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Chapitre 3 : L’étude des faits religieux à l’école : orientations et prescriptions

G- Prescriptions pour enseigner les faits religieux

2. Un enseignement disciplinaire, transdisciplinaire ou interdisciplinaire ?

À aucun moment dans l’histoire de la construction de cet enseignement n’a été décidé de créer une discipline à part entière. Même si le rapport de Jean-René Lecerf et de Esther Benbassa en 2014 concluait à la mise en place d’une heure spécifique à l’école primaire sur le sujet, jamais de telles décisions n’ont ni été mises en œuvre dans les textes officiels ni n’ont été préconisées dans les différents rapports ou colloques.

L’enseignement du fait religieux ne s’est donc jamais constitué en discipline en tant que telle. Et si l’on devait remonter le temps, c’est en 1991, lors d’un grand colloque sur l’enseignement de l’histoire des religions que se dessine le refus de créer une discipline spécifique.

Cependant, dans des institutions catholiques d’enseignement, des équipes d’enseignants profitent de l’heure supplémentaire dont elles disposent chaque semaine liée au caractère propre de ces établissements, à partir d’initiatives individuelles ou collectives et non d’injonctions institutionnelles, pour proposer des parcours de culture religieuse, principalement axés sur le christianisme, sans ignorer les autres religions, qui prennent les atours d’une discipline scolaire comme l’entend Antoine Prost, à savoir : des contenus, des exercices spécifiques, des méthodes d’évaluation, des finalités identifiées et des enseignants attribués. En effet, des contenus sont délimités. Ils sont « cohérents entre eux, ils constituent un corpus articulé, hiérarchisé, organisé en séquences successives clairement identifiées. »116. Des exercices sont prévus surtout centrés sur « des pratiques d’incitation et

115. PROST, Antoine. Espace-temps, fait partie d'un numéro thématique : Histoire/géographie, 1998, p.57.

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de stimulation », comme l’étude d’œuvres d’art à caractère religieux. Sont prévus des évaluations centrées surtout sur la capacité de reconnaître les éléments de culture produits par la religion chrétienne. Elles sont surtout formatives mais jamais certificatives dans la mesure où ces apprentissages se déroulent en dehors du temps de classe. Les enseignants assignent une utilité culturelle et sociale claire à cet enseignement, comme pour toute discipline. Enfin, des enseignants sont désignés pour mener ces apprentissages.

Nous ne sommes pas ici dans une logique de transversalité mais plutôt dans une approche interdisciplinaire comme le sont les sciences économiques et sociales au lycée qui, elles aussi, s’appuient sur plusieurs disciplines distinctes pour se constituer.

Avant de poursuivre, rappelons ce qu’est cette heure spécifique aux établissements catholiques car elle nous servira à décrypter certaines des stratégies des enseignants des établissements catholiques lors de nos entretiens semi-directifs.

Tout d’abord expliquons que dans l’enseignement privé sous contrat d’association il y a autant de projets d’école, de règlement intérieur, d’organisation du calendrier qu’il y a d’établissements. Néanmoins, quand les établissements sont sous contrat d’association, les enseignants se doivent de respecter les programmes et les instructions officielles. C’est pourquoi nous préférons l’expression « établissement catholique d’enseignement » à « enseignement catholique » qui laisserait présupposer qu’il y a un enseignement spécifiquement catholique dans ces structures. Les établissements catholiques sont autonomes mais sous la tutelle d’une congrégation ou d’un diocèse qui missionne un directeur pour mener à bien les grandes orientations qui lui sont prescrites. Cependant, certains établissements catholiques d’enseignement (pas tous) ont la possibilité de proposer une vingt-septième heure par semaine réalisée bénévolement, le plus souvent aux élèves qui le souhaitent. Cette vingt-septième heure peut prendre diverses formes selon l’établissement : catéchisme, culture religieuse, éveil à la foi, pastorale, action humanitaire, culture chrétienne. Seuls des professeurs volontaires ou des parents d’élèves animent ce temps spécifique. Là non plus en théorie, il n’y a aucune obligation. Ce temps n’est donc pas un temps scolaire et les objets de culture proposés n’ont pas pour vocation de développer les compétences du socle ni d’avancer dans le programme car « l’enseignement du fait religieux n’est pas un enseignement religieux ».117 Nous nous devons de distinguer dimension religieuse de la culture et dimension culturelle de la religion. « L’exigence de clarification

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est décisive pour ne pas mélanger ce qui relève de la laïcité de l’enseignement et ce qui relève du « caractère propre » ».118

C’est pourquoi cette heure spécifique ne rentrera en aucun cas dans notre champ d’exploration qui se focalise sur les objets scolaires, sur les pratiques enseignantes non confessionnelles sans toutefois ignorer son existence pour comprendre certaines attitudes des enseignants des écoles sous contrat d’association.

En effet, nous pourrions nous demander si l’existence de ces heures spécifiques aux établissements catholiques d’enseignement ne serait pas responsable de la quasi-absence d’objets du programme à dimension religieuse durant les cours officiels (ceux contractualisés avec l’État et qui nous intéressent ici. Les heures spécifiques aux établissements confessionnels sous contrat ne sont pas à proprement parlé des heures d’enseignement).

C’est la raison pour laquelle nous avons émis l’hypothèse (la septième) que les enseignants des écoles confessionnelles se donneraient peu d’occasion de traiter ces objets scolaires à dimension religieuse pendant le temps de la classe se préfigurant qu’ils le seront lors de ce temps propre aux établissements catholiques.

Hormis cette exception,

« […] cet enseignement est clairement transdisciplinaire et non interdisciplinaire. Il n’est pas un enseignement en soi, empruntant à diverses disciplines, mais un enseignement qui est présent dans des disciplines différentes. Mais les pratiques s’éloignent parfois des définitions et des frontières et, par exemple, l’histoire des arts peut très bien amener les professeurs d’histoire, de lettres, d’arts plastiques et de musique à travailler ensemble et à inventer de fait une pratique interdisciplinaire. »119

Nous pouvons supposer que la réforme du collège effective en 2016 avec l’obligation de construire des E.P.I (Enseignements Pratiques Interdisciplinaires) incite à multiplier l’intégration de la dimension religieuse de la culture dans des approches interdisciplinaires. (Obligation assouplie en 2017. Néanmoins tous les élèves en fin de cycle 4 doivent avoir bénéficié de chacune des formes d’enseignement complémentaire). Ces démarches encouragent les enseignants à combiner des connaissances de plusieurs disciplines pour

118.NOUAILAHT, René. La leçon de Malicornay, le fait religieux pris en otage. Paris : L’Harmattan, 2019, p.101.

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explorer des sujets d’étude sous différents angles. Par exemple, la toile d’Otto Dix intitulée « La Guerre », dans le cadre d’un EPI, peut être éclairée grâce aux savoirs produits par les sciences de l’Histoire, de l’Histoire des arts, de la géographie, des techniques picturales mais aussi des savoirs sur les faits religieux puisque ce tableau est construit à la manière de tableau de maîtres anciens tels que Le Christ mort de Hans Holbein dit le jeune exécuté en 1521 et du retable d’Issenheim de Mathias Grünewald représentant la Crucifixion du Christ.

De même, l’obligation de proposer des situations complexes pour évaluer et valider des compétences dans les classes de primaire et au collège favorisera peut-être l’étude des faits religieux en situation d’interdisciplinarité. Ces situations dites complexes peuvent être en effet des dispositifs qui incitent les élèves à mobiliser des connaissances de différents champs de savoirs.

Ces nouvelles formes d’enseignement auront peut-être le mérite de contrecarrer une critique récursive quant à la transversalité du fait religieux : le risque de saupoudrage. Nous retrouvons cette critique dans de nombreux ouvrages mais pour des raisons diverses et distinctes selon les courants. Tout d’abord, c’est la transversalité qui suscite des inquiétudes parce qu’elle présenterait « le risque du saupoudrage : l’enseignement du fait religieux devrait en effet incomber à l’ensemble des professeurs chargés des humanités. »120.

Dans la même idée, E. Benbassa et J.R Lecerf ont pris au sérieux le risque pédagogique de saupoudrage lié à la transversalité de cet enseignement et préconisaient dans leur rapport du 12 novembre 2014 intitulé La Lutte contre les discriminations : de l’incantation à l’action un enseignement dédié en citant Régis Debray qui proposait de tirer parti des enseignements artistiques, littéraires, historiques ou philosophiques déjà prévus dans les programmes. « Il concluait néanmoins sur une interrogation : "Refuser de promouvoir une matière à part

entière peut devenir un bénéfice intellectuel puisque le religieux est transversal à plus d’un champ d’études et d’activités humaines » mais « ce peut être, en sens inverse, un danger

pédagogique, celui du saupoudrage et de la désinvolture »121. C’est pourquoi vos

rapporteurs inclinent plutôt pour un enseignement dédié. »122.

Micheline Milot et Mireille Estivalèze s’interrogent et s’inquiètent aussi :

120. GAGNON, Alain-G Diversité et identité au Québec et dans les régions d'Europe. Laval : Les Presses de l'université, 2006, p.274.

121. Rapport de Régis DEBRAY, 2002, p.35.

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« On peut se demander si le choix français de ne pas créer un enseignement spécifique d’histoire des religions ou de sciences religieuses dispensé par un spécialiste, mais de développer plutôt une approche transversale du fait religieux dans les disciplines scolaires existantes, n’a pas pour risque principal de diluer cet enseignement. Dans un contexte où les élèves ont déjà une vision des religions parcellaire, morcelée, sans cohérence interne ni structuration, n’y a-t-il pas un danger de renforcer cet émiettement, la rencontre du fait religieux se faisant au hasard des divers programmes disciplinaires et des interprétations qui en sont livrées ? Ou est-ce le signe que le rapport au pluralisme religieux demeure problématique en France, et tout particulièrement dans le « sanctuaire » qu’est l’école ? »123

Sur le site de SitEcoles, c’est de se limiter au programme qui pourrait selon les auteurs induire un enseignement trop « disparate » : « Quelle peut être la cohérence de l’enseignement du fait religieux si on se limite aux possibilités offertes par les programmes ? Car « les possibilités de croisement avec la littérature et l’histoire des arts restent ténues, du moins dans les représentations générales des programmes. »124 N’y a-t-il pas un risque de saupoudrage de connaissances disparates ? »125. Et si, suivre les manuels scolaires est une garantie pour les enseignants de suivre de programme scolaire, alors, nous pouvons craindre après l’étude systématique d’un bon nombre d’entre eux, que les occasions d’apporter des éléments sur les religions, ses produits et sous- produits risquent d’être réduites comme peau de chagrin.

Dominique Borne et Jean-Paul Willaime, quant à eux, craignent que le saupoudrage procède d’un choix d’enseignement du fait religieux trop extensif : « Dans le cadre des programmes scolaires, il s’agit donc de déterminer avec soin le périmètre de ce patrimoine, qui ne saurait ni être trop restrictif (limité au seul christianisme) ni trop extensif (par risque de saupoudrage). ». Nous pouvons au passage nous demander comment cet enseignement dispensé dans le cadre des programmes scolaires peut ne pas être trop restrictif au regard du programme européo-centré.

Nous avons donc relevé quelques difficultés supplémentaires à l’enseignement du fait religieux. Sa transversalité provoque des ambiguïtés, des contradictions, voire des apories pédagogiques. Le programme seul ne suffirait pas et le périmètre des objets de culture à étudier ne doit être ni trop vaste ni trop restrictif. Mais qui fixe les limites du périmètre ? Nous avons aussi montré que des nouvelles orientations semblaient se dessiner qui seraient autant d’occasions pour contourner ou résoudre les tensions inhérentes à la construction

123. MILOT, Micheline, ESTIVALEZES, Mireille, « La Prise en compte de la diversité religieuse dans

l'enseignement scolaire en France et au Québec », Éducation et francophonie, vol. n°1, 2008, pp. 86-102.

124. SAINT-MARTIN, Isabelle. Peut-on parler des religions à l’école ? Paris : Albin Michel, 2019, p.88.

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progressive de cet enseignement : l’approche interdisciplinaire pour les uns et la constitution ponctuelle d’une discipline dans les établissements catholiques pour d’autres.

Les contenus d’enseignement, quand il s’agit de fait religieux, sont donc très vastes. Il est difficile de circonscrire ce qui est transmissible en classe tant le sujet est protéiforme, tant les religions et leurs multiples déclinaisons sont nombreuses. Il a été convenu de penser que cette grande étendue des savoirs pouvait être supervisée en mobilisant toutes les disciplines et en pointant tous les objets scolaires à dimension religieuse susceptibles d’être transmis. Mais le risque d’un apprentissage morcelé qui ne fasse pas sens auprès des élèves est réel. C’est pourquoi l’idée d’une discipline à part entière émerge sans être encore possible.

Et, selon que nous attribuions à l’enseignement des faits religieux un objectif patrimonial (ou instructionniste ) ou d’éducation civique (ou éducationniste ) les difficultés et les points de vigilance se surajoutent. C’est ce que nous allons développer maintenant.