• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 : L’étude des faits religieux à l’école : orientations et prescriptions

G- Prescriptions pour enseigner les faits religieux

1. Proscriptions

Tout d’abord, l’ensemble des avertissements et des limites à ne pas franchir dans la littérature spécialisée est remarquable, et ce pour trois raisons :

– Remarquable par sa densité : chaque auteur met l’accent sur ce qui lui semble inacceptable pour mener à bien cet enseignement.

– Remarquable aussi parce qu’en rassemblant les interdits, on se retrouve en butte à des prescriptions quelquefois contradictoires qui ne simplifieront sans doute pas la tâche des praticiens.

– Remarquable enfin, parce que le ton utilisé par les auteurs, laisse penser que l’enseignant dans sa classe qui ferait fi des interdits et des instructions commettrait des fautes graves, lourdes de conséquence. Nous ressentons le danger que le professeur encourrait si par mégarde il sortait des sentiers battus.

Nous pouvons identifier dans la littérature scientifique quatre catégories d’interdits qui, chacune, se décline en sous-interdits.

1) Proscription de toute démarche confessionnelle. 2) Proscription de toute essentialisation des religions.

3) Proscription de toute limitation du fait religieux à l’une des parties qui le constitue. 4) Proscription de certaines démarches pédagogiques.

La première prescription qui fait l’unanimité est de proscrire naturellement une démarche confessionnelle. Il s’agit par exemple pour Eddy Kaldy dans L’ABC de la laïcité

109

de ne pas « adapter l’enseignement à la vision du monde par telle ou telle religion. »97 en distinguant rigoureusement pour Mireille Estivalèze la démarche scientifique de la démarche catéchétique. « Les contenus du catéchisme privilégient davantage les expériences concrètes plutôt que la transmission des connaissances. »98. En effet, pour Jean-Paul Willaime, « Les adversaires de l’enseignement du fait religieux suspectent une catéchèse déguisée dès que l’on s’intéresse au religieux craignant une vision trop irénique ou apologétique du monothéisme. »99. Pour Eddy Kaldy, il s’agira alors, dans la démarche d’enseignement, de ne pas « froisser les sensibilités », paraphrasant sans doute Jules Ferry dans sa lettre aux instituteurs :

« Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et Demandez-vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. »100.

Plus largement, on demande à ce que cet enseignement ne soit pas l’occasion d’un prosélytisme déguisé toujours possible en voulant inculquer une morale : « […] on n’enseigne pas les faits religieux pour inculquer une morale, la morale de l’école et laïque et républicaine. »101. Charles Coutel prévient qu’il faut enseigner les faits religieux mais « d’une manière laïque et non pas en se servant des faits religieux ou plutôt de la méconnaissance que nous en avons pour nous recaser du néocléricalisme au sein de l’école publique. »102 Et, en paraphrasant Sébastien Urbanski, il ajoute que nous risquons de glisser de la nécessité d’apprendre laïquement les religions à la tentation cléricale « d’apprendre des religions »103, ce que les Anglo-Saxons nomment et distinguent par teaching into religion et

teaching about religion. Sacraliser les objets d’étude en classe serait par exemple un

dérapage anti-laïque, une limite à ne pas franchir sans risquer une approche qui ne respecterait pas le principe de neutralité nécessaire à cet enseignement. « L’enseignement du

97. KALDY, Eddy. L'ABC de la laïcité, Démopolis, 2015, p.119.

98.ESTIVALEZES, Mireille. Les Religions dans l’enseignement laïque. Paris : PUF, 2005, p.20.

99.WILLAIME, Jean-Paul. Le Défi de l’enseignement des faits religieux à l’école, réponses européennes et québécoises. Sèvres, Actes académiques, 2012, p.307.

100. FERRY, Jules. Lettre aux instituteurs. 17 novembre 1883.

101..DECORMEILLE, Patrice , SAINT-MARTIN Isabelle., BERAUD Céline. (2004, 2005) Comprendre les

faits religieux, cycle de conférences. p.188. Déjà cités plus haut

102. https://www.youtube.com/watch?v=E0OJno19464

103. URBANSKI, Sébastien. Enseigner le fait religieux. PUF. 2016, p.131. In C. Coutel, La question de

l’enseignement laïque des faits religieux : des problèmes philosophiques aux traductions pédagogiques.

110

fait religieux ne doit pas sacraliser les approches sans pour autant désacraliser des contenus »104 dira Pierre Gaudin. La ligne de crête est mince.

La deuxième prescription stipule d’éviter d’essentialiser les religions. C’est-à-dire de privilégier des approches par trop réductrices qui donneraient à croire que les religions sont monolithiques et dans le temps et dans l’espace. Il s’agit donc d’éviter les démarches qui refuseraient ou omettraient la pluralité des réalités qui « enfermeraient ces jeunes notamment, dans une identité religieuse figée, ce qui est d’ailleurs le programme des fondamentalismes. »105. Mais le temps d’enseignement imparti permet-il de respecter cette requête ?

Le risque serait aussi de produire une mystification des religions par un discours trop réducteur qui s’affranchirait du contexte dans lequel se développent les religions : « Dire la sagesse sans le contexte social qui l’a produite c’est courir le risque de mystifier. »106. Pour Catherine Kintlzer, essentialiser les religions, c’est aussi faire l’économie de leurs dimensions critiques et philosophiques.

C’est par exemple ce que reproche Sébastien Urbanski au jeu créé par Marine Quenin l’arbre

à Défi promu et vendu par l’association Enquête. C’est lors d’une conférence-débat intitulée

« enseigner le fait religieux à l’école laïque », organisée par le comité Laïcité République Pays de la Loire en octobre 2017 qu’il critique sans ambages les allégations de cet outil pédagogique ludique : « Dans ce jeu on apprend des choses sur les religions de manière très essentialiste. Ici il n’y a pas de contexte, on apprend des choses décontextualisées. […] Il est écrit que la torah est écrite en hébreu et donc les enfants juifs apprennent cette langue pour lire les textes sacrés. C’est vrai du point de vue de certaines prescriptions religieuses mais ce n’est pas du tout vrai d’un point de vue sociologique, historique. […] On a le sentiment d’un outil qui nous dit que les musulmans ils font ça, les chrétiens ils font ça, les juifs ils font ça… si ce n’est pas de la catégorisation ! … une façon de diffuser des stéréotypes, je ne sais pas ce que c’est. […] D’après moi, il (le fait religieux) vaut mieux l’enseigner bien »107… Sans dire lors de la conférence ce qu’est l’enseigner bien.

La troisième grande famille de prescriptions se déploie autour des discours trop « limitatifs » que l’on énoncerait sur les faits religieux. Si les définitions de ce que sont les

104. GAUDIN, Philippe. Vers une laïcité d'intelligence (op. cit.), p.102.

105. Ibid., p.44.

106. NOUAILHAT, René. Enseigner le fait religieux (op. cit.), p.126 .

107.URBANSKI, Sébastien. Conférence-débat, Enseigner le fait religieux à l’école laïque. 2017. In,

111

faits religieux insistent, nous l’avons vu, sur l’objectivation des objets d’étude, il est néanmoins stipulé de ne pas se limiter à l’objectivable : « Enseigner les dimensions religieuses de la culture à l’école ne peut se limiter en effet à la description des faits religieux objectivables. Le religieux renvoie à une manière de dire le monde qui n’emprunte pas le langage de la raison. »108.

Donc, il s’agit d’être objectif, même quand il s’agit d’objectiver des faits subjectifs. Nous pouvons supposer que la ligne de démarcation entre cette injonction et le prosélytisme peut paraître, pour beaucoup de praticiens, trop mince pour être tentée.

De plus, si l’enseignement du fait religieux trouve sa légitimité parce que les générations actuelles n’ont plus accès au sens du patrimoine national et européen, il est recommandé toutefois de ne pas se limiter au patrimoine et d’ouvrir les faits religieux au monde moderne. En effet, en histoire par exemple, et en étudiant les programmes et les manuels scolaires, on remarque que plus on se rapproche de notre époque moins on sait comment parler de la dimension religieuse des évènements. (Cf notre analyse des manuels d’Histoire). « Quant à l’idée que le religieux ne peut se résumer à l’approche patrimoniale de celui-ci et concerne notre intelligence du monde contemporain, elle est très importante et personne ne peut la contester. »109.

Donc, il faut étudier le patrimoine mais ouvert sur l’espace contemporain.

Par ailleurs, si l’enseignement des faits religieux est comme nous l’avons vu, une initiation au langage symbolique, on nous alerte cependant, sur les démarches trop réductrices dans ce domaine qui consisteraient à penser que l’enseignement des faits religieux n’est juste qu’un « art de déchiffrer les langues mortes »110. Il est alors recommandé d’initier les enfants au langage symbolique tout en leur faisant sentir la portée existentielle de ce qu’il signifie pour les communautés croyantes. Le symbole dépasse largement ce qu’il donne à voir. Il y a donc le risque de foncièrement dénaturer, voire invalider par une trop grande distanciation la vraie dimension religieuse.

Jean-Jacques Wunenburger propose une issue : « On peut soutenir au contraire que notre modernité, loin de nous faire perdre l’intelligibilité du sacré, nous permet de nous situer à une distance favorable à l’appréciation de ses fondements et de ses effets et de mieux maîtriser l’arrière-plan affectif charrié par toute croyance collective. »111.

108. DECORMEILLE, Patrice, SAINT-MARTIN, Isabelle, BERAUD, Céline (2004, 2005) Comprendre les

faits religieux, cycle de conférences. 188 p. Déjà cités plus haut

109.GAUDIN, Philippe. Vers une laïcité d'intelligence (op. cit.), p.103.

110. Ibid., p. 50.

112

Donc, il faut étudier des symboles, mais sans les réduire à ce qui est visible.

Enfin, « le religieux ne peut se réduire au geste d’une communauté : les membres de cette communauté partagent une vision de l’histoire et du devenir des hommes dans cette histoire et c’est par ce biais que le religieux se rapproche de l’idéologique. »112. Cette mise en garde est de même nature que les précédentes, à savoir d’éviter toute approche descriptive, superficielle, qui resterait à la surface des faits sans prendre le temps d’expliquer les ressorts intrinsèques. Il s’agit donc globalement d’éviter d’être aveuglé par le détail des parties qui constitue les faits religieux travaillés.

La quatrième et dernière catégorie de prescriptions se focalise sur les interdits quant aux choix pédagogiques pour cet enseignement.

Premier choix pédagogique : les supports.

Là encore, on retrouve une unanimité quant au recours systématique des textes religieux et des œuvres pour étudier le fait religieux, et ce, dès le rapport de Régis Debray, mais immédiatement nuancé par Mireille Estivalèze qui estime que l’utilisation d’œuvres artistiques pour faire du fait religieux risque de privilégier la forme au sens et « de patrimonialiser le religieux »113.

Deuxième choix pédagogique prescrit : la transdisciplinarité.

Nous l’avons vu, dès les premières réflexions sur cet enseignement, la France a fait le choix qu’il ne serait pas disciplinaire, contrairement à tous les autres pays européens. Il est alors demandé que chacune des disciplines prenne sa part. Il est ipso facto un enseignement transdisciplinaire. Mais Maurice Sachot, historien et professeur émérite à l’université de Strasbourg, prévient en 2005 que les difficultés d’enseignement ou les erreurs didactiques redoutées peuvent trouver leur origine dans ce choix :

« […] les enseignants se sentent particulièrement démunis pour aborder la question des faits religieux. Ils ne disposent pas d’outils conceptuels satisfaisants. Ou alors, s’ils le croient, soit ils s’enferment dans des concepts par trop réducteurs, parce qu’élaborés dans le cadre d’une discipline savante particulière, voire d’une théorie particulière, soit ils confondent purement et simplement concepts scientifiques et concepts religieux, confusion que favorise et masque tout à la fois le recours à la transdisciplinarité. »114

112. DECORMEILLE Patrice, SAINT-MARTIN, Isabelle, BERAUD, Céline, (2004, 2005) Comprendre les

faits religieux, cycle de conférences. p.188. Déjà cités plus haut

113.ESTIVALEZES, Mireille. Les Religions dans l’enseignement laïque. Paris : PUF., 2005, p.37.

113

D’autres craignent, nous le verrons dans le chapitre suivant, le risque de saupoudrage et,

in fine, l’inutilité de cet enseignement dans ces conditions.

Ce détour par la liste la plus exhaustive possible des prescriptions de cet enseignement laisse dubitatif. Mettons-nous à la place d’un enseignant qui déciderait d’enseigner la dimension religieuse des objets scolaires dont il a la charge. On peut émettre l’hypothèse que la liste des interdits sera une difficulté majeure pour oser, voire même penser, cet enseignement. L’exhaustivité de ce qui est demandé de travailler s’accommode mal à deux réalités de l’enseignement.

La première réalité est que le temps didactique, celui qui est compris dans sa globalité et par-delà le temps par l’enseignant, n’est pas le temps de l’apprentissage, celui de l’apprenant qui se vit au coup par coup. Ce qui signifie qu’il n’est guère possible d’aborder toutes les facettes d’un objet d’étude quel qu’il soit dans une seule séance et que seule une programmation au long cours le permet parce que l’enseignant sait que ce qui ne peut être vu tout de suite, le sera dans la durée, plus tard. Les approches successives mais différentes, donneront dans le temps, une vision globale du sujet traité. Les spécialistes reprocheront au praticien de trop insister sur la symbolique sans prendre en compte le contexte historique, de trop historiciser sans prendre suffisamment en compte le sens symbolique, de trop essentialiser sans assez insister sur la pluralité des pratiques... Mais en mathématiques personne ne reprochera d’estimer les aires par le pavage d’unité arbitraire avant de parler de centimètre carré et personne, en français, ne reprochera d’étudier les déterminants sans les différencier avant de montrer qu’il existe des articles, des possessifs et autres démonstratifs. Il y a un temps didactique qui in fine est cohérent. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour enseigner les faits religieux ? Vouloir tout en même temps est voué à l’échec.

La deuxième réalité est la suivante : pour que cette continuité didactique puisse être opérationnelle les cadres disciplinaires ou interdisciplinaires sont mieux adaptés qu’un cadre transdisciplinaire, pourtant préconisé comme nous allons le voir, qui offre moins d’opportunité pour donner une cohérence d’enseignement dans le temps.

Nous pouvons supposer que lorsqu’un enseignant commence l’étude d’un fait religieux, il ne pourra jamais le faire en respectant tout ce qui est prescrit dans la littérature spécialisée. Comment aborder les significations existentielles des symboles religieux sans d’abord apprendre à les reconnaître a minima et prendre le risque de les dénaturer un peu ? La transposition didactique est toujours par essence une détérioration du savoir savant. Ou comme l’affirme Antoine Prost, « la discipline est servante des savoirs dont elle présente une

114

version affadie... »115. Alors pourquoi serait-ce plus inexcusable avec un savoir lié au fait religieux ? L’exactitude, l’exhaustivité, même dans ce domaine, est impossible. Comment comprendre l’engagement psychologique, émotionnel, des personnes pratiquant des rites ou des gestes religieux sans d’abord apprendre à les identifier dans ce qu’ils ont de plus factuel, de plus général et donc, nécessairement de plus restreint ?

Alors, voyons comment, malgré les obstacles, a été décidé que cet enseignement devait être transdisciplinaire et non disciplinaire.