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Un jeune migrant pour un temps, des liens pour la vie

Une promotion dans l’« urgence »

7.  Le point de vue des entités‐relais

7.1  Trajectoire de vie, décisions et moments clés

7.2.7  Un jeune migrant pour un temps, des liens pour la vie

aussi un peu pendant les repas, pour les temps de parole… J’ai l’impression qu’il parle plus que moi et  moi aussi je veux parler. » (Matis, 12 ans, membre de la famille Tinguely)   Et sa mère note :   « Mais parfois j’avais un peu des remords à me dire « ah mais j’accorde pas assez d’attention à celui qui  va bien » et puis qui file droit. Et que je rétablisse aussi l’équilibre. (Isabelle, 47 ans, membre de la famille  Tinguely)    Cette concurrence ou cette jalousie entre les pairs a aussi été évoquée par Pascal à propos de l’une  de ses filles :   « Alors après t’as toujours les dynamiques de famille qui peuvent ressortir, ça pose aussi des problèmes.  Parce qu’à l’intérieur de la famille, on a aussi certains problèmes qui sont présents depuis un moment  avec notre fille aînée, qui a toujours ressenti difficilement le fait de devoir partager l’attention, l’affection  des  parents.  Donc,  elle  a  pu  exprimer  de  temps  en  temps  qu’elle  ressentait  Tesfay  un  peu  comme  un  concurrent.  Donc,  c’est  vrai  que  ça  change  quand  même  un  peu,  enfin  ça  a  une  influence.  Donc,  dans  l’équilibre  de  la  famille.  Oui,  ça  peut  faire  quelque  chose.  Et  elle  disait  ‘Donc,  oui  vous  avez  du  temps  pour Tesfay, mais vous n’avez pas de temps pour moi’. Point sur lequel on la rassurait. »  (Pascal, 61 ans, 

membre de la famille Cuénod)    

Ces  différents  énoncés  permettent  de  mettre  en  lumière  quelques‐uns  des  champs  de  tensions  auxquels  font  parfois  face  les  différents  membres  des  entités‐relais  dans  leur  relation  avec  le  jeune accueilli. 

 

 

7.2.7 Un jeune migrant pour un temps, des liens pour la vie  

 

Malgré  cette  autonomie  signe  de  leur  agencéité  et  comme  le  veut  la  formule  employée  par  l’Association  des  familles  d’accueil  avec  hébergement  s’occupant  d’enfants  placé.e.s  (voir  supra)  même  majeur.e.s,  les  jeunes  migrant.e.s  restent  en  lien  avec  leur  entité  d’accueil  et  celle‐ci  se  considère comme responsable presque à tout jamais de la personne accueillie y compris et peut‐être  surtout quand les choses vont mal et que leur statut se fragilise à l’instar de Tesfay qui a été débouté  dès sa majorité comme le déplore Claudine, qui l’a accueilli au sein de sa famille.  

 

Ce chapitre rappelle l’idée de se situer au‐delà du bénévolat car il s’agit d’une vraie rencontre où des  liens  sont  tissés.  Il  s’agit  donc  de  quelque  chose  de  plus  humain  où  l’on  s’engage  en  tant  que  personne et ce sur le « long terme », bien que les entités‐relais s’engagent officiellement au début  pour une durée de neuf mois.  

Une posture qui est soulignée par Claudine qu’elle entoure de la notion de famille :  

« Parce  que  ce  n’est  pas  un  engagement  que  tu  prends  à  la  légère.  Parce  que  je  trouverais  horrible,  enfin  affreusement, et même nocif et violent de faire croire à un jeune qu’il a une famille et puis de le laisser tomber. Avec  ce qu’ils ont vécu quoi. Et puis lui, il nous dit régulièrement : « maintenant j’ai une famille ». Mais je n’imaginais pas  que sur le plan affectif, ce serait aussi important. Mais peut‐être que cela ne l’aurait pas été avec un autre jeune ou  dans  d’autres  circonstances,  là  ça  se  trouve  que  je  me  sens  vraiment  maintenant  responsable.  Moi  je  me  rends  compte à quel point cela nous lie. Et il y a des engagements, c’est quelque chose d’extrêmement important que l’on  s’engage, et quand on s’engage, on s’engage jusqu’au bout. Et cela peut être quelque chose de très long et ce n’est  pas un problème, je veux dire, mais c’est important de le savoir. » (Claudine, 60 ans, membre de la famille Cuénod)  

Célestin, fils de Claudine et « frère » symbolique de Tesfay, l’explique aussi avec beaucoup d’émotion  en suggérant d’emblée que la relation entre lui et le jeune est faite d’espoirs réciproques :  

   

« Je pense en tout  cas que les liens que l’on a créés, je les vois vraiment comme des liens pour la vie parce que avec  l’exemple  que  j’ai  des  relations  à  distance,  je  sais  qu’  il  y  a  des  gens  que  je  peux  ne  pas  voir  ou  être  proche  physiquement et qu’ils sont quand même toujours là. C’est sûr que tant qu’il [Tesfay] est en Suisse, on va continuer  cette  relation.  Si  on  va  sur  le  long  terme,  même  en  termes  de  formation,  le  fait  qu’il  devienne  indépendant,  cela  changera  forcément  le  rapport.  Ce  sera  moins  ‘famille‐relais’  mais  il  restera  une  partie  de  la  [notre]  famille,  une  partie de notre sphère, un de nos proches. En tout cas, on ne se pose plus la question du projet, de l’engagement, de  quoi. Les 9 mois minimum, moi je ne les avais pas en tête, cela fait 2 ans et quoi qu’il se passe…  On n’est pas là à se  demander, ‘quand est‐ce que l’on va devoir arrêter d’inviter Tesfay à la maison ?’(Rire). Quoi  qu’il advienne et où  qu’il soit géographiquement sur le globe, je pense que je serai toujours amené à devoir le retrouver d’une manière  ou  d’une  autre.  D’ailleurs,  j’essaye  de  ne  pas  lui  faire  de  faux  espoirs  ou  de  lui  promettre  des  choses  qui  ne  pourraient  pas  arriver,  je  lui  ai  toujours  dit  et  je  suis  sincère  quand  je  lui  dis  on  est  vraiment  dans  ce  combat  ensemble,  avec  les  armes  que  l’on  a  pour  faire  face  aux  différentes  difficultés  qui  peuvent  être  d’asile  ou  d’autre  chose, pour tout ce qu’il pourrait lui arriver ou pour tout ce qui pourrait m’arriver dans la vie. On continuera à être là  l’un  pour  l’autre,  au‐delà  du  projet,  au‐delà  de  sa  situation  en  Suisse. »    (Célestin,  24  ans,  membre  de  la  famille 

Cuénod)  

 

Quant  à  Pascal,  il  compare  Tesfay  à  son  propre  enfant,  bien  qu’il  sache  que  son  sort  ne  soit  pas  stabilisé, néanmoins, il souhaite rester en liaison avec lui car « il fait partie de la famille ». Il compare  par ailleurs ce lien à la situation d’Agathe, qu’il connaît car il s’agissait de l’éducatrice de Tesfay. En  effet, Agathe et son mari ont noué avec leur « fille » d’accueil une relation très forte et elle‐même  est devenue sur le tard leur fille adoptive.   « C’est comme avec les enfants, maintenant c’est bon, ils sont partis, ils se débrouillent. Là ça dépendra  de son sort à lui. Mais j’imagine que s’il reste en Suisse, même si après il trouve à s’installer ailleurs, on  va toujours rester en liaison avec lui. Enfin de mon côté, et je [le] pense de notre côté comme famille. Il  fait partie de la famille. Comme on le voit justement pour Agathe [et son mari], qui voient régulièrement  leur fille qui est maintenant mère. » (Pascal, 61 ans, membre de la famille Cuénod)     Néanmoins, Pascal complète son propos en ajoutant qu’il éprouve des difficultés à se réjouir du fait  qu’il associe Tesfay à un membre de la « famille » car il sait que cette relation tient sur un fil « (…)  que ça peut d’un jour à l’autre être fini. ».     Quant à Yann, il compare sa relation avec Isaias en faisant écho à l’héritage familial de ses grands‐ parents qui avaient accueilli et aidé une famille vietnamienne à l’époque, il superpose alors ces deux  situations pour illustrer que ce contact ne sera pas éphémère :  

« Moi  oui,  carrément.  En  plus,  mes  grands‐parents,  eux,  ils  avaient  accueilli  des  gens  qui  fuyaient  le  Vietnam et avec qui on a toujours des relations. Du coup, je nous vois bien avoir des contacts toute la vie  avec Isaias, carrément. Ce n’est pas momentané. » (Yann, 21 ans, membre de la famille Sandoz) 

 

James  associe  également  le  lien  créé  avec  Asante  à  la  dimension  familiale :  « J’ai  aussi  envie  de 

garder  contact  avec  lui  et  les  enfants  aussi.  Donc  c’est  un  truc  familial  qui  nous  relie,  donc  qui  est  super positif. » (James, 42 ans, membre de la famille Andra) 

 

Isabelle  qualifie  pour  sa  part  ces  liens  avec  Mewael  d’« indéfectibles »  et  ce  d’autant  plus  que  le  jeune homme associe sa mère d’accueil à certains de ses projets d’avenir :  

« Mais, sur le long terme, je pense qu’il y a un lien qui est indéfectible maintenant, qui est créé, qui est  indéfectible,  moi  je  n’ai  aucun  doute  là‐dessus.  Après,  voilà,  lui  il  a  des  projets  auxquels  il  m’associe.  Voilà, il aimerait essayer dans quelques années d’aller à Addis‐Abeba et d’y faire venir sa mère pour la  revoir. Et puis, il dit ‘j’aimerais que tu viennes avec moi’ et je lui dis ‘D’accord je viendrai avec toi’. Donc,  tu  vois  on  est  dans  des  trucs  comme  ça.  Tu  ne  sais  pas  trop  si  c’est  du  rêve  ou  du  fantasme,  si  on  le  réalisera  un  jour.  Mais  je  pense  que  c’est  un  lien  qui  est  là. »  (Isabelle,  47  ans,  membre  de  la  famille 

Tinguely)  

Au sein de la famille Moretti, Alya part du principe que cette relation va continuer tant que Semere 

« ne repart pas en Erythrée » ce qu’il pourrait faire un jour par « loyauté » même si à l’heure actuelle 

il n’envisage pas de repartir. Carole partage cet avis et ajoute qu’elle « ne construit pas non plus très 

loin, elle  avance  au  jour  le  jour. »  Néanmoins,  elle  ajoute  aussi  que  cette  relation  ne  peut  pas 

s’arrêter  à  l’heure  actuelle  (« inenvisageable  de  l’arrêter  maintenant »),  juste  perdre  en  intensité  temporelle, puisque Semere a commencé un apprentissage d’électricien qui va lui imposer « horaires 

de boulot et moins de vacances » et qu’il vient de déménager.  

 

Elsa,  quant  à  elle,  pense  poursuivre  sa  relation  avec  Senaït,  du  mieux  qu’elle  le  pourra  et  indépendamment de ce que font ses colocatrices (les deux autres membres de l’entité‐relais).     

La  posture  d’Alexandre  est  celle  qui  semble  la  plus  teintée  de  doute  quant  à  la  poursuite  ou  à  la  reprise  de  leur  relation,  du  fait  des  tensions  qui  caractérisent  aussi  ses  relations  (et  celle  de  sa  famille)  avec Dawit :   « Tacitement, c’est un truc qui n’a pas de limites. Vis‐à‐vis du SSI, on s’engageait pour 6 mois ou je ne  sais plus. Mais pour moi ce n’était pas important. Il y a ce côté intemporel et [une] incertitude, est‐ce que  ça se finira un jour et comment ? Parce qu’il se fera expulser, parce qu’il n’aura plus envie, parce que ... »  (Alexandre, 64 ans, membre de la famille Torre)     À la lecture de ces différents énoncés, on peut voir que l’ensemble des membres des entités‐relais  rencontrés  me  confie  avoir  créer  de  forts  liens  avec  le  ou  la  jeune  acceuilli.e,  on  ressent  dans  ces  discours  une  tension  forte  qui  traduit  le  fait  que  ces  liens  pourraient  être  entravés  par  le  dénouement  de  la  procédure  d’asile  du  jeune,  qui  n’est  d’ailleurs  jamais  nommé  dans  les  énoncés  des  personnes  rencontrées,  mais  uniquement  évoqué  par  de  multiples  expressions  ou  termes  dérivés.  

 

En conclusion et par rapport aux thèses suggérées dans notre problématique, les entités‐relais font  famille et ne le font pas à la fois. En effet, les entités‐relais ne savent pas toujours quel terme utiliser,  ni quelle place donner. Deux hypothèses, invérifiables en l’état de nos données, porteraient à croire  que  même  si  l’on  recourt  à  la  parenté  symbolique,  il  n’est  pas  facile  de  trouver  une  place  à  la  personne  accueillie,  surtout  si  elle  n’est  pas  reçue  à  plein  temps  et  ne  fait  pas  partie  de  la  « maisonnée »  que  décrit  F.  Weber  dans  d’autres  contextes  (2005).  Ici  encore,  il  semble  difficile  d’envisager une autre parenté que celle du sang (Weber, 2005) comme si ce dernier était plus fort –  en  tout  cas  en  Occident  –  que  les  liens  d’alliance  ou  liens  symboliques.  Comme  le  dit  Godelier  (commenté par N. Journet dans Bedin et Fournier, 2013 : 27), la filiation n’est pas liée qu’au couple.  Dans  notre  exemple,  il  s’agit  d’une  filiation  symbolique  et  non  juridique  assumée  symboliquement  par  des  couples‐familles  et  par  une  entité  d’amies  (l’entité‐relais  des  copines).  Toutefois,  si  les  « familles » voient bien l’accueilli.e comme une sorte de fils ou fille symbolique, ce n’est pas le cas de  l’entité‐relais  des  copines.  Mais  dans  cette  entité‐relais  des  copines,  l’accueillie  n’est  pas  qu’une 

amie puisque la personne qui s’occupe le plus d’elle dit avoir parfois des comportements maternels  avec  elle.  En  fait,  on  pourrait  proposer  que ces  trois  femmes  font  « maisonnée »  (Weber  2013)  même  si  elles  ne  logent  pas  l’accueillie.   Comme  le  soulignent  Bedin  et  Fournier  (2013),  Godelier  (2004)  et  Weber  (2013)  ont  donc  globalement  raison.  La  parenté  ne  dépend  pas  que  du  sang  (la  parenté  biologique)  et  du  juridique  (la  filiation  officielle),  elle  peut  aussi  être  symbolique  ou  « sociale » (Godelier commenté par Journet dans Bedin et Fournier, 2013 : 35) et prendre des formes  beaucoup plus compliquées. C’est bien ce que l’on peut constater avec les entités‐relais qui à la fois  reconnaissent et ne reconnaissent pas cette forme de parenté, le fait de faire ou ne pas faire famille,  parce que le processus pourrait faire de l’ombre aux parents dits biologiques, parce que les jeunes ne  tiennent  pas  à  être  considéré.e.s  comme  des  fils  ou  filles  ou  encore  parce  que  c’est  dangereux  et  douloureux d’établir un lien de parenté symbolique avec des personnes que l’on peut perdre si le ou  la jeune est finalement expulsé.e. du territoire suisse.  J’émets ici l’hypothèse que plusieurs entités‐ relais sont très attachées et très proches du jeune accueilli mais ne peuvent pas « faire famille » en  raison  de  cette  épée  de  Damoclès  (ici,  l’incertitude  liée  à  la  procédure  d’asile  des  jeunes)  qui  agit  comme un frein dans leur rôle symbolique, qui doit ainsi le rester. 

 

Si les liens symboliques de filiation sont mentionnés du bout des lèvres seulement, en revanche faire  de l’accueilli.e un « proche », un neveu, une nièce, un.e cousin.e est fréquent. Et le fait de désigner  l’accueilli par le surnom de « frère » et vice et versa est commun (en tout cas entre garçons, puisque  l’exemple  d’Asmarina  sera  évoqué  dans  le  chapitre  se  consacrant  au  point  de  vue  des  jeunes).  On  ajoutera  que  cette  désignation  de  « pote »  ou  « frère »  (souvent  les  deux  ensemble)  est  aussi  relativement  fréquente  entre  bon.ne.s  ami.e.s  sans  qu’il  ne  soit  nécessaire  que  la  personne  soit  accueilli.e en entité‐relais.      Et si la parenté « sociale » n’est qu’esquissée, en revanche la parentalité (tous les gestes éducatifs du  quotidien, la manière d’être parents) est bien présente puisque les entités‐relais s’occupent de leur  accueilli.e un peu comme s’il était leur enfant, mais un enfant à qui on doit spécialement donner des  cours de français, accompagner dans des démarches juridiques et spécifiquement recommander de  ne pas commettre d’incartades.