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4. Résultats de l’intervention et émergence de la problématique de recherche

4.3. Un développement des marges de manœuvres impersonnelles ?

Du point de vue du développement de la fonction sociale du collectif, c’est-à-dire son champ d’action dans le périmètre de l’organisation, le résultat le plus probant de l’intervention se

89 situe dans l’existence d’un dialogue effectif établi entre ces professionnels et les concepteurs de l’organisation. L’un des résultats majeur de notre travail d’intervention est constitué par la rencontre entre le collectif de chefs d’équipe et la direction du service de propreté de la Ville de Paris lors du cinquième et dernier comité de pilotage. Cette séance de travail a été importante pour l’intervention à plusieurs titres :

- l’échange direct entre des chefs d’équipe et les concepteurs est un événement très

inhabituel pour les uns et pour les autres dans la vie de ce service. C’est la première fois dans l’histoire du service que des chefs d’équipe peuvent engager un dialogue direct avec la direction et l’encadrement supérieur sur l’objet précis du travail ordinaire quotidien ;

- les discussions qui se sont effectivement déroulées dans ce cadre se sont tournées vers

l’idée que les chefs d’équipe pouvaient manquer de marges de manœuvre dans la réalisation de leur travail.

C’est pourquoi cette séance de travail a constitué une étape fondamentale de l’intervention et l’un de ses résultats important. Ce comité de pilotage a débouché sur un développement de la commande du côté de la direction et un développement de la demande du côté du collectif de chefs d’équipe engagé dans le dispositif. Ces deux développements constituent de notre point de vue des indicateurs de transformation des manières de regarder l’absentéisme dans l’organisation.

A l’issue du dernier comité de pilotage, dans lequel les chefs d’équipe étaient présents, nous avons organisé une rencontre avec la nouvelle cheffe du service technique du service de propreté. Au cours de cet entretien, elle a formulé le souhait de poursuivre le travail engagé avec le collectif. Elle a aussi pu exprimer sa difficulté à faire quelque chose des échanges tenus entre les chefs d’équipe et en comité de pilotage. La difficulté réside dans la possibilité d’identifier, pour elle, et dans le cadre de l’organisation telle qu’elle est, des moyens d’action concrets afin de soutenir les chefs d’équipe dans la réalisation de leur travail quotidien. Lors du dernier comité de pilotage, la question des marges de manœuvre des chefs d’équipe a été discutée. L’ensemble des participants à convenu de la nécessité de travailler au développement de ces marges, sans pour autant en définir les moyens.

La cheffe du service technique de la propreté nous a donc demandé de produire une formalisation, sous forme de liste, des problèmes concrets rencontrés par les chefs d’équipe dans leur travail, afin d’être en mesure d’identifier les difficultés les plus importantes et de

90 réfléchir aux possibilités de les travailler au niveau organisationnel. Dans le but de soutenir cette élaboration du côté de la direction, nous avons convenus de réaliser cette formalisation avec le collectif de chefs d’équipe.

Le collectif s’est engagé dans cette formalisation sur les six derniers mois d’intervention. Cinq réunions de travail sur cette question ont été réalisées. Nous avons proposé de formaliser les « problèmes concrets rencontré par les chefs d’équipe au cours de la réalisation de leur travail » à partir des analyses précédentes. Un premier travail de reprise des dialogues a été réalisé par l’intervenant/chercheur, puis présenté sous la forme d’un montage vidéo au collectif. Nous avons recueilli dans le matériel vidéo les diagnostics réalisés à l’intérieur des dialogues par les chefs d’équipe sur des objets diversifiés, qui vont des modalités d’échanges entre les chefs d’équipes et leurs supérieurs hiérarchiques aux caractéristiques techniques du matériel de travail, parfois inadapté au travail des éboueurs, et au travail des chefs d’équipe. Cet artefact a permis au collectif de construire, avec l’intervenant, une formalisation des problèmes concrets qui se posent dans le travail et qui contrecarrent l’engagement des éboueurs dans leur travail, sous la forme d’une liste, que nous présentons dans le tableau 8.

Problème identifié Conséquence possible sur l’activité du chef d’équipe Exemples

Exemptions et inaptitudes

Report de la charge sur les éboueurs non

exempts ou inaptes Salage/sablage ; Collecte Les tâches les plus éprouvantes

reviennent souvent aux mêmes éboueurs Il est difficile de récompenser les agents

qui réalisent ces tâches pénibles

Le manque de concertation / la définition des rôles et du périmètre de chacun des échelons

hiérarchique (chef d’équipe compris)

Les réunions en division ne permettent pas de résoudre les problèmes qui se

posent dans le travail L’avis du chef d’équipe n’est pas

suffisamment sollicité Le chef d’équipe n’a pas de moyen

d’affirmer son désaccord avec les décisions prises

Le sentiment chez les chefs d’équipe d’un manque de confiance

Le sentiment chez les chefs d’équipe que la communication vise l’application d’une

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Le matériel parfois inadapté à l’activité de l’éboueur et du chef

d’équipe

Des outils qui ne constituent pas un levier pour motiver les éboueurs sur des tâches

considérées comme des « corvées »

Outils de désherbage ; binette ; engins (nouveaux

ENT) Cette inadaptation des outils provoque la

création d’outils « bricolés » par les éboueurs eux-mêmes L’économie permanente sur les consommables empêche la réalisation du

travail de façon efficace Sacs, gants, etc. Des engins qui dysfonctionnent du fait de

leur utilisation intensive (matin et après-midi)

ENT trottoirs qui aspirent très peu

Des difficultés constatées pour l’entretien et le suivi des machines

Temps long des réparations et/ou moins

d'engins disponibles pendant le temps des

réparations Les dysfonctionnements répétés du matériel bureautique Imprimantes, ordinateurs, impossibilité temporaire d'accéder à TEMPO ou GEOPRO Le temps long de prise en charge des

dysfonctionnements du matériel de bureau

2 mois pour réparer l'imprimante ou changer le

téléphone

La transmission des informations entre ateliers engins et ateliers

territoriaux

Difficulté dans la programmation du travail car le chef d’équipe ne sait pas de

quelles machines il va disposer à 6h00 Dysfonctionnement répété de la répartition des engins par secteur

Recevoir plus d'engins que prévu dans la programmation ou ne pas

recevoir d'engin du tout

L’application différente des règles de gestion du personnel

d’un arrondissement à l’autre

Un sentiment d’inégalité de traitement qui se développe chez les éboueurs

Règles sur les Rti, les jours fériés et les retours

sur repos Cette différence dans l'application est un

levier pour certains éboueurs afin de contester la réglementation auprès des

chefs d'équipe

La difficulté à monter un dossier de sanction

Dossiers peu suivis lorsque la sanction concerne un chauffeur d'engin en régie Ne pas être suivi soit pas la hiérarchie soit

par le chef de division décrédibilise le chef d'équipe

La disposition des locaux La disposition des locaux dans l'atelier influence l'activité de mise en route réalisée par le chef d'équipe

Déplacements nombreux lorsqu'il y a plusieurs entrées et sorties dans

l'atelier

Tableau 8 : Liste des problèmes concrets recueillis dans les séquences de dialogues en autoconfrontation

92 Cette liste constitue dans l’intervention une forme d’inventaire structuré des objets de dialogue à poursuivre entre les décideurs et le collectif professionnel. Elle a été remise en discussion, à la demande de la cheffe du service technique de la propreté, le long de la ligne hiérarchique au-dessus des chefs d’équipe, auprès de l’ensemble des chefs de divisions du

service (Cf. figure 2, p.22 pour l’organigramme). De leur point de vue, les objets mis en

évidence par la liste constituent également des objets de préoccupation dans leur propre activité d’encadrement, bien qu’ils ne sachent souvent pas comment s’y prendre pour parvenir à les faire évoluer. Cette reprise a permis aux chefs de division d’exprimer leurs points de vue sur ces difficultés. Au cours de ces échanges, l’ensemble des participants a envisagé la possibilité de poursuivre ce travail à partir des différents éléments de la liste, avec le collectif de chefs d’équipe déjà constitué.

Il y a donc eu, au cours des derniers mois de l’intervention, une évolution importante du dispositif qui s’est étendu à l’ensemble de l’encadrement intermédiaire à partir du travail de formalisation réalisé par le collectif. A l’issue de ce travail, les termes de la commande se sont transformés. C’est l’un des résultats principaux du travail d’intervention. L’identification des facteurs de risque d’absentéisme dans l’activité managériale, centrée au départ sur les qualités des personnes, ou sur les « bonnes pratiques » managériales, ne constitue plus l’objet central des discussions. Au contraire, il semble que c’est le développement de nouveaux moyens, qu’ils soient techniques ou organisationnels, qui constitue l’objet de l’action dans ce milieu de travail, en fin d’intervention.

Cette modification des préoccupations chez les commanditaires de l’intervention est d’une grande importance du point de vue de l’action, elle est le résultat du travail d’analyse réalisé avec le collectif. En cherchant à agir sur les problèmes concrets qui se posent dans le cours du travail, « avec » les chefs d’équipe et non pas « pour eux », la direction pose un point de vue sur l’absentéisme très différent du point de vue initialement posé en début d’intervention. Il semble que des rapports se soient établis dans la conception de l’absentéisme entre la qualité du travail réalisé par les chefs d’équipe – ou l’empêchement à réaliser un travail de qualité – et les absences au travail chez les éboueurs. On pourrait dire que, loin qu’on assiste à une remontée des problèmes, l’organisation est descendue sur ces problèmes, et la manière de concevoir l’absentéisme vis-à-vis des problèmes concrets qui se posent dans le travail de l’encadrement de proximité en constitue un marqueur important.

Ce travail de la commande a également eu des effets sur le collectif de chefs d’équipe engagé dans le dispositif d’intervention. Positionné par la direction comme une ressource potentielle

93 pour l’organisation, le collectif s’est beaucoup questionné sur la légitimité de sa parole dans l’organisation : « est-ce que nous représentons l’ensemble des chefs d’équipe de la ville ? N’y a-t-il pas d’autres chefs d’équipe qui rencontre d’autres problématiques de terrain et qui n’ont pas eu l’occasion de s’exprimer au cours de ce travail d’analyse ? Comment pouvons-nous confronter nos analyses au point de vue des autres chefs d’équipe ? ». C’est sur la base de ce questionnement que la demande a elle aussi évoluée au sein du collectif qui ne cherche plus seulement à produire un diagnostic de la situation à partir des dialogues internes au collectif, mais qui souhaitait également élargir le champ des destinataires de l’analyse afin de soumettre à l’appréciation des collègues les points de vue qui ont été défendus pendant l’intervention sur l’activité de l’encadrement de proximité.

C’est à partir de ces résultats que la poursuite de l’action a été envisagée, sous le guidage d’une psychologue du travail, et par la médiation d’un renouvellement du contrat de collaboration de recherche.

Notre propre intervention a pris fin, comme prévu, alors que ce travail de développement des marges de manœuvres impersonnelles était en cours de réalisation. La liste réalisée avec le collectif a constitué dans ce cadre un moyen potentiel de reconception de la tâche à la fin de l’intervention. Elle visait à impulser, à partir de la co-analyse du travail réalisée avec le collectif de chefs d’équipe, une réflexion avec l’encadrement supérieur sur la conception des tâches, afin de développer les marges de manœuvres impersonnelles. C’est pourquoi elle constitue, en fin d’intervention, un instrument potentiel de reconfiguration des situations de travail problématiques pour les chefs d’équipe. Elle renvoie donc au développement du pouvoir d’agir du collectif dans l’organisation et à la possibilité, pour les chefs d’équipe, en

interaction avec l’encadrement supérieur, « d’influencer davantage les processus qui

définissent la configuration des différentes situations de travail » (Coutarel, & al., 2015, p.19). C’est donc bien d’un travail sur les rapports entre pouvoir d’agir et marges de manœuvres dont il est question ici. Avec Coutarel et al. (2015) nous pensons que « développer le pouvoir d’agir de l’opérateur c’est transformer l’activité des concepteurs de l’organisation du travail » (p.19). En ce sens, la formalisation des problèmes rencontrés par les chefs d’équipe dans leur travail constitue une tentative pour mettre au travail ces rapports dans l’organisation. A partir du travail réalisé dans le collectif sur les marges de manœuvres personnelles, interpersonnelles et transpersonnelles, nous avons pu construire cette formalisation qui vise à agir sur les marges de manœuvres impersonnelles des chefs d’équipe.

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4.4. Les résultats de l’intervention du point de vue du