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Découverte et tradition : deux formes de surnaturel face à la science

Dans cette première étape, il sera question d'une coexistence des découvertes scientifiques avec des phénomènes leur étant indépendants, mais qui se révéleront liés à ces découvertes, par leur nature, autant qu'ils le furent aux différentes sphères du surnaturel.

7.1.a. Une science enthousiasmante

Nous allons revenir sur un élément que nous avons brièvement mis à profit lorsqu'il était question du rapport de l'Homme à l'inhabituel : l'enthousiasme. Nous avons montré la considérable propension des hommes à vouer un intérêt certain pour ce que l'on pouvait qualifier d'inhabituel, et à quel point le surnaturel représentait pour eux un recours certain dans leurs tentatives d'explication.

Or, il faut noter ici que cette notion d'inhabituel peut être précisée. Dans notre première approche, nous avions mis en avant une condition passive de l'Homme, dont le réflexe aurait été d'associer au surnaturel ce qui sortait de l'ordinaire, ou de ce qu'il considérait comme l'ordre habituel des choses. Il est essentiel d'approfondir cette réflexion en la liant au phénomène des découvertes scientifiques, prenant ainsi en compte l'idée d'une stimulation des esprits par le progrès scientifique.

On trouve dans l'ouvrage de Louis-Sébastien Mercier une phrase qui exprime assez bien cette idée :

« L’homme est un être doué de curiosité, parce qu’il lui importe de savoir et qu’il a besoin d’apprendre. Il doit se développer vers l’infini ; il a donc la plus grande propension au merveilleux, et comme il porte en lui-même le plus vif attrait pour toute découverte, il va au- devant d’elles ; il aime mieux être trompé que de rejeter ce qui lui annonce quelque chose de neuf. Presque tous les faits de la nature tourmentent ou désolent la curiosité humaine. C’est la curiosité qui fait recourir l’homme aux arcanes ; il croit trouver la clef mystérieuse de tous les prodiges qui l’environnent. »222

Cette citation démontre, pour nous, une perspicacité et un recul extraordinaires de Mercier vis-à-vis de ses contemporains. Tous les éléments caractéristiques du bouillonnement intellectuel et culturel qui s'opère dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle sont présents. Il cite cette curiosité motrice des découvertes, mais qui porte nécessairement en elle les potentialités de ses propres dérives, à savoir des attentes poussant les hommes sur le terrain du merveilleux et du surnaturel du fait de leur avidité sans borne. Cette idée se trouve d'ailleurs dans la grande synthèse sur le surnaturel réalisée par Ambroise Matignon, lorsqu'il écrit que « l’immense activité des esprits, [...] ne pouvait guerre

manquer de faire deux choses : d’abord s’élancer avec ardeur à la conquête du vrai, et réaliser, chemin faisant, de précieuses découvertes ; ensuite, [...] se créer des horizons souvent imaginaires, qui présentent sous un jour incertain ou faux tout le panorama des connaissances humaines »223. Il est intéressant de noter le caractère inéluctable donné par l'auteur à cette dualité de conséquences, comme si la découverte ne pouvait avoir lieu sans engendrer de nouveaux désirs de découverte encore plus incroyable, et par-là contribuer à la stimulation et l'expression d'imaginaires débridés.

Si l'on se penche à nouveau sur l'article Enthousiasmes de l'Encyclopédie, on obtient alors des précisions sur la perception des manifestations de cet engouement spontané pour tel ou tel événement :

« Communément on entend par enthousiasme, une espèce de fureur qui s'empare de l'esprit & qui le maîtrise, qui enflamme l'imagination, l'élève, & la rend féconde. C'est un transport, dit-on, qui fait dire ou faire des choses extraordinaires & surprenantes. »224

222Mercier (Louis-Sébastien), op. cit., Tome II, p.1571. 223Matignon (Ambroise), op. cit., p.23-24.

224

L'accent est mis sur l'idée d'une absence de contrôle possible sur cette fureur à travers laquelle se manifeste l'enthousiasme, mais pas seulement. Après avoir cité les conséquences de cet état sur l'imagination, l'auteur de l'article donne les deux caractéristiques souvent attribuées aux actes résultant de cet enthousiasme : extraordinaires

& surprenantes. Il est à la fois question presque d'une nécessité de cet état pour accomplir

des choses sortant de l'ordinaire, mais l'adjectif surprenantes est pour nous plus important car il semble moins connoté d'un aspect positif et utile, et laisse entendre la possibilité d'accoucher de comportements inattendus sans être forcément bénéfiques au progrès.

Il apparaît néanmoins que l'auteur ne l'entende pas dans ce sens, puisqu'il réduit ensuite cet enthousiasme au moteur d'actions formidables : « l'enthousiasme est donc ce

mouvement impétueux, dont l'essor donne la vie à tous les chefs-d'oeuvre des Arts, & ce mouvement est toûjours produit par une opération de la raison aussi promte que sublime »225. On assiste à une appropriation totale d'une notion qu'il semble falloir associer

exclusivement à la raison naturelle, afin d'éviter que lui soit trop facilement jointe l'idée d'un transport vers le surnaturel. Or, comme l'a dit Mercier, et comme le montre un nombre considérable d'exemples sur lesquels nous aurons le temps de revenir, l'engouement caractéristique des esprits pour le neuf et le nouveau les dirigea autant, sinon plus, vers des attentes sortant du cadre strictement scientifique de la raison, que vers des potentialités bridées par cette dernière.

En guise de transition avec l'aspect plus religieux qui nous intéressera ensuite, nous pouvons prendre l'exemple de Joseph de Maistre (1753-1821), un philosophe resté célèbre, entre autres, pour ses liens avec la franc-maçonnerie et l'ésotérisme. Ce dernier est cité dans un ouvrage datant de la deuxième moitié du XIXe siècle, consacré à l'Histoire du

merveilleux dans les temps modernes, l'auteur tirant en effet une phrase très intéressante

du deuxième tome des Soirées de Saint-Pétersbourg écrites par de Maistre, dans laquelle il parlait d'une époque à venir dans laquelle « la science actuelle devait être incessamment

honnie par une postérité vraiment illuminée, qui parlerait de notre stupidité actuelle comme nous parlons aujourd'hui de la superstition du moyen âge »226. Refusant les découvertes scientifiques bridant justement des esprits susceptibles de trouver la vérité par des biais surnaturels, comme le furent pour lui l'illuminisme et la théurgie, il illustre assez bien les contradictions naissant potentiellement des voies ouvertes par l'enthousiasme lié aux découvertes scientifiques, et cette idée d'un dépassement possible et perpétuel.

225Ibid. 226

7.1.b. L’obstacle surnaturel

Cette première sous-partie avait pour but de montrer que l'enthousiasme, lorsqu'il portait les esprits vers des potentialités plus surnaturelles que raisonnables, pouvait représenter une difficulté dans la propagation des strictes vérités scientifiques. Il faut voir maintenant les confrontations directes qui ont pu exister entre science et surnaturel, dans le cadre des découvertes scientifiques, mais avec cette-fois une prise en compte de la dimension religieuse du surnaturel.

L'idée de concilier les découvertes et vérités scientifiques avec les vérités théologiques représente une véritable obsession pour les esprits du temps, et témoigne par ailleurs de ce fameux lien entre science naturelle et croyance surnaturelle. En fait, cette idée renvoie à une dichotomie très importante dans le processus d'affirmation des lumières qui est celle opposant le savoir et le croire, suivant le raisonnement selon lequel « le mode

du « savoir » se substituerait ainsi à celui du « croire », posant les jalons du sujet moderne dont l’autonomie d’action s’appuie sur la raison »227. Or, ce serait une erreur que de

considérer ce phénomène comme s'accomplissant sans aucune espèce de résistance ou d'opposition, comme si un paradigme de pensée pouvait de manière instantanée remplacer le précédent. Il est en effet nécessaire d'envisager un « processus fait de conflits et de

négociations, d’efforts et de résistances, de contradictions davantage intégrées qu’évacuées »228. En ce sens, il est nécessaire d'envisager ce mouvement de transition en

profondeur, qui témoignerait de l'existence perpétuelle de freins et d'obstacles.

Dans cette problématique, Buffon est encore une fois très utile par l'ambiguïté dont il put faire preuve et les témoignages de cette transition qu'il a pu livrer de manière involontaire. Prenons par exemple cette phrase :

« Je ne ferai qu’une remarque sur ce système dont je viens de faire une exposition fidèle ; c’est que toutes les fois qu’on sera assez téméraire pour vouloir expliquer par des raisons physiques les vérités théologiques, qu’on se permettra d’interpréter dans des vues purement humaines le texte divin des livres sacrés, & que l’on voudra raisonner sur les volontés du Très haut & sur l’exécution de ses décrets, on tombera nécessairement dans les ténèbres & dans le chaos. »229

227Krampl (Ulrike), Les secrets des faux sorciers : police, magie et escroquerie à Paris au XVIIIe siècle,

Paris, Editions de l’EHESS, 2012, p.13.

228Ibid. 229

Cette remarque démontre plusieurs choses. D'une part une relative prise de risque de la part de l'auteur, puisqu'il tend à décrire des vérités théologiques incompréhensibles par l'homme, notamment dans le cadre d'une compréhension du fonctionnement de la nature. Or, on serait tenté par conséquent de lire entre les lignes un relatif abandon du repère divin surnaturel dans l'explication de l’œuvre naturelle, non pas via une négation brutale, mais plutôt par un aveu d'impuissance face à une telle tentative d'explication.

Pour aller un peu plus loin, et entrer de plein pied dans la problématique générale de cette troisième partie autour de la notion de vérité, on peut se pencher sur l'échange de lettres qui eut lieu au milieu du siècle entre l'auteur et le syndic de la faculté de théologie, et dans l'une desquelles on peut lire :

« Que par rapport à cette expression, le mot de vérité ne fait naître qu’une idée vague, je n’ai entendu que ce qu’on entend dans les écoles par idée générique, qui n’existe point en soi-même, mais seulement dans les espèces dans lesquelles elle a une existence réelle ; et par conséquent il y a réellement des vérités certaines en elles-mêmes. »230

C'est bien sur le terrain de la recherche de la vérité qui occupe tous les esprits que s'entrechoquent science et surnaturel. Cette lettre étant une réponse à une attaque des institutions religieuses envers les théories de Buffon, il est intéressant de noter qu'il est obligé de se justifier de propos semblant en contradiction avec la doctrine au sujet de l'essence des vérités morales. En effet, on comprend avec quelle difficulté grandissante un naturaliste du XVIIIe siècle accepte d'intégrer des vérités qui se suffiraient à elles-mêmes, sans aucune espèce de démonstration.

Toujours dans cette problématique, et s'observant dans le même échange de lettres, l'auteur dut également se justifier de la définition qu'il avait pu faire des vérités de la morale :

« Que quand j’ai dit que les vérités de la morale n’ont pour objet et pour fin que des convenances et des probabilités, je n’ai jamais voulu parler des vérités réelles, telles que sont non-seulement les préceptes de la Loi divine, mais encore ceux qui appartiennent à la Loi naturelle ; et que je n’entends par vérités arbitraires en fait de morale, que les lois qui dépendent de la volonté des hommes et qui sont différentes dans différens pays, et par rapport à la constitution des différens états. »231

On comprend la gêne hypothétiquement occasionnée par une conception des dogmes relevant « des convenances et des probabilités » vis-à-vis des autorités

230Ibid, Tome IV, p.xii. 231

surnaturelles. Il est intéressant de noter que l'auteur opère une justification des plus efficaces en prétendant lier cette idée aux lois faîtes par les hommes, et non à celles découlant des vérités divines, faisant ainsi la part belle aux lois surnaturelles et incontestables.

Le surnaturel, dans sa présence institutionnelle et religieuse, représenta un obstacle permanent dans une démarche scientifique de l'appréhension des vérités du monde des hommes, par les hommes.