus depuis des siècles, dans l’imaginaire collectif occidental. Un imaginaire décrit avec détails par Magaly Latry dans l’extrait ci-dessous :

« Le textile, c'est malgré le parallèle qu'ils font entre leurs œuvres (appartenant au logos) et les ouvrages tissés (la toile d'Hélène par Homère, celle d'Arachné par Ovide), l'assignation des femmes à leur métier : "Rentre au logis, occupe-toi de tes travaux, de ton métier, de ta quenouille, commande à tes servantes de se mettre à l'ouvrage. La guerre [polemos] est l'affaire des hommes" dit Hector à Andromaque, et Télémaque à sa mère dans des termes strictement semblables : " Rentre au logis […] La parole [muthos] est l'affaire des hommes. " Ici le métier concret – le métier à tisser – figure le seul métier – la seule profession – des épouses et des mères : tenir la maison53. »

Nous étudierons donc les pratiques de ces nouvelles brodeuses contemporaines. Elles détournent et se dérobent aux anciennes vertus patriarcales. Un panorama de ces nouvelles brodeuses est visible dans l’ouvrage De fil en aiguille54, récemment édité. Voici ce que rédige l’auteur de ce recueil, en guise d’introduction :

« À la Renaissance, lorsque les travaux d’aiguille sont relégués au rang d’artisanat, la broderie et la peinture se tournent le dos. L’interdiction imposée aux femmes de travailler dans les ateliers des peintres tombe peu après. L’accès à une formation artistique leur est longtemps censuré, comme l’École des beaux-arts de paris qui leur ferme les portes jusqu’à la fin du XIXème siècle. Les hommes peignent et les femmes brodent, et une répartition des tâches ingrate confine la gent féminine à broder son trousseau : nappe, draps, serviette, rideaux et autres ouvrages de dame le composant55. »

52 Tapisserie ? De Picasso à Messager, Partie III – l’aiguille comme étendard, Dossier de presse. Disponible sur : http://docplayer.fr/42085304-Dossier-de-presse-de-picasso-a-messager-musee-jean-lurcat-et-de-la-tapisserie-contemporaine.html, consulté le 18 mai 2019.

53 Magalie Latry, « Confrontations artistiques et féministes aux hiérarchies du genre », thèse en Arts sous la direction de Pierre Sauvanet, Bordeaux 3, 2018, p. 208-209.

54 Vannier, Charlotte, De fil en aiguille, la broderie dans l’art contemporain, Paris, Pyramyd éditions, p. 4. 55 Ibid.

36 Cet extrait synthétise avec clarté la manière dont les femmes ont longtemps été écartées du domaine des beaux-arts, pour être reléguées au rang de l’artisanat. Nous l’avons vu, à partir des années 1960, les premières femmes artistes s’emparent de l’aiguille pour en faire une bannière de contestation. Le détournement est particulièrement opérant au regard de l’œuvre de Ghada Amer et de Guacolda. Les deux plasticiennes ayant recours à des images érotiques et sensuelles dans leurs broderies. Elles détournent également, toutes deux, l’aspect lisse et rigoureux de la broderie traditionnelle, et créent une nouvelle esthétique du fil : désordonné, tombant, irrégulier. Un aspect non fini de l’œuvre qui fera école pour bon nombre de brodeuses contemporaines. Dans ce cadre, le fil de couleur évoque la coulure du pinceau.

La féminité est mise en lumière grâce à ces deux artistes textiles. Et ce, nous le verrons avec Guacolda, également dans en rapport privilégié à la citation de l’histoire de l’art ; ainsi qu’à l’emploi de matériaux dits pauvres (le plastique, le papier, etc.). Au regard de la multitude de nouvelles brodeuses et tricoteuses, nous sommes cependant amenés à nous interroger : peut-on encore parler d’originalité et de pratiques affranchies, lorsque majorité de femmes, qui aujourd’hui pourraient peindre ou sculpter n’importe quels matériaux, font le choix d’employer uniquement le fil et l’aiguille ? Peut-être qu’à force de contestations et de revendications, ces femmes artistes réduisent elles-mêmes leur propre champ créatif, pour parfois retomber dans des pratiques quasiment décoratives.

C’est en effet un écueil dans lequel les Fiber artists de renommée telles que Sheila Hicks ou Olga de Amaral n’échouent pas. Car la diversité de leurs pratiques des textiles et de la fibre renouvelle depuis des décennies le genre. On trouve ainsi chez Hicks comme chez De Amaral des formats aussi divers que la sculpture, le tableau textile, les installations. Le jeu sur les variations d’échelles est aussi très important et omniprésent, ce qui donne à voir des expositions éblouissantes et variées. Nous comprenons de ce fait ceci : qu’il s’agisse de peintures, de sculptures ou d’art textile, la question fondamentale du rapport d’échelle à l’œuvre d’art reste la même. Nous pourrions ainsi comparer les rapports actuels de la broderie de petits formats et des installations monumentales de Fiber art au rapport entre peinture de grands formats et gravures ou dessin de petites tailles ; ce n’est donc pas la question du médium qui est intrinsèque au succès et à la notoriété d’une œuvre ou d’un artiste, textile ou non; au regard des grandes carrières de Hicks ou d’Abakanowicz, c’est plutôt la variété des approches textiles, et la diversité des productions plastiques qui assurent une durabilité et une reconnaissance à leurs œuvres.

En cela, le fait que Patrice Hugues ai longtemps revendiqué et expérimenté la thermo-impression assure à la fois la force et l’épuisement de son œuvre. En effet, le recours systématique à ce médium a pu éventuellement empêcher notre artiste de se focaliser et de s’inscrire dans la mouvance post-fiber ;

37 au contraire de Hicks et de De Amaral, par exemple. Une tendance qui pourtant a pris fin avec les récentes expérimentations numériques de notre artiste, d’une qualité plastique et esthétique tout à fait remarquables. Bien entendu, nous défendons avec vigueur l’ensemble de la pratique de Patrice Hugues. Car son œuvre n’a pas à l’heure actuelle suffisamment de reconnaissance au regard de l’ensemble des qualités qu’elle offre aux arts textiles et au monde de l’art en général. En outre, le choix de la thermo-impression – associé à celui de travailler en solitaire et de manière recluse dans son atelier explique également le fait d’avoir connu depuis les années 90 moins de succès et d’expositions qu’à l’époque des Biennales de Lausanne.

Cependant, la présente recherche entend corriger cette méconnaissance de l’œuvre de ce grand artiste, pour qui les sujets, la recherche théorique, tout comme l’approche du textile demeurent exceptionnelles.