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Commençons par observer toute l'importance que revêt le surnaturel dans la problématique d'explication des origines du monde, et tâchons de voir le pilier que représente ce processus d'interprétation de l'origine de la nature par le surnaturel.

5.1.a. La nature, ou l’œuvre de Dieu

Il est très important ici de poser les jalons de la compréhension d'un contexte incontournable, plaçant l’œuvre surnaturelle du divin au centre de la nature du monde réel.

L’Encyclopédie, dans son article consacré à la nature propose une déclinaison de plusieurs

définitions, justifiée par le fait qu'il s'agisse d'un « terme dont on fait différents usages »143.

Ainsi peut-on y lire :

« Nature signifie quelque fois le système du monde, la machine de l'univers, ou l'assemblage de toutes les choses créées. [...] Nature s'applique dans un sens moins étendu à chacune des différentes choses créées ou non créées, spirituelles & corporelles. […] Nature est plus particulièrement en usage pour signifier l'ordre & le cours naturel des choses, la suite des causes secondes, ou les lois du mouvement que Dieu a établies. »144

Il est évident que l'omniprésence de Dieu aux fondements du monde ne représente pas, en soi, une réelle découverte. Il convient cependant d'intégrer ce phénomène à la

143D'Alembert (Jean Le Rond), Diderot (Denis) (dir.), op. cit., Tome XI, art. Nature. 144

réflexion qui est la nôtre depuis le début de ce travail. On a observé à plusieurs reprises des processus incarnant des recours au surnaturel en tant qu'unique réponse à des questions données. Quoi de plus vaste et de plus difficilement explicable que le processus de création du monde. Encore une fois, le constat d'une œuvre nécessairement accomplie par des forces supérieures conduit à l'octroi automatique du mérite de l’œuvre du monde à la puissance surnaturelle par excellence. Bien sûr, ce phénomène n'apparaît pas au XVIIIe siècle, mais ce qui nous intéresse ici c'est de voir qu'il ne disparaît pas avec lui.

Cette définition de l'Encyclopédie pourrait être qualifiée de neutre, en ce qu'elle reconnaît l’œuvre surnaturelle sans la louer, sans lui rendre hommage. En effet, l'article se prononce de manière très précise sur des notions telles que le système du monde, la

création ou les lois divines. Dans un moment de tentative d'explication du monde dans

lequel l'histoire naturelle et les naturalistes prennent de plus en plus de place, ce serait une grave erreur que d'intégrer un schéma dichotomique qui ne serait qu'un leurre, montrant une science et une philosophie gagnant progressivement de la place, parallèlement à une dégringolade de la théologie et des dogmes profondément ancrés dans les mentalités.

L'exploration de la nature conduit en effet à une réelle fascination pour ses objets, et, comme a pu le remarquer Jean-Jacques Rousseau lorsqu'il s'exprimait à propos de l'ouvrage de Nieuwentyt cité plus avant, la source la plus évidente de fascination réside dans l'harmonie qui semble régir l'ensemble du système du monde. Ceci est très important dans la mesure où cette idée nous permet de voir non pas seulement un constat de l'action divine, mais bien un processus de louanges et de reconnaissance. Paul Hazard écrit en effet au sujet des merveilles de la nature que « ces forces enchaînées qui obéissent à l’ordre,

cette harmonie qui règle l’infiniment grand et l’infiniment petit, cette beauté éparse dans les êtres et dans les choses, ne demandent-elles pas que notre reconnaissance s’élève jusqu’à leur auteur » 145 ?

L'auteur présente ici comme la suite logique à cette découverte de la nature le phénomène poussant les hommes à rendre grâce à leur créateur. Nous avons trouvé plusieurs exemples illustrant cette attitude découlant d'une reconnaissance de l’œuvre surnaturelle dans chaque élément constitutif de la nature. Que ce soit de la part d'un religieux avide de concilier foi et raison comme Forbin, ou de la part d'un naturaliste comme Gilibert, reprenant les théories de Linné, l'hommage au créateur de la nature semble se faire à l'unisson. Le premier d'entre eux écrit :

145

« C’est dans l’unité de principe où brille d’avantage la puissance infinie de l’Auteur du monde : un seul Dieu, un seul culte, un seul univers, une seule matière créée, combinée d’une infinité de manières différentes, une seule espèce d’hommes, d’animaux, de plantes, voilà la substance de tout l’univers. »146

Ici transparaît très clairement cette idée d'une unité du monde qui ne pourrait renvoyer qu'au dessein d'un unique créateur bienveillant, dont l'ouvrage ne pourrait être que loué pour sa perfection et son génie. Si l'on excepte l'aspect militant qui tend à justifier cet état de fait par l’œuvre du seul Dieu s'exprimant à travers un seul culte, l'idée d'une glorification de la puissance surnaturelle en reconnaissance de l'achèvement de son travail est tout à fait saisissante.

En ce qui concerne le second exemple dont nous avons parlé, Gilibert nous donne un avis relativement semblable, mais dans lequel on peut noter un déplacement de la fascination vers un caractère plus précis de l'expression de l’œuvre divine, à savoir la vie et le mouvement pénétrant la matière :

« […] nous pouvons croire que cet Être qui meut, agite et pénètre la matière, est éternel, immense ; qu’il n’a été ni créé, ni engendré ; c’est celui sans lequel rien n’existe, qui a tout coordonné, qui, en se couvrant d’un voile impénétrable, nous éblouit cependant par les actes de sa toute puissance. »147

Nous retrouvons par ailleurs cette idée de voile impénétrable, argument perpétuel et intouchable qui garantit le maintien de cette aura surnaturelle. Encore une fois, le pilier surnaturel se retrouve loué car incontestable, renforcé dans sa position d'origine indéfectible par des arguments et des représentations dont il a le monopole.

5.1.b. Mission et investigation : l’homme face à ses origines

Une fois posé ce consensus commun que l'on tend à observer concernant le lien unissant surnaturel et origine du monde, il peut être intéressant de se pencher sur des attitudes relatives à ce dernier. Lorsque l'on parle de l'histoire culturelle du XVIIIe siècle, il est impossible d'occulter la part qu'a pu représenter l'investigation scientifique du monde et les tentatives d'explication de celui-ci. Or, on peut chercher à cerner des comportements

146Forbin (Gaspard François Anne de), op. cit., p.7. 147

témoignant d'une vision de la nature comme terrain propice à la connaissance de ses origines surnaturelles.

En d'autres termes, certaines attitudes laissent à penser que des hommes aient pu considérer la nature et le monde, en tant que sujet d'investigation scientifique, comme des éléments utiles à la connaissance de Dieu, ou des mystères entourant cette origine surnaturelle. Georges Gusdorf écrit à ce sujet que « les maîtres de l'histoire naturelle […]

voient dans la réalité une création divine, dont l'ordonnancement correspond aux normes d'un dessein providentiel »148. Suivant cette logique, on peut noter certains exemples

traduisant concrètement ces considérations, et faisant de l'étude des objets de la nature le moyen le plus certain de la connaissance de Dieu, autrement dit de cette puissance surnaturelle fondatrice.

Prenons une nouvelle fois l'exemple de Gilibert, qui s’affaire au début du XIXe siècle à réactualiser la pensée de Linné en la commentant, et qui donne des exemples précis à ce sujet :

« L’homme, en entrant sur le théâtre du monde, se demande ce qu’il est, d’où il a tiré son origine ! du créateur. Où doit-il tendre ? à une vie heureuse. Que doit-il faire ici-bas ? Contempler la nature. »149

Cette phrase est d'autant plus intéressante qu'elle peut être lue à la première ligne de l'introduction de l'ouvrage, posant d'emblée une série de présupposés censés guidés les pas de l'homme sur la Terre. Elle fait efficacement le tour des principales angoisses qui sont celles des hommes, en apportant une réponse pour nous très intéressante. En effet, après avoir jeté ces grandes questions qui peuvent être celles de l'essence de l'homme et de son origine, mais également – et peut-être surtout – celle de sa destinée ou de son rôle, l'auteur répond de manière catégorique à cette dernière interrogation qui repose sur l'attitude qui doit être celle de l'Homme dans son rapport à ses origines : contempler la

nature. Il n'est absolument pas question ici de réduire l'ensemble des attitudes relatives à la

nature au simple état de contemplation, mais bien de voir que ce fut une des options choisies, révélatrices dans notre problématique du rapport au surnaturel. Pour certains, la contemplation de la nature doit être la principale occupation de l'Homme, voire même être considérée comme la raison de sa création et de sa présence en son sein.

148Gusdorf (Georges), op. cit., p.299. 149

Le contenu de l'introduction de cet ouvrage se fait rapidement plus explicite, opérant une transition de la contemplation à l'étude, l'investigation, dans un but qui, lui, demeure toujours le même :

« Or, la vraie fin de la création de la terre est la gloire de Dieu, que l’homme seul peut déduire des œuvres de la nature. Rien donc n’est plus important, rien n’est plus grand en soi que l’étude des productions naturelles. »150

Ici, l'importance d'une investigation des objets de la nature est justifiée par la nature même, prise en tant que création divine et véritable hymne à sa gloire. On approche ici d'une conception de la nature parmi d'autres, qui en fait l'objet de connaissance de la puissance surnaturelle par excellence, et qui rejoint par ailleurs cette représentation d'un monde qui doit être investi et connu dans le but avoué d'une plus grande connaissance de son auteur. Suivant un tel raisonnement, l'étude des objets de la nature prend nécessairement une place prépondérante. Ceci rejoint l'idée avancée par l'auteur selon laquelle « la nature est la loi immuable de Dieu par laquelle les choses sont ce qu'il a

voulu qu'elles fussent »151. Entre volonté surnaturelle et omniscience, la nature peut être

prise en tant qu'objet idéal de cette connaissance du divin tant ambitionnée.

Il faut cependant nuancer notre propos en élargissant notre angle de réflexion. On précisera rapidement que les conceptions évoluent tout au long de notre période, et que le recours au surnaturel dans l'explication de l'origine du monde diminuera parallèlement au progrès de la minéralogie – qui deviendra la géologie – mais qu'il reste évidemment l'inévitable argument d'explication pour ceux qui ne se réclament pas de telles théories.

Nous pouvons également citer ici d'autres vecteurs de modification du comportement des hommes face à la nature, y compris dans ce positionnement de contemplation de ses objets, et d'attente vis-à-vis d'explications autres que strictement scientifiques. En effet, de la même manière que Gilibert met en avant l'étude de la nature dans la connaissance de Dieu, Mercier montre la propension que purent avoir les hommes à chercher d'autres explications aux phénomènes naturels, donnant un peu plus d'épaisseur à ce rapport des hommes à la nature :

« […] et comme le cours ordinaire de la nature est muet et silencieux, l’homme suppose que la physique occulte lui révélera plus de choses que la physique naturelle. »152

150Gilibert (Jean-Emmanuel), op. cit., p.8. 151Ibid., p.14.

152

Tirée de l'article Arcanes, cette citation montre une nouvelle fois que l'appréhension de concepts aussi vastes et incontournables que la nature, ne déroge pas au recours fréquent à des formes d'explications se référant à des domaines bien loin de n'être que scientifiques, avec l'exemple ici d'une attente relative à la sphère surnaturelle, prise ici dans son sens le plus large, comme le sous-entend la référence à l'occulte.