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L’exclusivité d’outils inefficaces face au surnaturel

Nous nous proposons dans la dernière étape de ce septième chapitre d'explorer l'idée selon laquelle les liens qui semblent inéluctablement se tisser entre science et surnaturel, dépendent en partie d'un mélange risqué des méthodes d'approche. Autrement dit, si le surnaturel empiète si fréquemment sur le terrain des sciences c'est également parce que ces dernières tentent de le comprendre et de se l'approprier suivant le même schéma mobilisé pour la connaissance de la nature par exemple. Or, ces deux provinces sont bien distinctes.

7.3.a. Conception scientifique, démarche empirique

On connaît bien aujourd'hui toute l'influence des travaux de Bacon (1561-1626) sur la pensée scientifique moderne, et ses travaux ont fait bien des émules au moment où s'établit notre réflexion. Le père de l'empirisme a en effet légué à la postérité un schéma de réflexion reposant sur la connaissance préalable, complète et expérimentale de l'objet de la nature dont on souhaite l'utilisation. Ceci justifie entre-autres les différentes expressions de ce rapport étroit de l'Homme à la connaissance et à la vérité, que nous avons observées à plusieurs reprises.

244Figuier (Louis), op. cit., p.141. 245

Or, ce qu'il est crucial pour nous de comprendre, c'est que les modes de compréhension et d'appropriation sont différents d'un objet à l'autre. Autrement dit, il semble difficile d'envisager une connaissance du surnaturel par les moyens qui sont ceux de l'expérimentation relative aux objets de la nature. Le seul résultat pouvant être obtenu par une telle démarche serait nécessairement une négation implicite du surnaturel, ce qui fut le cas à plusieurs reprises, comme ici avec Buffon :

« L’évidence mathématique & la certitude physique sont donc les deux seuls points sous lesquels nous devons considérer la vérité ; dès qu’elle s’éloignera de l’une ou de l’autre, ce n’est plus que vrai-semblance & probabilité. »246

Même si l'objectif de cette phrase n'est pas ouvertement d'arriver à une négation de l'existence du surnaturel, c'est cependant bien ce qu'elle implique. On a ici l'exemple d'un raisonnement strictement scientifique qui illustre l'incompatibilité d'outils avec un domaine si éloigné des provinces de la science. On comprend en effet que ni l'évidence

mathématique, ni la certitude physique ne sauraient être les preuves de l'existence de Dieu,

ou les vecteurs d'explication des phénomènes d'apparitions ou de guérisons miraculeuses. A ce propos, Matignon écrit quelques mots qui semblent être la principale motivation de l'écriture de son ouvrage, à savoir la conception selon lui très répandue selon laquelle « le Surnaturel est impossible »247. Inscrivant cette remarque dans le cadre d'une

réflexion théologique, il cherche à prouver que c'est un obstacle perpétuel à la propagation de la foi, expliquant à propos de cette impossibilité que « certains écrivains y voient un de

ces principes évidents par eux-mêmes, que nul ne doit chercher à démontrer, comme aussi personne n’est admis à en demander la preuve »248. Intéressant renversement que celui auquel nous assistons ici, puisqu'il est à présent question d'un partisan du surnaturel se plaignant de l'absence de justification et de démonstration de l'existence de cette notion, invoquant par la même occasion la nécessité de la preuve.

Nous sommes clairement devant deux mondes qui s'opposent, et dont les outils d'investigation sont trop différents pour espérer une compréhension mutuelle. Un peu plus tôt dans son ouvrage, l'auteur tient des propos semblables mais cette fois autour de la notion de miracle, avec la même conviction liée au peu de crédit dont jouit un surnaturel pourtant, pour lui, incontournable : « Vous aurez beau démontrer historiquement le

miracle ; si le miracle est philosophiquement absurde, votre dialectique, quelque puissante

246Buffon (Georges-Louis Leclerc de), op. cit., Tome I, p.55. 247Matignon (Ambroise), op. cit., p.36.

248

qu’elle soit, ne saurait convaincre ceux qui regardent cette absurdité comme démontrée »249. Il est bien question d'une incompatibilité de démonstrations, puisque

suivant cet exemple, l'auteur dénoncerait une tierce démonstration de l'absurdité de sa propre affirmation de l'existence du surnaturel. Reposant sur des présupposés divergents, leurs démonstrations s'opposent et recèlent le même degré de cohérence pour les uns, que d'absurdité pour les autres.

Cependant, l'état de fait dont semble se plaindre Matignon occulte tout le travail de l'apologétique qui tendit à rendre intelligible la démonstration de l'existence du surnaturel par une conciliation de la foi et de la raison, dont nous avons déjà exposé les modalités. Mais, ironie de l'histoire, c'est cette même démarche qui montre toute l'ampleur de l'écart existant entre ces deux mondes, et ces tentatives conduisent indubitablement à la démonstration d'une incompatibilité d'outils propres à chacun d'eux. Complexifions un peu les choses avec cette citation de l'abbé Fournié :

« O que nous sommes déraisonnables, tout en nous vantant de posséder la quintessence de la raison ! Pouvons-nous nous flatter d’être capables de voir, de concevoir et de connaître la science divine, avant d’avoir travaillé à la voir, à la concevoir, et à la connaître, nous à qui l’expérience et le sens commun apprennent que nous sommes incapables de voir, de concevoir, et de connaître les sciences de la nature, avant d’être parvenus par le travail qu’elles nous tracent, à les voir, à les concevoir, et à les connaître ? »250

L'analogie est très nette entre les modalités de connaissance de Dieu d'un côté, et de la nature de l'autre. Il est évident que ce parallèle est fait dans le but de servir un argumentaire visant à justifier l'apparente difficulté d'appréhension de la science divine, sans pour autant mettre en péril la force de ses dogmes et la puissance de ses vérités. En fait de conciliation, on assiste plutôt à l'appropriation de cette démarche scientifique pour nourrir l'illusion selon laquelle les modalités de connaissances de la nature, par l'expérience et l'investigation, représenterait un exemple possible de démarche nécessaire à la vraie connaissance de la religion.

249Ibid., p.15. 250

7.3.b. Le monopole des sens

Ce n'est pas la première fois que l'on aborde la question des sens dans ce mémoire, et ce n'est pas anodin. Ici, il sera plus particulièrement question d'en faire une exploration guidée par l'idée selon laquelle ils représentent les outils principaux du rapport au surnaturel, en opposition au rapport à la nature, profondément affecté par le phénomène de l'invention des instruments scientifiques sur lequel nous n'aurons pas le temps de nous arrêter de manière plus précise.

Partons de la définition du mot sens par l'Encyclopédie, en se référant directement à l'acception métaphysique de ce terme :

« Sens est une faculté de l’âme, par laquelle elle apperçoit les objets extérieurs, moyennant quelque action ou impression faite en certaines parties du corps, que l'on appelle les organes des sens, qui communiquent cette impression au cerveau. »251

Suivant cette définition, on comprendra que les cinq sens revêtent relativement la même signification qu'aujourd'hui, exceptée cette référence à l'âme. Le Larousse 2011 les définit comme « chacune des fonctions psychophysiologiques par lesquelles un organisme

reçoit des informations sur certains éléments du milieu extérieur ». On comprend

cependant avec la suite de la définition que cette référence à l'âme suppose une acception plus complexe :

« On en doit distinguer de deux espèces, d'extérieurs & d'intérieurs ; qui correspondent aux deux différentes manieres dont les images des objets que nous appercevons, sont occasionnées & présentées à l'esprit, soit immédiatement du dehors, c'est-à-dire, par les cinq sens extérieurs, l'ouie, la vûe, le goût, le tact, & l'odorat ; soit immédiatement du dedans, c'est-à-dire, par les sens internes, tels que l'imagination, la mémoire, l'attention. »252

Ce qui diffère donc radicalement de notre propre définition réside entièrement dans ce complément d'information. En effet, nous sommes loin de l'idée selon laquelle l'Homme posséderait des sens dits intérieurs – bien que se référant à des notions qui nous sont familières telles que l'imagination, la mémoire, l'attention – qui lui permettraient d'être stimulé dans son esprit sans que les stimuli, qu'il faut comprendre ici comme les sollicitations extérieures, ne soient filtrés par l'un de nos cinq sens. Or il va de soi que c'est un élément déterminant dans notre rapport au surnaturel que d'envisager la possibilité d'une

251D'Alembert (Jean Le Rond), Diderot (Denis) (dir.), op. cit., Tome XV, art. Sens. 252

perception en dehors des sens reconnus par la science.

De cette définition découlent un nombre important de conceptions qu'il faut nécessairement explorer. Par exemple, si l'on revient au propos de Lenglet de Fresnoy, au milieu du siècle, sur les songes et les apparitions, on peut lire :

« La vue est celui de nos sens qui est le plus susceptible de ce genre de merveilles. C’est même par son moyen que l’image de ce qui se montre dans ces Apparitions, se porte à l’imagination & de la jusqu’à l’âme ou à l’entendement, qui modifie les idées conformément à ses préjugés ou à la situation dans laquelle il se trouve. »253

L'auteur complexifie notre argumentaire en rappelant par ces mots que même les éléments relevant d'une perception par les sens extérieurs ont une influence sur l'imagination par une altération des représentations. Cette forme relativement hybride de la représentation des sens semble tout de même proche de la définition qu'en donnait l'Encyclopédie. Il ne faut cependant pas perdre de vue la question de l'objet. Or, dans l'article, l'auteur ne part certainement pas du principe que les objets perçus par les sens sont des âmes en peines et des revenants. Mais ferme-t-il vraiment la porte à ce genre de théories ?

« Quelques-uns prennent le mot sens dans une plus grande étendue ; ils le définissent une faculté par laquelle l'âme apperçoit les idées ou les images des objets, soit qu'elles lui viennent de dehors, par l'impression des objets mêmes, soit qu'elles soient occasionnées par quelque action de l'âme sur elle-même. »254

On devine assez clairement les représentations qui peuvent être liées aux facultés de perception de l'esprit humain quand on voit que l'ouvrage de philosophie de référence admet l'existence de sens intérieurs, relevant potentiellement d'une action de l'âme sur elle-

même, montrant ainsi le large champ d'interprétation qui pouvait être celui des possibilités

de perception des objets de la nature, mais aussi des manifestations surnaturelles. Or, si la nature donne ses bornes, qui sont celles du visible et du manifeste, le surnaturel lui, appartient à chacun, tout comme l'éventail de représentations qu'il peut susciter.

L'ouvrage de Darnton apporte un peu de profondeur à cette réflexion, car il ne suffit pas de dire que la lucidité de la science serait poussée à un stade ultime avec la progression des instruments scientifiques, tandis que cette relative absence d'intermédiaires dans la sphère du surnaturel conduirait aux plus grandes dérives. En effet, l'auteur écrit que

253Lenglet de Fresnoy (abbé), op. cit., p.lii. 254

« la séparation qui s'établit progressivement entre la science et la théologie au XVIIIe siècle ne libère pas la science de la fiction car les savants doivent faire appel à l'imagination pour comprendre, et souvent pour voir, les données révélées par leurs microscopes, télescopes, bouteilles de Leyde, chasses aux fossiles et dissections »255. Cette

idée d'une imagination à considérer comme outil d'interprétation de résultats scientifiques est incontournable pour nous. Elle démontre une fois de plus que le surnaturel n'est jamais loin, même dans la sphère scientifique, dès que les esprits ont une marge de manœuvre pouvant les mener rapidement sur le terrain des représentations, mais surtout des attentes et des fantasmes.

Science et surnaturel se rencontrent donc sur le terrain de la vérité, en ce que leurs interactions mutuelles contribuent à l’édification du vrai dans l’optique d’un progrès de l’Homme. Il ne s’agit pas d’un rapport de pure opposition ou de querelles improductives, mais bien d’influences réciproques motrices de processus incontournables, qui bâtissent peu à peu ce que l’homme considère comme vrai ou faux, normal ou anormal, ordinaire ou extraordinaire, naturel ou surnaturel.

255

Chapitre 8 – Les vérités sibyllines

Nous avons vu dans le chapitre précédent la manière avec laquelle naturel et surnaturel s'enchevêtraient, dans la sphère scientifique, complexifiant profondément le rapport de l'Homme à la vérité. C'est ce même phénomène qu'il s'agira maintenant d'étudier dans le cadre de cette grande partie consacrée au lien entre surnaturel et vérité, mais cette fois en s'attardant sur une manifestation du surnaturel bien particulière : les prophéties.