saisis par le droit
1. Un parcours au service d’une qualification professionnelle
Stéphane Brissy*
La vie professionnelle d’un professionnel de santé n’est pas une longue suite d’actes s’enchaînant de manière linéaire une fois le diplôme obtenu. La conception juridique des professions de santé, c’est‐
à‐dire de celles reconnues comme telles par le Code de la santé publique, pourrait le laisser penser tant les actes et les qualifications professionnelles y occupent une place importante. La qualification professionnelle est un élément central dans la construction et la définition des professions de santé, en France comme en Europe (Roynier, Laude & Tabuteau, 2018). Cette qualification attestée par l’obtention d’un titre confère au travailleur concerné une habilitation à accomplir certaines missions et certains actes professionnels. La qualification a, de ce point de vue, une fonction normative destinée à protéger la sécurité des patients et à assurer la qualité des prestations de santé. Le parcours d’un professionnel de santé serait‐il alors balisé par le titre obtenu et la qualification professionnelle qui s’y attache ? La qualification professionnelle d’un professionnel de santé n’est pas incompatible avec un parcours évolutif. Bien au contraire, plusieurs obligations attachées à cette qualification imposent au professionnel de questionner et de faire évoluer parfois ses pratiques professionnelles. La normativité consubstantielle à la qualification professionnelle d’un professionnel de santé, aisément justifiable par ses objectifs de protection et d’amélioration de la santé publique, doit aussi être conciliée avec une autonomie du professionnel dans le choix des finalités du parcours.
La considération est essentielle dans la construction d’un parcours professionnel (Zimmermann, 2011) et elle pose question au sujet des professionnels de santé partagés entre des revendications d’autonomie très anciennes et des impératifs de santé publique qui rendent indispensables certaines obligations. Mais l’autonomie dans les parcours suit des dynamiques paradoxales (Negroni & Lo, 2017) et l’obligatoriété qui s’attache à la qualification professionnelle n’est pas incompatible avec une certaine autonomie du professionnel de santé dans la construction de son parcours professionnel. Les carrières des professionnels de santé sont par ailleurs elles aussi concernées par la tendance à sécuriser, fluidifier, personnaliser les parcours. Cette fluidité peut être limitée à la fois par les frontières des champs de compétence de chaque profession, parfois très strictes, et par les différences entre un exercice professionnel en tant qu’agent public, salarié ou professionnel libéral.
Les perspectives d’évolution existent malgré tout et semblent s’étendre non seulement avec la diffusion de l’autonomie dans la formation professionnelle mais aussi avec de nouvelles façons d’appréhender la division du travail en santé. Les parcours des professionnels de santé sont traversés par des transformations du travail, de l’emploi et du système de santé. Les évolutions et perspectives professionnelles dans les parcours seront alors à la fois guidées par la qualification professionnelle (1) et ouvertes vers des changements de position professionnelle (2).
1. Un parcours au service d’une qualification professionnelle
Le travail d’un professionnel de santé peut rarement rester le même tant il est traversé par des évolutions scientifiques et organisationnelles. La qualification professionnelle d’un professionnel de santé remplit une fonction normative visant à s’assurer que l’exercice professionnel est compatible avec les objectifs du système de santé (1.1.). En plus des normes qui parsèment à cet effet l’activité d’un professionnel de santé, le dispositif du développement professionnel continu contribue fortement à configurer le parcours professionnel (1.2.).
* Université de Nantes/Institut droit et santé‐Université Paris Descartes, stephane.brissy@univ‐nantes.fr.
1.1. La fonction normative de la qualification professionnelle
Avant même d’évoquer une éventuelle mobilité professionnelle, le parcours d’un professionnel de santé est indissociable d’une recherche permanente d’adaptation de ses compétences. Le devoir de donner des soins conformes aux données acquises de la science est complété par le droit pour toute personne de recevoir « les traitements et les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l'efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire et le meilleur apaisement possible de la souffrance au regard des connaissances médicales avérées »1. Les évolutions des connaissances sont plus ou moins nombreuses selon les professions, mais tout professionnel de santé doit veiller à s’en informer et parfois à modifier ses pratiques, ce qui rend l’évolution du contenu de son travail à la fois inéluctable et imprévisible. De ce point de vue, le travail en santé n’est pas si spécifique mais sa particularité vient surtout des nombreuses normes ou « quasi normes » (Tabuteau, 2015) qui constituent autant de référentiels pour le professionnel dans l’exercice de son activité. Les nouvelles formes normatives que constituent les guidelines, les recommandations de bonnes pratiques, les référentiels ont d’autant plus de force dans le domaine de la santé que se sont accrues les exigences de qualité et de sécurité du système de santé, et désormais de pertinence des soins (Ginon, 2018). Rien d’étonnant alors à ce que certaines d’entre elles se soient vues reconnaître une force obligatoire, comme c’est le cas des recommandations de bonne pratique émises par la Haute autorité de santé (HAS). Ces recommandations peuvent ainsi être opposées aux professionnels lorsque leurs pratiques professionnelles ne s’y conforment pas2. Et la responsabilité disciplinaire civile ou pénale d’un professionnel peut être retenue ou au contraire écartée sur le fondement d’une de ces normes3. Mais ces recommandations reposant sur des données scientifiques mouvantes, la Cour de cassation a reconnu que le caractère approprié des soins pouvait être apprécié notamment au regard des recommandations de la HAS mais aussi d’études scientifiques qui n’étaient pas prises en compte dans les recommandations à l’époque des faits4. Les recommandations doivent être intégrées par les professionnels dans leurs pratiques mais elles laissent malgré tout une marge de manœuvre et ne conduisent pas les activités professionnelles en santé vers une évolution standardisée même si elles visent à réduire la variabilité des pratiques (Bergeron, Castel, 2015).
La vérification de la correspondance entre la qualification professionnelle afférente au titre et l’activité de travail ne dépend par ailleurs pas de ces normes seules et ressort également d’une analyse du travail réel. Pour les professions pourvues d’un ordre, leur compétence professionnelle doit être vérifiée au moment de l’inscription au tableau de l’ordre, notamment en cas de réorientation professionnelle, et il appartient aux instances compétentes de l’ordre d’apprécier notamment la pratique professionnelle du praticien ainsi que les efforts accomplis pour assurer la mise à jour de ses connaissances5. L’ordre doit pour cela vérifier le parcours déjà accompli par le professionnel et peut tenir compte, par exemple, de graves reproches de ses supérieurs et d’une procédure de licenciement pour des erreurs et négligences6. Le défaut significatif de pratique, s’il fait courir un risque aux patients, peut justifier une obligation de formation7 ou une décision de suspension8. La préservation de la santé publique et la sauvegarde des intérêts des patients peuvent justifier, même en l’absence de poursuites disciplinaires, qu’un praticien soit invité à compléter et
1 Art. L 1110‐5 du Code de la santé publique (CSP).
2 CE 27 avril 2011, n° 334396.
3 V. p. ex. Cass. 1ère civ. 14 oct. 2010, n° 09‐68471 : prescription d’un médicament qui n’était plus reconnu depuis des années comme un médicament de référence.
4 Cass. 1ère civ. 5 juin 2018, n° 17‐15620.
5 CE 17 oct. 2016, n° 394468.
6 CE 20 déc. 2018, n° 413576.
7 CE 13 févr. 2019, n° 414252.
8 CE 6 oct. 2017, n° 414253.
actualiser ses connaissances et à approfondir sa pratique professionnelle, avant de pouvoir reprendre le cours normal de ses activités9.
Lorsque le professionnel de santé est salarié, le champ de sa qualification professionnelle peut aussi influencer le parcours si l’employeur décide d’adapter le travail d’un ou plusieurs salariés aux besoins de son organisation. Ce souci d’adaptation a conduit la Cour de cassation à admettre que l’employeur impose à un salarié un changement de fonctions tant qu’il n’implique pas un changement de qualification professionnelle, qu’il s’agisse de la qualification mentionnée par le contrat de travail ou des fonctions réellement exercées. Une infirmière diplômée d’État peut par exemple se voir imposer une affectation dans un centre d’entraînement d’auto‐dialyse puis être affectée dans un autre centre où elle perd ses fonctions de formation des patients dès lors que ses nouvelles tâches correspondent à la qualification d’infirmière diplômée d’État retenue par la convention collective applicable10. Le rattachement d’un médecin généraliste au sein du pôle psychiatrique d’une clinique au lieu du pôle suivi somatique et addictologie ne constitue pas non plus une modification du contrat de travail puisque son statut et sa qualification n’en sont pas affectés11.
Le titre attestant d’une qualification professionnelle en santé oriente le parcours des professionnels de santé et est complété en cela par une pratique professionnelle en constante évolution. Le principal levier commun aux professionnels de santé se trouve dans le développement professionnel continu.
1.2. Le développement professionnel continu
L’obtention du titre professionnel nécessaire à l’exercice d’une profession de santé sanctionne l’acquisition d’une qualification professionnelle que le professionnel doit entretenir. Il en va de la sécurité sanitaire et de la qualité du système de santé dans son ensemble. Tel est l’objet du développement professionnel continu (DPC). La loi Hôpital, patients, santé territoires de 200912 a instauré un développement professionnel continu généralisé à plusieurs professions de santé et réformé par la loi du 26 janvier 201613.
Le DPC serait même central dans la construction des parcours professionnels puisque les textes réglementaires du Code de la santé publique qui y sont consacrés comportent une section intitulée
« Parcours professionnels »14. Le Code de la santé publique pourrait de prime abord laisser penser que la conception juridique du parcours d’un professionnel de santé se trouve toute entière contenue dans le développement professionnel continu. L’étendue des objectifs du DPC dans sa définition légale, à savoir « le maintien et l'actualisation des connaissances et des compétences ainsi que l'amélioration des pratiques »15 peut également laisser penser que le dispositif permet à lui seul une organisation complète du parcours d’un professionnel de santé. Mais le DPC est avant tout centré sur les qualifications propres à une profession. La définition des orientations pluriannuelles prioritaires du DPC par arrêté ministériel en est un premier indice puisqu’elle comporte des orientations définies par profession ou par spécialité sur la base des propositions des conseils nationaux professionnels, forme spécifique de représentation professionnelle16, ou, en l'absence de conseils nationaux professionnels, des représentants de la profession ou de la spécialité. S’y ajoutent des orientations s'inscrivant dans le cadre de la politique nationale de santé et des orientations issues du dialogue conventionnel propre aux conventions d’exercice libéral17.
9 CE 26 oct. 2016, n° 403566.
10 Cass. soc. 18 mai 2005, n° 03‐43565.
11 Cass. soc. 12 mai 2017, n° 16‐11126.
12 Loi n° 2009‐879, 21 juill. 2009, JORF 22 juill. 2009, p. 12184.
13 Loi n° 2016‐41, JORF 27 janv. 2016.
14 Art. R 4021‐4 et 5 CSP.
15 Art. L 4021‐1 CSP.
16 V. D. n° 2019‐17, 9 janv. 2019, JORF 11 janv. 2019.
17 Art. L 4021‐2 CSP.
Le professionnel dispose malgré tout d’une part d’autonomie dans le choix de son parcours. Les actions de DPC dont doit justifier le professionnel tous les trois ans sont choisies par le professionnel parmi trois catégories d’actions que sont la formation continue, l’analyse, l’évaluation et l’amélioration des pratiques et enfin la gestion des risques. Il peut, pour se faire, soit se conformer à un enchaînement d’actions défini par le Conseil national professionnel (CNP) compétent, soit justifier d’une démarche d’accréditation ou d’un ensemble d’actions choisies par lui. Dans ce dernier cas, son autonomie n’est pas totale puisqu’il devra avoir suivi au moins deux des trois catégories d’actions précitées et au moins une action correspondant aux orientations prioritaires pluriannuelles. Suivies indépendamment les unes des autres ou dans le cadre d’un même programme, le choix de ces actions est empreint à la fois d’autonomie et de conformité au cadre établi par les représentants de la profession et l’État. Les actions de DPC doivent toutefois se conformer à l’une des méthodes et modalités validées par la Haute autorité de santé18. La conception prescriptive d’un parcours délimité par des normes générales à destination des professionnels est bien présente.
L’utilité pour le professionnel de suivre le parcours proposé par le CNP tient dans l’assurance que ce parcours sera conforme à l’obligation triennale de DPC, la loi prévoyant expressément que ce parcours « permet à chaque professionnel de satisfaire à son obligation »19. L’ensemble des actions réalisées par le professionnel figure en outre dans un document de traçabilité dont les modalités sont définies par le CNP, document pouvant justement contenir une attestation de conformité du parcours à la recommandation du CNP. Ce document est un marqueur essentiel du concept de parcours puisqu’il permet au professionnel de « conserver dans un dossier personnel unique, tout au long de son activité professionnelle, les éléments attestant de son engagement dans une démarche de développement professionnel continu dans le cadre de son obligation triennale »20.
L’autonomie du professionnel sur le choix du parcours subsiste, qu’il choisisse ou non le parcours recommandé, mais il s’effectue dans le cadre d’une qualification professionnelle dont il ne maîtrise pas la définition et les évolutions. L’autonomie est à ce sujet plus collective qu’individuelle puisque des représentants de la profession, CNP ou autre, contribuent grandement à fixer les contours du parcours de DPC. L’action normative en la matière est aussi marquée par une forte intervention de l’État qui a pris en main l’organisation sanitaire depuis des scandales sanitaires ayant révélé les méfaits d’une intervention publique trop longtemps défaillante.
Le DPC reste en outre une obligation dont le respect est contrôlé par l’ordre, sauf exception, l’employeur pour les professions dépourvues d’un ordre et pour les préparateurs en pharmacie, les aides‐soignants et les auxiliaires de puériculture exerçant en qualité de salariés du secteur public ou du secteur privé, ou le directeur général de l’agence régionale de santé pour certaines professions21. L’Agence nationale du DPC contrôle les actions de formation proposées par les organismes et cherche clairement à orienter celles‐ci vers le cœur de métier des professions de santé. Le contrôle à ce sujet est bienvenu puisqu’il vise à éviter de financer des formations n’ayant que peu d’utilité pour les professionnels mais il rappelle que le parcours des professionnels de santé est une composante de l’action publique dans le domaine de la santé.
L’autonomie individuelle des professionnels dans le parcours de DPC n’est cependant pas limitée uniquement par l’action de l’État ou des représentants d’une profession mais aussi par l’employeur lorsque le professionnel est salarié. Tout employeur a l’obligation d’adapter les salariés de son entreprise à l’évolution de leur emploi et le DPC peut s’inscrire dans cette obligation. Le Code de la santé publique précise d’ailleurs que le choix des actions de DPC par le professionnel doit s’effectuer
« en lien avec l’employeur »22. Ce dernier devra donner son accord au professionnel pour que celui‐ci réalise des actions de formation pendant son temps de travail.
18 Art. R 4021‐4, III, al. 2.
19 Art. L 4021‐3 CSP.
20 Art. R 4021‐5 CSP.
21 Art. R 4021‐23 CSP.
22 Art. L 4021‐3, al. 1.
Le caractère obligatoire et normé qui peut être reproché parfois au parcours de DPC sera peut‐être prochainement complété ou substitué par un processus de certification. Le projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé prévoit l’habilitation pour le gouvernement à prendre par voie d’ordonnance toute mesure visant à créer une procédure de certification permettant de garantir, à échéances régulières au cours de la vie professionnelle, le maintien des compétences, la qualité des pratiques professionnelles, l’actualisation et le niveau de connaissances.
Les différences avec le DPC tiendraient notamment à une meilleure valorisation des activités diverses des professionnels, à une plus grande autonomie du professionnel et à une plus grande attention portée à l’exercice quotidien et effectif (Uzan, 2018). La certification viserait à refléter davantage la vie et le parcours professionnel sans qu’elle soit assimilée à un exercice de contrôle. Il semble difficile toutefois de n’y voir qu’un dispositif d’accompagnement dans la mesure où le rapport Uzan y voit aussi un moyen d’identifier les professionnels compétents et les non‐compétents, notamment par la présence d’éventuels « signaux négatifs ». Une part de contrôle reste par ailleurs nécessaire pour s’assurer que des pratiques professionnelles ne sont pas en contradiction avec la santé publique. Le juge ne peut en être le seul garant.
Envisagé sous le prisme de la qualification professionnelle, le parcours d’un professionnel de santé pourrait à première vue ressembler à un chemin nécessairement évolutif dans le contenu du travail, parsemé d’obligations et peu personnalisé car au service des objectifs de la politique de santé. Si ces caractéristiques sont bien réelles, et nécessaires, elles ne doivent cependant pas occulter la part d’autonomie dont dispose tout de même le professionnel et le fait que ces aspects du parcours ne sont pas seulement issus d’une définition a priori de la qualification professionnelle mais aussi d’une observation du travail réellement accompli par les professionnels. Le parcours d’un professionnel de santé connaît en outre des évolutions similaires à celles de tout travailleur incité, contraint ou aspirant à la mobilité professionnelle.