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Chapitre 3 : Analyse des données collectées

A- Analyse des entretiens exploratoires

10. Quelle laïcité pour les enseignants interrogés ?

Pour Antoine, « c’est ouvrir les enfants à un maximum de connaissances et veiller à ce qu’il n’y ait pas pression. Que chacun puisse dire ce qu’il veut, puisse parler de sujet qu’il

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veut tout en respectant l’autre ». Les propos d’Antoine se rapprochent de ceux de Condorcet quand il affirme : « […] on peut tout enseigner, il faut oser tout examiner, discuter, tout enseigner même. »190. Mais on peut remarquer la contradiction entre sa définition de la laïcité et ce qui est effectivement pratiqué puisqu’il se refuse l’étude de nombreux objets culturels (tableaux, œuvres littéraires). Il exprime donc une laïcité d’ouverture tout en pratiquant une laïcité d’abstention voire antireligieuse qui, nous le rappelons, « voit la laïcité comme un moyen d’imposer une sécularisation complète. Elle considère que la véritable liberté de conscience s’acquiert par l’affranchissement, l’émancipation, le refus de la religion »191.

Des enseignants, comme Antoine, peuvent croire que cette laïcité-là, bien relayée médiatiquement est la laïcité implicite à l’école publique. Sans forcément y adhérer eux-mêmes, ils y adhèrent professionnellement.

Ils peuvent alors penser que tout ce qui a trait de près ou de loin au religieux doit être systématiquement banni de l’école laïque. Non pas toujours parce qu’ils sont convaincus que l’émancipation réelle des élèves passent par la négation totale du religieux en classe comme Antoine qui parle « d’histoires farfelues » à propos de la bible, qui risquent « d’obscurcir le jugement des enfants », mais parce que le discours ambiant semble être pour eux le discours officiel. Marc aussi exprime cette confusion quand il dit : « […] le témoignage de la communion d’un élève en classe oui, mais pas pour montrer de cadeau religieux de cette communion. Après je ne suis peut-être pas dans les clous, mais peut-être après quelqu’un me dirait : “il ne fallait pas.” Par rapport à l’image que j’ai de ce qu’on doit dire ou pas dire dans l’enceinte de l’école, voilà je ferais comme ça. ». L’école est donc antireligieuse par principe pour ces enseignants.

Marc affirme : « En disant que la laïcité c’est le fait de laisser la liberté à chacun. Mais toujours, toujours en concluant derrière. Qu’un enfant le dise, oui, mais entre guillemets, que moi, j’ai toujours le dernier mot derrière pour bien expliciter pour bien rappeler les choses ». Et le dernier mot c’est : « […] on est tous libres de croire en ce qu’on veut mais on n’a pas le droit de dire ce que les autres doivent croire. ». Marc se rapproche dans ces conclusions d’une laïcité gallicane. Il cherche en effet à « refouler le plus possible l’influence culturelle de la religion au sein de la société civile »192, mais surtout de contrôler le discours religieux et prévenir le moindre dérapage. C’est sans doute la raison pour laquelle les œuvres

190. CONDORCET.Mémoire sur l’Instruction publique (op. cit.).

191. BAUBEROT, Jean. Les 7 laïcités françaises (op. cit.),p.35.

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religieuses, de près ou de loin, n’entrent pas dans sa classe : n’y a-t-il pas le danger qu’elles imposent ce qu’il faut croire ?

Agnès est gênée parce que sa réponse arrive après tout l’entretien pendant lequel, au fur et à mesure de ses réponses, elle cherchait à montrer qu’elle n’écartait pas a priori les éléments de la culture qui avaient une dimension religieuse : « C’est un peu contradictoire car la laïcité c’est justement, c’est un petit peu… Je ne vais pas dire l’absence de religion mais… Quasiment quoi… Vous me mettez face à des contradictions. Ce n’est pas facile je ne sais pas comment expliquer… Comment vous voyez ça vous ? ». Agnès prenait soudainement conscience que ce qu’elle pensait de la laïcité entrait en contradiction avec sa pratique. « C’est être tolérant mais ne pas être tolérant avec une seule religion. Si on parle d’une on parle des autres. »

Quant à Agnès, elle transpose sa définition de la laïcité qu’on applique habituellement pour l’État, à la classe, « L’état ne reconnaît ni ne subventionne aucune religion, mais les connaît toutes », à son quotidien professionnel.

La façon de penser le principe de laïcité chez les enseignants induirait certains de leurs gestes professionnels et le plus souvent du côté de l’abstention.

Conclusion.

Ces entretiens exploratoires montrent sans conteste qu’enseigner un objet de culture scolaire à dimension religieuse ne va pas de soi. Ils nécessitent de nombreuses pratiques prudentielles. Pendant de nombreuses années l’école n’a pas eu besoin de se poser la question de son enseignement. Un impensé qui conditionne aujourd’hui les actions des enseignants qui affirment méconnaitre le sujet, manquer de formation et avoir peur de mal agir dans un cadre laïque qu’ils se représentent comme exigeant et contraignant. Ils amalgament ce qui relève du culte et du culturel et éprouvent des difficultés à construire des séquences légitimes qui, institutionnellement, existent peu.

Ces premiers contacts tracent quelques pistes de recherche qui confortent quelques-unes de nos premières hypothèses que nous allons sonder par la suite.

En effet, nous avons relevé que les objets scolaires qui ont une présence religieuse monothéiste sont plus compliqués à traiter que les autres. Comme nous en avions l’intuition, ces objets peuvent être ou écartés pour enseigner autre chose ou neutralisés pour être enseignables. Neutraliser signifiant ici taire tout ce qui relève du religieux. Cette stratégie confirmerait hypothèse qu’un objet scolaire à forte dimension religieuse peut très bien être travaillé sans aborder cette même dimension religieuse.

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Parce qu’ils sont quelquefois considérés comme des objets de culte avant tout, ils deviennent problématiques au regard de la conception que ces enseignants se font de la laïcité. Cela est confirmé par le choix des œuvres artistiques choisies pour faire classe. Certains affirment explicitement ou leur gêne ou même leur antipathie vis-à-vis de ces œuvres qui se traduisent souvent par l’abstention. Ce point renforce les conclusions de notre deuxième cas d’étude proposé plus haut.

Nous avons constaté que certaines conceptions de la laïcité couplées à une conception cultuelle des objets de culture induisent un impératif : celui de traiter à égalité de temps ou de support toutes les religions quand elles apparaissent dans les objets scolaires (au moins les monothéismes) et un interdit : celui de ne pas faire étudier de textes religieux en classe. Cela va dans le sens que nous décrivions plus haut : plus un objet scolaire a une présence religieuse forte (ponctuel, structurante, spécifique) moins il a de chance d’être travaillé.

A contrario, pour justement montrer ne pas avoir à faire à des objets cultuels, une stratégie consiste à traiter un texte ou une œuvre religieuse concomitamment avec des œuvres profanes telles que des contes pour enfants.

Nous le voyons, se dessine progressivement une palette de stratégies d’actions que nous formaliserons bientôt.

Il nous reste à passer d’une étude qualitative à une étude quantitative plus fournie via un questionnaire pour renforcer et nuancer les tendances relevées dans ces entretiens. Puis suivront les entretiens semi-directifs.

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