Le « cas » d‘Asante
9. Le rapport à l’Etat
9.4 Asante et la famille Andra avec le soutien de la famille Tinguely : « Garder espoir »
Violette et James me confient que lorsqu’il et elle se sont engagés, ils n’avaient pas envisagé que la nationalité de provenance (fortement liée à la procédure d’asile) du ou de la jeune pouvait avoir son importance et que cela aurait une telle incidence sur leur relation avec le ou la jeune accueilli.e : « Quand nous on s’est porté volontaire, on ne savait pas si la personne qui viendrait serait un jeune homme ou une jeune femme d’Afghanistan ou d’Érythrée, on en avait aucune idée. Mais c’est vrai que la nationalité, au début, on n’a pas compris à quel point elle avait un rôle important, parce qu’effectivement les décisions sont différentes selon les nationalités, et ça on le découvre au fur et à mesure. Et au début on a compris que Asante étant Erythréen et du coup il avait des amis plutôt érythréens et qu’en fait il partageait un même destin difficile. » (Violette, 40 ans,
membre de la famille Andra)
Violette et James se sont (voir supra) engagé.e.s dans l’idée d’accueillir un ou une jeune migrant.e pour partager des moments « en famille ». On peut donc imaginer que leur démarche s’insérait au départ plutôt au sein du registre « humanitaire » (Pette, 2015).
Néanmoins, dès lors que les membres de la famille Andra ont appris qu’Asante était frappé d’une décision de non entrée en matière (NEM) et qu’il se retrouvait dans la précarité institutionnelle, juridique et administrative liée à sa procédure d’asile et à l’aide d’urgence, elle et il ont dû changer de position. Violette évoque ainsi le sentiment d’être démunie face au fait qu’Asante est débouté du droit d’asile. Par ailleurs, elle évoque le fait que puisqu’Asante a 20 ans et qu’il est débouté, il ne bénéficie que de très peu d’aide (en raison de sa majorité) et du fait qu’il est cantonné à l’aide d’urgence : « En fait, on a l’impression là qu’il n’y a plus de moyen pour les déboutés à l’aide d’urgence qui ont plus de 19 ans. Là, on a vraiment l’impression qu’il est tombé... et que on regarde, on se demande qui est‐ce qu’il y a autour et en l’occurrence, Agathe est à la retraite maintenant. Et on a l’impression que c’est comme si plus personne n’avait la mission de s’occuper de ces jeunes. « Et qu’en fait et ça c’est quelque chose qu’on réalise, que on a l’impression que on a été, enfin qu’on nous a relié un peu au dernier moment où il y avait encore des personnes pour nous relier et que maintenant ces personnes, elles s’effacent. Mais que nous on n’a pas beaucoup de moyens, de ressources, de connaissance, ... » Et elle ajoute : « Et puis ça c’était la première fois où je me disais ‘tiens en fait il y a des attentes non verbalisées, pas explicites du tout, quand on voit le site [du SSI] ou je ne sais pas quoi. Et je comprends qu’on ne les mette pas parce que ça fait peur un peu. Mais le sentiment de piège, c’est un mot fort mais ouais je trouve quand même. » (Violette, 40 ans, membre de la famille Andra) Face à la situation d’Asante, Violette a le sentiment d’être piégée, car on l’aurait « reliée » à Asante à la dernière minute avant qu’il ne devienne majeur et que les professionnel.le.s sachent sans le dire que l’accueil serait beaucoup plus difficile puisqu’il ne constituerait pas qu’en soutien social et affectif. Bien que disposant globalement de moins de moyens que la famille Cuénod, la famille Andra (qui a aussi 4 enfants en bas âge), ne « lâche » pas Asante ainsi que le précise James :
« Est‐ce qu’il y a des familles qui arrivent à distinguer tout le processus d’implication juridique et qui arrivent à dire ‘ah non ça ce n’est pas notre boulot’, nous on s’occupe que de les accueillir ? Parce que j’ai l’impression que c’est humainement impossible. » (James, 42 ans, membre de la famille Andra)
Ainsi, comme les Cuénod, l’ensemble de la famille s’est rendue à la manifestation organisée et a signé la pétition en vigueur pour le Droit de rester des Erythréens et des Erythréennes. En participant aux côtés d’Asante à la manifestation, Violette m’explique qu’elle trouvait aussi important de
reconnaître et de montrer à Asante qu’elle ne le considérait pas seulement comme un ami mais aussi « comme une personne qui a des droits à faire respecter, avec un combat, une lutte. Et du coup aussi en fait avec un vécu. » (Violette, 40 ans, membre de la famille Andra) Suite à cette manifestation, leurs enfants (plus précisément Léo, 10 ans et Zoé, 8 ans) ont également fait part de leur inquiétude à leurs parents et ont évoqué leur envie d’agir car il et elle trouvaient la situation d’Asante injuste. Réceptive et réceptif au fait que leurs enfants souhaitaient agir en faveur des droits d’Asante, Violette et James ont eu l’idée d’organiser une réunion rassemblant « plusieurs enfants » de « familles‐relais » pour mettre sur pied une démarche qui émanerait directement des enfants et des adolescent.e.s et de leur préoccupation quant aux jeunes côtoyés en tant qu’entité‐relais. Avec l’appui du SSI, Violette et James ont donc transmis l’information concernant le désir d’organiser une réunion.
Repas chez les Andra, 2 octobre 2019
Une éducation aux valeurs de partage et d’ouverture occupe comme dans d’autres entités également une place importante dans la famille Andra qui m’a conviée à partager un repas en compagnie d’Asante. Durant le repas, le cadet a demandé à sa mère s’il était possible de revisionner la vidéo « Rentrer chez vous », de BigFlo et Oli, deux rappeurs français. Elle répondit à son fils qu’il la regardera plus tard tout en m’expliquant qu’il s’agit d’une vidéo sur la migration qu’il et elle avaient regardée il y a quelques mois avec leurs enfants, mais également avec Asante. Cette vidéo met en scène une forme de migration inversée où c’est la population française qui est contrainte de fuir son pays en guerre à la recherche d’une situation moins dangereuse dans un pays aux alentours du leur. Néanmoins, une fois cette contrée atteinte, ces Français.e.s subissent un vif rejet de la part des autochtones. Ainsi, comme me l’explique Violette, étant donné que ces enfants sont particulièrement jeunes (Gabriel 3 ans, Mina 5 ans, Zoé 9 ans et Léo, 10 ans), l’utilisation d’un support tel que celui‐ci lui a permis de sensibiliser ses enfants à cette problématique, ici l’accueil réservé aux personnes migrantes.
Source : Extrait du recueil et lettre des enfants en soutien à la pétition du D.R.E Suite au dépôt de cette lettre, James a accompagné Asante lors d’une rencontre avec une délégation étatique composée de plusieurs conseillers et conseillères d’Etat genevois.es (Mauro Poggia (DSES65), Anne‐Emery Thoracinta (DIP) et Thierry Apothéloz (OAIS)) pour faire état des conditions des Erythréens et des Erythréennes débouté.e.s du droit d’asile. Pour des raisons de sécurité et parce que le « papier blanc » ne représente pas une pièce d’identité, Asante n’a pas été autorisé à entrer dans le bâtiment qui abritait la réunion.
Inquiété.e.s par les conditions de précarité financière que rencontrait Asante, Léo (10 ans) et Zoé (8 ans), avec l’appui de leurs parents, ont décidé d’organiser une vente de pâtisseries lors de la fête des voisins de leur quartier afin d’en offrir le bénéfice à Asante, qui donnera par ailleurs une « belle leçon » à l’assemblée et à son entité‐relais ainsi que le raconte James :
65 Département de la sécurité, de l'emploi et de la santé (DSES). Réunion pour la lettre des enfants, 15 mai 2019 Lors des Assises du 3 & 4 mai, Alya Moretti m’a tranmis que cette réunion aurait lieu et m’a proposé d’y participer, une invitation que j’ai acceptée avec plaisir et curiosité. Nous sommes mercredi après‐ midi, jour de congé pour les enfants, étant donné que ce sera elles et eux les acteurs et les actrices de cette réunion. Je me rends alors à l’adresse indiquée, une salle spéciale réservée à l’usage des habitant.e.s d’une coopérative où réside la famille Andra. Autour, d’un goûter, nous sommes réuni.e.s. Le couple Andra et leurs quatre enfants sont présents. Une mère accompagnée de ses deux fils d’une dizaine d’années qui sont en lien depuis quatre mois avec un jeune Erythréen, lui aussi débouté, est là également. Carole Moretti est venue avec Alya et David, ses enfants dits biologiques. Valentin et Matis (deux des enfants dits biologiques de la famille Tinguely) sont venus ensemble. Comme Matis avait son anniversaire des 12 ans et Violette, qui a préparé le goûter, est touchée par cet « altruisme » enfantin. Elle lui a donc fabriqué en secret un gâteau au chocolat. Un peu avant la fin de la réunion, une mère qui m’a dit être célibataire et sa fille s’ajouteront à l’assemblée. Lors de cette réunion, chaque enfant s’exprime sur ses inquiétudes et ce qu’ils et elles souhaiteraient faire apparaître dans la lettre qui sera incluse dans un recueil avec quelques dessins des enfants. Violette prend des notes. Au terme de la réunion, ces notes seront retransmises à Valentin Tinguely et Alya Moretti pour qu’il et elle écrive chacun les deux morceaux de la lettre avec les idées réunies par les plus petit.e.s et les plus grand.e.s. Ce recueil appuiera ensuite la pétition en faveur des Erythréens et des Erythréennes. Ce recueil pourra également être signé par des enfants et adolescentes ami.e.s des familles présentes. Léo (10 ans) a d’ailleurs écrit ci‐dessous ce qu’évoque pour lui la situation d’Asante et la « solidarité » (son expression) dont devrait faire preuve la Suisse en vertu de sa commune humanité avec les Erythréen.ne.s.
« Quand on a donné l’argent à Asante, donc on fait une œuvre plutôt sympa. Et c’est Asante qui nous apporte, on croit lui apporter quelque chose avec cet argent, et le côté fort et la richesse que je reçois c’est pas celle que je donne, c’est quand Asante me dit : « attends mais je peux pas tout prendre, je vais le partager avec les autres ». Et c’est là que je me dis « oh purée, j’essaye enfin on essaye de faire un truc plutôt sympa et en fait dans cet acte‐là, c’est un acte égoïste, on ne pense qu’à une seule personne et c’est Asante qui nous fait une belle leçon : « ouais mais il y aussi les autres ». Et c’est dans ce point de vue‐là, que je me sens meilleur qu’avant grâce à Asante. » (James, 42 ans, membre de la famille Andra) Cette leçon rappelle par ailleurs une gêne évoquée par plusieurs jeunes dans le rapport à certains dons qu’ils et elles reçoivent de la part de leurs « entités‐relais » respectives. James et Violette ajoutent alors que plusieurs familles ami.e.s de la leur ont aidé à confectionner les pâtisseries et les ont même ensuite (r)achetées de « bon cœur » lors de cette fête. Comme dans le cas des Cuénod, le rapport à la situation de débouté d’Asante « dépasse » ou « rentre en conflit » avec le cadre imposé aux entités‐relais impliquées dans le projet « un set de plus à table ». La lettre des enfants, la rencontre de cette délégation d’Etat ainsi que cette vente de pâtisseries peuvent dès lors être considérées comme militantes, voire contestataires (Pette, 2015). Surtout, elles rendent visibles les actions entreprises pour les jeunes migrant.e.s, en particulier les Erythréen.ne.s débouté.e.s. Même si rencontrer une délégation se fait dans la courtoisie, cela entraîne aussi un certain rapport de force avec les autorités concernées.
Par ailleurs, Violette et James m’ayant précédemment expliqué qu’ils se sentaient démuni.e.s en termes de ressources (notamment juridiques), elle et il m’expliquent être soulagé.e.s de savoir qu’une autre entité‐relais va aussi aider Asante (la famille Tinguely). Cette dernière le fait de très bonne grâce car Mewael et Asante sont amis et que, par chance, Mewael, a un obtenu un permis B réfugié et est donc pour sa part en sécurité.
Violette ne se sent pas en concurrence avec cette famille :
« Plus on a de personnes ressources, mieux c’est. C’est un soulagement de savoir qu’il y a d’autres personnes qui s’intéressent à Asante et qui l’aident. » (Violette, 40 ans, membre de la famille Andra)
La famille Tinguely qui milite dans différentes sphères raconte aussi avoir presque hésité à devenir famille‐relais pour Asante, Isabelle, qui rappelons‐le, connaît bien le domaine car elle œuvre dans les soins liés à la migration, explique:
« Avec Asante, c’est un peu différent, parce que je pense que j’ai une petite marge de manœuvre, je pense que je contribue à lui apporter une espèce de socle solide qui lui dit ‘Asante, il faut y croire, il faut croire ici, parce qu’ailleurs ce sera pire’. Et puis, qui peut lui expliquer qu’est‐ce que c’est les accords de Dublin, comment est‐ce que cela fonctionne en 2019 car on n’est plus en 2016, il n’est plus mineur. S’il se pointe en Hollande, c’est sûr qu’on le renvoie ici. En 2016, ça aurait marché, aujourd’hui ça ne marche plus. Je suis aussi assez au clair sur d’abord sur le domaine migration Genève, je pense que j’ai plein de ficelles, que toutes les familles‐relais [en référence à la famille Andra] ne les ont pas forcément, j’ai des bonnes connaissances, ça c’est sûr. » (Isabelle, 47 ans, membre de la famille Tinguely) Pour ce faire, Isabelle a d’abord avec le concours de l’avocate d’Asante déposé un recours (l’une des premières « stratégies d’établissement » présentée par A. Mussard et A‐B. Torreblanca (in Fresia, Bozzini et Sala, 2013) au Tribunal administratif fédéral correspondant. Ce recours remet en cause la manière dont le SEM a établi les faits durant les auditions d’Asante. Pour l’instant, il est pendant.
Ne souhaitant pas se résigner à une seule tentative, Isabelle a ensuite contacté l’une de ses connaissances, qui travaille à la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) afin d’y déposer une plainte contre le SEM et tenter d’établir une jurisprudence concernant le « cas » d’Asante.
Asante se trouvant par ailleurs comme Tesfay cantonné à l’aide d’urgence, Isabelle Tinguely et Violette et James Andra ont de concert aussi décidé de mobiliser plusieurs personnes dans l’entourage récent et proche d’Asante afin de créer une « sorte de cagnotte régulière » pour soutenir Asante mensuellement durant le temps de ses deux procédures judiciaires et pour qu’il puisse continuer à poursuivre sa scolarité, car s’il la poursuit, cela aura un poids en cas de demande de permis B « cas de rigueur ». Néanmoins, comme le souligne Frédéric Tinguely : « Mais ce qui a été très dur, c’est qu’Asante a refusé de recevoir l’argent. Donc il a vu plusieurs personnes qui lui ont dit à un moment donné : « mais t’as pas la même identité que tous les autres, même si vous êtes tous passés dans cette prison, là ici toi tu as voulu dire que ça allait pas. » Donc on te soutient. Et on aimerait que ta situation, si après elle fait jurisprudence au niveau de la Cour pénale européenne des droits de l’homme, ben bam ça va aider tout le monde. Mais pendant cette période‐là, il faudra tenir, c’est une procédure qui est longue donc on va t’aider. Et c’est surtout d’autres personnes qui ont réussi émotivement à le faire capituler. Parce qu’il a convaincu, je ne sais pas si Isabelle t’a dit, on est revenu de vacances [cet été], il n’avait plus d’argent depuis plusieurs semaines. Il était maigre, faible, et mal. Donc on lui a filé un peu d’argent. Et il est parti vite aller manger.
Cela faisait peut‐être plusieurs jours qu’il ne mangeait pas, à Genève. C’est dur. Donc après il a accepté [pour le groupe cagnotte] après avoir vécu ce moment cet été. Il a dû vivre le manque. » (Frédéric, 47 ans, membre de la famille Tinguley)
Le soutien financier accordé à Asante ou à Tesfay permettent également de poser l’hypthèse que cette démarche vise à « panser les maltraitances institutionnelles » (Poinsot, 2018 : 81) auxquelles sont confrontées les personnes déboutées. On peut également imaginer qu’à travers ces démarches « […] certaines personnes endossent une position de relais étatique, considérant que cela
« modifie l’ambiance politique […] ». (Ibid) Mais comme le notent aussi les autrices : « […] d’autres regrettent de devoir se substituer aux services institutionnels et ont le sentiment de « cautionner le non‐engagement de l’État », tout en ne pouvant se résoudre à ne pas les accueillir. » (Poinsot, 2018 :
81)
Ici, pour conserver l’anonymat d’Asante, je ne joins aucun article de presse ni la vidéo dans laquelle il s’exprime pour expliquer l’injustice liée à ces différentes démarches juridiques. Mais il est intéressant de comprendre (notamment au travers de discussions avec Isabelle, Violette, Frédéric, James et Asante) que ces différentes médiatisations participent elles aussi d’une stratégie. D’une part, elles dénoncent et mettent en exergue la situation d’Asante (et d’autres déboutés dans le même cas) au grand jour dans la sphère publique. D’autre part, cette médiatisation à visage découvert, mais également la publication de son recours comprenant son identité sont une forme de risques pour Asante, car ces informations sont publiques et visibles aussi bien en Occident qu’ailleurs dans le monde, notamment en Érythrée. Cette médiatisation met en « quelque sorte » Asante en danger et pourrait constituer un motif supplémentaire pour ne pas le renvoyer dans son pays d’origine, en raison des différentes persécutions qu’il pourrait alors subir pour avoir dénoncé les pratiques menées dans son pays d’origine.