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Un attrait pour le surnaturel, les vérités fantasmées

Étant posés les différents éléments nous permettant de lier les prophéties aux interactions entre naturel et surnaturel, il convient de préciser notre propos en le centrant autour de la notion de vérité, et de voir ainsi que prophéties et vérités doivent être appréhender ensemble, dans la mesure ou les premières représentent une forme de représentations des secondes, dans ce qu'elles ont de plus fantasmées.

8.3.a. La subjectivité du vrai

La vérité doit être définie de manière générale, afin de voir ensuite la part que peuvent prendre les prophéties dans cette définition. Prenons pour cela l'article Vérité de l'Encyclopédie, dans lequel il est possible de lire :

« Si la vérité est une conformité de notre pensée avec son objet, elle est donc une particularité ou circonstance de notre pensée ; elle en est donc dépendante, elle ne subsiste donc point par elle- même. S'il n'y avoit point de pensées & de connoissances au monde, il n'y auroit point de vérité. » 283

Cette réflexion philosophique présente la vérité comme une abstraction qui n'existerait pas en dehors de la pensée de son existence, et pose les jalons d'un processus d'interprétations multiples et personnelles – les vérités religieuses et dogmatiques n'entrent

282Edleman (Nicole), op. cit., p.13. 283

évidemment pas en compte dans ce processus de définition. En effet, l'objet considéré existe bien en dehors de la perception que l'homme peut en avoir, mais la vérité relève de la similarité qui existerait entre l'essence de cet objet et la conception que l'Homme s'en fait. Cette définition pose nécessairement la question d'une possible multiplicité des natures de l'objet, qui sous-entendrait par là une diversité de vérités. Cette idée prend un peu plus de profondeur avec la suite de l'article :

« L'objet avec lequel notre pensée est conforme, est de deux sortes ; ou il est interne, ou il est externe ; c'est-à-dire, ou les choses auxquelles nous pensons ne sont que dans notre pensée, ou elles ont une existence réelle & effective, indépendante de notre pensée. De-là, deux sortes de vérités, l'une interne & l'autre externe, suivant la nature des objets. L'objet de la vérité interne est purement dans notre esprit, & celui de la vérité externe est non-seulement dans notre esprit, mais encore il existe effectivement & réellement hors de notre esprit, tel que notre esprit le conçoit. »284

Cette définition n'est pas sans rappeler celle que l'ouvrage consacre aux sens, la distinction des termes internes et externes servant à faire la part des choses entre les vérités relatives uniquement aux conceptions de l'esprit d'une part, et celles se rapportant à des objets existant hors de ses conceptions. L'auteur de l'article décrit les vérités internes comme étant synonymes d'une « vérité logique, ou de conséquence »285, en opposition à la

vérité externe, qui se veut « objective ou de principe »286.

Or, il est évident que le futur, l'avenir, ne représentent pas des objets concrets dans le cadre d'un processus de définition de la vérité. Définir ce qui est vrai dans les suppositions relatives à de tels éléments, relèverait par conséquent d'une vérité interne, dans le sens que lui donne l'article précédemment cité. L'esprit se forge une représentation d'une idée abstraite qui ne relèverait pas d'indices précis émanant d'un objet concret existant hors de sa conception par l'Homme. Le temps est une abstraction, et avec lui le découpage qu'il sous-entend. De la même manière que le passé n'existe que par la manière dont il est véhiculé et transcrit par les acteurs du présent – l'historien est bien placé pour savoir ce genre de choses – le futur relève des représentations qu'ils suscitent, des projets dont il fait l'objet. Par voie de conséquence, il y a potentiellement une diversité de futurs possibles, et autant de vérités leur étant rapportées.

Il convient par ailleurs de lier la notion d'avenir aux fantasmes qu'il incarne. Le projet des lumières, relatif aux sociétés et aux nations, ne représentent qu'une partie des

284Ibid. 285Ibid. 286

visions qui se rapportent au devenir de l'humanité. La quête du bonheur est indissociable de telles réflexions en ce qu'elle motive des comportements de natures différentes et des représentations parfois antagonistes, mais dont l'idéal n'en reste pas moins cet accès au bonheur. Jean Ehrard écrivait à ce propos que « nous ne sommes pas libres de na pas

vouloir être heureux »287. C'est cette aspiration au bonheur qui conduit à une ramification

des moyens mobilisés, le phénomène des prophéties représentant un vecteur surnaturel utile dans une ouverture du chemin vers des vérités fantasmées, et des avenirs potentiellement propices à ce bonheur tant ambitionné.

Lorsqu'il est envisagé dans le cadre si particulier qu'est celui du rapport à l'avenir, le vrai prend une dimension subjective et personnelle qui renvoie à des représentations incontrôlables et liée à une imagination stimulée par tous les éléments que l'on connaît. En ce sens, le phénomène des prophéties répond à un besoin que l'on pourrait qualifier d'élémentaire, relatif au bonheur, qui consiste à laisser la porte ouverte à une multiplicité de futurs possibles, répondant à chacune des aspirations individuelles par la description énigmatique d'un avenir que chacun interprète de la manière la plus conforme à ses désirs. Dans ce processus, les qualités prétendues surnaturelles du prophète contribue à la légitimité de ses assertions, pouvant paraître a priori, à certains, infondées, mais que l'aspect surnaturel contribue à présenter comme probables et même véritables, du point de vue justement de la qualité incompréhensible de ses fondements.

Les vérités sibyllines prennent donc part à la construction d'un panorama bigarré, miroir de l'ensemble des projections qui furent celles des hommes, en rapport avec un avenir qu'ils se forgent parallèlement au projet de société que le contexte fait naître dans leurs esprits. Loin de représenter un phénomène contradictoire, les manifestations surnaturelles participent à cette recherche commune, mais par des biais différents. L'ouvrage d'Auguste Viatte est inévitable dans cette compréhension d'une pluralité d'attitudes relatives à des idéaux communs288.

287Ehrard (Jean), op. cit., p.315. 288

8.3.b. Les potentialités prophétiques

Pour bien saisir de quelle manière les prophètes et leurs prédictions participèrent à la définition de la vérité, notamment du point de vue de leurs qualités prétendues surnaturelles, il faut nécessairement se poser la question des acteurs et de leur positionnement précis vis-à-vis de cette idée. En effet, il est impossible d'occulter les potentialités revendiquées par les acteurs de la sphère prophétique dans le cadre d'une conquête de la vérité. Nous allons prendre quelques exemples pour illustrer cette idée.

Pierre Pontard, protecteur de Suzette Labrousse, justifie la publication du Recueil

des ouvrages de la célèbre Melle Labrousse en ces termes : « […] je conçus le dessein de la faire imprimer, pour que ceux qui aiment la vérité et la cherchent, puissent y trouver à s'éclairer »289. La prise de position ne souffre pas de doute : aucune hésitation quant au

potentiel de vérité résidant dans ces phénomènes. Dans cette extrême fin du XVIIIe siècle, il est assez éloquent de voir employer le verbe éclairer en parlant de processus éloignés de la démarche philosophique qui caractérise la période. Cependant, il faut noter une fois encore que les différentes attitudes semblent se rejoindre dans la quête d'un objectif commun, très clairement décrit ici, qui est la quête d'une vérité potentiellement éclairante.

Nous aimons beaucoup rappeler un élément que l'on peut trouver dans cet ouvrage, et qui peut dans le cadre de notre propos présent montrer que cette vérité, ambitionnée par le vecteur prophétique, se trouve potentiellement partout :

« On se rappelle avec admiration une espèce de prophétie de Jean-Jacques Rousseau, dans son

Emile, livre 3 page 113, où il dit: Je tiens pour impossible que les grandes monarchies d’Europe

aient longtemps à durer; toutes ont brillé, et tout ce qui brille est sur un déclin. »290

Quoi de plus parlant que ce croisement des références et des repères, puisqu'on assiste à l'élévation de Rousseau, philosophe emblématique des lumières, en véritable prophète, par un simple processus téléologique.

Si l'on prend l'exemple plus tardif de Lenormand, on retrouve là-aussi une volonté d'éclairer les esprits, mais qu'il faut aborder de manière légèrement différente, puisque les citations suivantes sont écrites de sa propre main : « [...] et je le prédis à vous qui

daignerez m’entendre : cette nouvelle production vous étonnera, et finira par subjuguer

289Pontard (Pierre), op. cit., p.81. 290

certains incrédules du siècle où nous vivons »291. Elle ne se contente pas d'une ambition se bornant à apporter sa pierre à l'édification de la vérité, mais se place bien en tant qu'esprit dont les vérités sont capables de subjuguer les témoins de ses prophéties. La vérité est une chose, mais dans une période si incertaine du point de vue des dogmes, des croyances et des convictions, il semble important de voir que certains revendiquent, plus qu'une méthode scientifique ou un raisonnement théologique, une sorte de violence inhérente à la véracité de leur propos, comme si cette vérité était capable de frapper les esprits de manière si évidente qu'elle en serait irréversible.

L'auteur poursuit un peu plus loin en définissant plus précisément les cibles qui sont les siennes dans cette démarche de conviction :

« Il ne s’agit plus, pour convaincre les incrédules, que de s’arrêter aux pages les plus remarquables de mon premier ouvrage ; la vérité, s’y montrant dans tout son éclat, doit frapper nos prétendus esprits forts dont le mérite se borne à douter de tout… »292

On passe à une version presque militante de la démarche prophétique. Apporter des lumières nécessaires et inéluctables certes, mais pas seulement. Il faut nécessairement se poser la question de ce que peut révéler une volonté de convaincre les esprits les plus en vue, mais surtout les plus sceptiques. Nous pensons apercevoir en arrière-plan de cette démarche une joute guidée par la sensibilité, motivée par un refus du rationalisme et du scepticisme qui bride les aspirations particulières et dictent des vérités conformes à un certain nombre de normes. La force du fondement surnaturel des prophètes réside également dans cette opposition possible avec ce qui est revendiqué comme rationnel et démontré.

Une fois encore, il faut plus parler d'imbrication que de véritable opposition, car les représentations circulent et s'entremêlent. La divination, souvent confondue avec la prophétie, est un bon exemple illustrant le nécessaire détachement vis-à-vis d'un cloisonnement réducteur, qui séparerait un rationalisme refusant toute manifestation se situant a priori hors des lois qui sont celles de son monde d'un côté, et un engouement pour les prophéties, prédictions et divinations, débridé et hors du siècle de l’autre. En effet, un ouvrage récent rappelle un élément important pour nous : « Diderot admet que certains

individus doués d'une prudence exceptionnelle - fondée sur une perception, une capacité de jugement et une mémoire particulièrement aiguisées - sont capables de deviner les secrets

291Lenormand (Marie-Anne Adélaïde), op. cit., p.vi-vii. 292

des hommes d'après leur physionomie, ce qui passe pour un prodige aux, yeux des gens ordinaires »293.

La séparation n'est pas nette et imperméable. Les fondements surnaturels, au sens ici d'extérieurs à ce que semblent être les lois de la nature, garantissent un certain degré de légitimité à des assertions qui contribuent à forger les grandes représentations des hommes, vis-à-vis de ce en quoi ils doivent croire ou ne pas croire, en fonction de ce qu'ils doivent considérer comme vrai ou faux.

293

Chapitre 9 – « Croire », quoi, comment et pourquoi ?

Cette troisième partie a été marquée jusqu'ici par l'étude de problèmes relatifs au lien existant entre vérité et surnaturel. A plusieurs reprises, mais sans entrer dans les détails, nous avons évoqué la question de ce en quoi l'Homme pouvait croire, et avec quel degré de conviction. C'est précisément ce qui nous intéressera maintenant, c'est-à-dire une exploration des processus du croire, en lien avec un surnaturel qui occupe, comme on pouvait s'y attendre, une place bien particulière dans ce domaine.