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Chapitre 5 : Etudes de cas illustratifs

B- Deuxième étude de cas : présence structurante du religieux dans les œuvres picturales

Une enquête auprès d’une quarantaine d’enseignants de l’enseignement catholique et l’enseignement public en Normandie sur leurs pratiques en arts visuels et en histoire des arts montre les limites auxquelles sont confrontés les enseignants.

L’étude des arts visuels à l’école primaire est considérée chez les spécialistes comme l’occasion idéale pour transmettre un modeste viatique culturel sur les religions. La dimension religieuse de nombreuses œuvres conseillées par l’Éducation nationale est l’occasion pour les enseignants « d’organiser dans l’enseignement public la transmission de connaissances et de références sur le fait religieux et son histoire » sans faire du fait religieux une discipline à part (Rapport annexé à la loi n°2005-380 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005).

Parmi les œuvres artistiques recommandées par le Ministère, 25% ont une dimension religieuse explicite comme le tympan de la basilique de Vézelay, La Dame à la licorne, La

Pietà ou La Nativité de Villeneuve-lès-Avignon, La Cène de Léonard de Vinci, Job et sa Femme de Georges de La Tour ou bien encore, la chapelle Sixtine ou L’Annonciation de Fra

Angelico171.

170. http://www.neoprofs.org/t43888p165-textes-de-la-litterature-accessibles-a-des-eleves-de-ce1-ce2-cm1-cm2

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On peut donc s’attendre raisonnablement à ce que dans les écoles, les élèves rencontrent des œuvres qui seraient autant d’occasions pour eux de s’approprier les codes, les symboles, les mythes, les personnages et les textes fondateurs des religions.

Et pourtant, dans les faits, des stratégies d’évitement sont mises en œuvre par les enseignants pour que la rencontre entre les élèves et des œuvres au caractère religieux explicite ne se produisent pas ou peu. L’occasion est manquée.

Le choix des peintres étudiés par les enseignants interrogés lors de cette enquête qui sera largement complétée par notre questionnaire auprès de plus de deux cents enseignants :

En Maternelle Klee, Haring, Mondrian, Warhol, Matisse, Dezeuze, Abbot, Le Pérugin, saint Jérôme, Bruegel (La Tour de Babel)

En classe de Cycle 2. Rousseau, Klee, Kandinsky, Mondrian, Dubuffet, Arcimboldo, Grimmer, Picasso, Matisse, Henri Rousseau, Renoir, Manet, Michel-Ange (Les

Angelots), Calder, Fernand Léger, Van Gogh, Hundertwasser, Delacroix, Lamazou, Géricault, Monet

Dans le cadre de la culture religieuse (uniquement dans les établissements catholiques) (27e heure)

L’Annonciation, des crèches, La Cène.

En classe de Cycle 3. Giotto, Monet ( 4), Picasso ( 2), Cézanne, Kandinsky ( 2), Delaunay, Seurat, Léonard de Vinci (La Joconde) ( 2), Vasarely ( 3), Franck Berges, Alechinsky, Delacroix (en histoire), Warhol, Klee, Dali, Dubuffet, Arcimboldo, Chagall, les vitraux de l’église à côté de l’école.

Dans le cadre de la culture religieuse (27e heure)

Botticelli (Christ au Jardin) et Le Retour du fils prodigue de Rembrandt.

Un des moyens pour esquiver le problème de l’œuvre religieuse consiste à choisir les productions étudiées parmi les peintres contemporains. En effet, 80% des artistes travaillés en classe par les enseignants dans le cadre des arts visuels ont vécu entre le XIXe et le XXe siècles. Les impressionnistes sont particulièrement plébiscités.

Pourtant, l’étude des œuvres devrait commencer dès l’art rupestre.

Les œuvres des peintres plus anciens (Léonard de Vinci, Arcimboldo) sont mentionnées mais ne sont presque jamais vues pour leurs œuvres religieuses.

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La première est que les œuvres d’artistes plus contemporains seraient plus faciles à reproduire ou à copier pour les jeunes élèves. Leur demander de produire en s’inspirant de Picasso, Miro ou Kandinsky semble moins périlleux qu’avec Georges de La Tour, Léonard de Vinci ou Michel-Ange ; ce qui fait dire à un professeur des écoles, « c’est plus facile de travailler à la manière de… avec des peintres du XXe. ». Nous devrons explorer cette piste lors de notre questionnaire.

La deuxième raison, plus clandestine, est que la production artistique d’avant le XIXe siècle est presque exclusivement religieuse. Et ça gêne. Une enseignante dira, par exemple : « De Vinci, oui, mais pas pour la Cène… plutôt pour ses objets techniques ou la Joconde. » ou encore « Je réserve ces œuvres quand je fais de la culture religieuse. ». Là encore, cette justification sur un petit échantillon devra être confirmée lors de notre recherche.

Parmi toutes les raisons qui induisent le choix des peintres travaillés, deux retiendront notre attention :

– faciliter les cours par la supposée simplicité d’accès des œuvres plus contemporaines ;

– contourner les œuvres religieuses qui posent problème. Pourquoi posent-elles problème ?

La Cène de Léonard de Vinci fait partie des œuvres conseillées par le ministère de

l’Éducation nationale. Cette œuvre est connue de tous, reprise dans le Da Vinci Code, caricaturée à foison, détournée dans de nombreuses publicités. Mais afficher La Cène dans une classe de primaire est beaucoup plus sensible qu’il n’y paraît. Étudier ce monument de la culture, pour une écrasante majorité, c’est faire de la culture religieuse. Peu nombreux sont ceux qui pensent qu’il peut s’agir de culture humaniste ou tout simplement d’arts visuels. Il semble que faire des arts visuels pour les enseignants du primaire, c’est principalement réaliser des œuvres picturales.

Par ailleurs, beaucoup d’enseignants se pensent démunis devant une œuvre religieuse. « Moi, je n’ai pas les compétences pour étudier une œuvre religieuse. ». Ils affirment ne pas posséder la culture nécessaire pour l’aborder en classe. Ils redoutent les questions d’élèves qui les embarrasseraient. Certains savent que des élèves ont une culture importante et ont peur de perdre la face en proférant des inepties ou en montrant leur ignorance.

Quelques-uns vont argumenter l’éviction d’une telle œuvre dans leur classe en affirmant l’incompatibilité entre de telles œuvres et les prérogatives de l’école publique et laïque. Par

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souci de neutralité, l’étude de La Cène est donc à proscrire. « Je suis dans le public, ce n’est pas mon rôle de travailler la Cène ».

Une grande majorité des professeurs de l’enseignement catholique sous contrat (65%) va préférer réserver l’étude de cette œuvre dans le cadre de l’heure spécifique à l’enseignement catholique (culture religieuse, éveil à la foi ou catéchèse) : « Je réserve ces œuvres quand je fais de la culture religieuse. ». Comme s’il leur était impossible de dissocier l’œuvre artistique de sa dimension religieuse. Difficile pour eux de dissocier culte et culture.

Étudier La Cène en classe est une démarche qui semble insurmontable pour les enseignants interrogés parce que leurs élèves n’ont pas les références nécessaires à sa compréhension. « C’est trop long d’expliquer aux enfants le contexte de l’œuvre (La Cène par exemple) parce qu’ils n’ont aucune référence religieuse. J’aurais peur de les perdre. » Les professionnels ont peur d’alourdir leur séance en devant expliquer qui sont les personnages représentés, d’où ils viennent, le vocabulaire spécifique méconnu (apôtre, saint, Cène, repas pascal, eucharistie, consubstantiation etc…). Constater (sans s’en inquiéter ?) que les élèves ne maîtrisent pas un savoir minimum pour aborder ces œuvres, et prendre la décision pour cette raison de ne pas les travailler voilà qui, on en conviendra, n’arrangera pas le problème.

Enfin, la présence d’élèves de plusieurs confessions dans la classe est un frein à l’étude d’œuvres classiques. Le souci de pluralité conjugué à la peur d’être accusé de sectarisme pousse chacun à préférer ne rien faire plutôt que de se retrouver confronté à des problèmes délicats. Pas de guerre de religions. « J’ai dans ma classe des enfants musulmans, c’est plus compliqué… ».

Qu’en est-il concernant les ressources en arts visuels pour les enseignants sur internet ? En examinant trois sites privés parmi les plus populaires, destinés aux enseignants qui traitent des arts visuels, tels que : http://www.loustics.eu/fiches-en-histoire-des-arts-a4267564 ou http://monecole.fr/fonctionnement-de-classe/rituels/histoire-de-lart-lœuvre-dart-de-la-semaine ou http://tellecey.eklablog.com/fiches-histoire-des-arts-a4492500, on constate que sur les vingt-deux sujets proposés pour le premier, quatre ont une dimension religieuse dont trois en lien avec des événements bibliques. Quatre-vingt-quatorze œuvres sont proposées dans le deuxième : six ont une dimension religieuse dont quatre liées à la mythologie grecque ! Enfin, trente œuvres sont proposées dans le troisième : cinq ont une dimension religieuse… toutes appartiennent à l’antiquité…

Sur les trois sites, les enseignants se verront donc proposer cent-quarante-six œuvres dont quinze auront une dimension religieuse soit (10%). Seulement 3%, seront directement

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inspirées de la bible alors que c’est là que le bât blesse selon Joutard, Debray et tous les universitaires concernés quand ils doivent transmettre une culture inspirée de ces textes.

Paradoxalement, sur le site officiel http://media.eduscol.education.fr, 25% des œuvres conseillées ont une dimension religieuse.

Sur le site http://www.histoiredesarts.culture.fr/reperes/peinture voulu par le ministère de l’Éducation, 43 œuvres sont étudiées, dont 12 ont une référence religieuse, soit 27%.

Le site http://www.canal-educatif.fr/about.php, soutenu par l’Éducation nationale et le Conseil général des Hauts-de-Seine, met à la disposition des internautes 18 vidéos qui analysent des œuvres dont 9 sont religieuses ! Soit, une sur deux.

L’ensemble des résistances sous-jacentes au métier d’enseignant, pointé plus haut, apparié au manque de proposition et d’audace dans les outils en ligne utilisés par les professionnels de l’enseignement (hormis ceux initiés par l’Éducation Nationale elle-même), induit, semble-t-il, un certain nombre de comportements d’évitement, de contournement ou d’adaptation qui empêchent la transmission d’une partie du programme ou provoque des choix particuliers pour exercer cette transmission. Peu d’enseignants, au regard de ce qui est recommandé dans les textes officiels, proposent à leurs élèves l’étude d’œuvres qui ont une dimension religieuse explicite. On peut parler d’enseignants marginaux pour ceux qui le font.

Cette enquête, qui mérite d’être affinée et le sera dans cette thèse, doit alerter et questionner les organismes de formation et les enseignants : Quelle place est réservée aux œuvres religieuses dans les formations initiales ? Comment décomplexer le corps enseignant devant de telles œuvres ? Quels moyens mettre en place pour qu’ils se sentent compétents ? Que peut-on proposer en formation continue pour que les objets d’enseignement à dimension religieuse puissent continuer à se transmettre ?

Avec Yves Verneuil, nous nuancerons notre propos quand il s’agit de mythologie. En effet, dans « Les religions à l’école », il relate cette anecdote : « Je demandai un jour à un de mes collègues comment il s’y prenait, en classe de quatrième pour expliquer la différence entre catholicisme et protestantisme. Il me répondit, avec un sourire en coin : « Je ne le fais pas, c’est de la religion, je n’ai pas à enseigner ça ! ». (Présence explicite). Je lui demandais alors s’il faisait aussi l’impasse sur la religion égyptienne, au programme de la classe de sixième, mais il me rétorqua : « ça n’a rien à voir, ce n’est pas de la religion, c’est de la mythologie ». »

Des enseignants pratiqueraient des choix spécifiques sur les objets de culture, et ce, quel que soit le degré de présence du religieux. L’éviction des objets d’études peut s’anticiper à

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l’aune de sa dimension religieuse. Certains mots, certaines images, certains sujets sont définitivement rédhibitoires parce que tous les sujets n’ont apparemment pas leur place à l’école. Et l’étude d’œuvres sacrées, encore moins. Personne ne s’en émeut vraiment, car il s’agit de choix clandestins, non avoués, invisibles qui n’empêchent en rien la bonne marche de la classe. Qui se plaindra que son enfant étudie la Cigale et la fourmi plutôt que le Petit Poisson et le pêcheur évincé de certains enseignements parce que cette fable commence par :

"Petit poisson devient grand pourvu que Dieu lui prête vie..." ?

Ces études de cas montrent toute la complexité de la prise en compte des références religieuses dans son enseignement. Les limites sont apparemment difficilement identifiées par les professionnels de l’éducation entre ce qui relèverait de la laïcité et ce qui relèverait de la propagande religieuse. C’est pourquoi, évincer les objets d’enseignements pour lesquels les doutes ne pourraient pas être dissipés semble un choix privilégié.

Une piste d’étude s’ouvre alors à nous : peut-on appliquer le concept de Sainte Ignorance déployé par Olivier Roy pour désigner les mécanismes de déculturation de groupes religieux au système scolaire ? Pour dire les choses autrement, le système scolaire ne participe-t-il pas aux phénomènes de déculturation des religions ? Et, simultanément, ne favorise-t-il pas la privatisation par les religions de tous les symboles religieux en les évinçant systématiquement de l’environnement scolaire ?

Identifions tout d’abord la thèse d’Olivier Roy dans La Sainte Ignorance, le temps de la

religion sans culture172. Puis voyons comment son analyse peut éclairer notre sujet d’étude

pour montrer que l’enseignement construit une frontière de plus en plus étanche entre la culture profane et la culture qui puise ses sources dans le creuset des religions.