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Borner le surnaturel, exclure le surnaturel

L'enjeu est ici de comprendre en quoi une démarche visant à définir le naturel donne lieu de fait à une acceptation de la notion de surnaturel. Le Larousse 2011 énonce, à l'article définir : c'est « caractériser quelqu'un, quelque chose, marquer sa nature, son

contenu, ses limites ». Dans toute définition d'une chose doit être abordée la question de

ses limites. C'est en cela que la définition de la nature est pour nous très révélatrice.

4.1.a. Le réflexe sensible

Vaste projet que celui d'appréhender l'idée de nature dans toute sa complexité, à l'époque qui est celle de notre étude. En effet, les perceptions et enjeux qui lui sont liés sont innombrables. Le Dictionnaire européen des Lumières cerne bien cette caractéristique propre à la notion de nature : « l'importance et la complexité de l'idée de nature, au XVIIIe

siècle, viennent de ce qu'elle mobilise différents registres, et engage les rapports entre science, philosophie et religion »116. Notre propos ne sera pas ici de tenter d'explorer de

manière exhaustive toutes les problématiques soulevées par cette idée. Notons cependant au passage la similarité des domaines d'influence des concepts de nature d'un côté, et de surnaturel de l'autre. En effet, ces trois piliers que représentent la science, la philosophie et la religion, sont également les trois principaux domaines que nous lions au surnaturel depuis le début de cette étude.

116Larrère (Catherine), Nature, in Delon Michel (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, PUF, 1997,

Pourquoi avoir choisi cette appellation de réflexe sensible ? Ceci est à mettre en lien avec l'ambition qui est celle de cette seconde partie, c'est-à-dire de cerner le lien existant entre nature et surnaturel. Cette idée de réflexe sensible exprime pour nous les réponses que donnent machinalement les esprits aux questions relatives au monde qui les entoure, par l'appréhension sensible de ce dernier. En d'autres termes, il s'agit de constater une attitude acceptant le surnaturel comme explication des interrogations laissées par l'expérience sensible du monde. Pour faire un parallèle concret, on parlait d'expérience sensible comme argument incontournable dans la preuve du géocentrisme lors des conflits scientifiques provoqués dès le milieu du XVIe siècle. Comment théoriser que la Terre tourne autour du soleil alors qu'on le voit très nettement décrire un arc de cercle autour de nous dans le ciel ?

Nous avons par ailleurs déjà exploré une facette de cette capacité du surnaturel à donner des réponses aux questions en suspens, lorsqu'il s'agissait de faire face à la mort. On trouve à ce propos des choses très intéressantes dans une publication d'actes de colloque parue récemment : De Socrate à Tintin : anges gardiens et démons familiers de

l'Antiquité à nos jours. En effet, il est possible d'y lire qu' « entre quête théosophique et divertissement mondain, la conviction que des puissances occultent mènent le monde fournissait une explication simple à tous les problèmes »117.

Même s'il traite d'exemples précis, l'auteur donne les clés de lecture d'un phénomène conduisant les hommes à chercher les réponses à ce qu'ils ne comprennent pas dans des sphères obscures par leur définition, mais utile par leur propension à tout expliquer. Ainsi en va-t-il des qualités occultes et surnaturelles.

Prenons par exemple une phrase de Gilibert, qui pour nous découle de ce genre de réflexes : « Combien de phénomènes nous sont connus comme faits dont nous ignorons les

causes »118 ? De la part d'un naturaliste, la phrase n'est pas anodine. Il est question ici de

cet ensemble d'acceptions communes autour de connaissances relatives au monde et à la nature, qui sont supposées hors de doute malgré le fait qu'on n'en connaisse pas les véritables causes. Il est établi que nous tenons pour vraies un nombre de suppositions que l'on pourrait qualifier de discutables. Cette idée renforce le doute susceptible d'exister quant à la véritable origine des manifestations mettant à l'épreuve les sens des hommes,

117Boudet (Jean-Patrice), Faure (Philippe), Renoux (Christian) (dir.), De Socrate à Tintin : anges gardiens et

démons familiers de l’Antiquité à nos jours : actes du colloque d’Orléans, 8 et 9 juin 2006, Rennes,

Presses universitaires de Rennes, 2011, p.221.

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origine qui pourrait par-là être supposée surnaturelle. Nous y reviendrons très concrètement lors de l'étude de la notion de création.

Or, c'est bien là tout l'enjeu de l'explication de la nature au XVIIIe siècle, qui crée des débats dans lesquels s'invite inévitablement le surnaturel. Georges Gusdorf écrit que

« l’œuvre de Linné, celle de Buffon, appartiennent à un âge intermédiaire, où l'esprit scientifique fait valoir ses droits sans parvenir à surmonter les obstacles à une formalisation pleine et entière »119. Dans ces mots transparaît toute la complexité de ce que peut être un moment de transition, passage d'un état à un autre qui suppose des changements s'opérant parfois à des vitesses différentes et dans des proportions diverses. Cette formalisation réside dans le poids des a priori se reposant sur la métaphysique et sa manière d'expliquer le monde d'une part, mais également sur une somme de comportements et de représentations en lien avec la recherche d'explication de phénomènes semblant inexplicables, ou en tout cas inexpliqués. Comment ne pas voir s'inviter ici le surnaturel, recours quasi-automatique dans les deux cas, vecteur de facilitation du raisonnement relatif à l'explication du monde ?

Cette idée, Gusdorf l'illustre très clairement en insistant sur le flou qui entoure les bornes supposées des connaissances de la vie, dont les causes de l’ambiguïté reposent

« entre le concret et l'abstrait, entre l'objectif et le subjectif, entre l'évocation des réalités empiriques et les références métaphysiques et théologiques »120.

4.1.b. L’explication surnaturelle

Le principal objectif de notre discours ici, est de tenter de comprendre la place que tient le surnaturel dans la définition de la nature, et d'observer ce que cette place révèle sur des plans philosophiques et théologiques, entre autres.

Nous avons mis plus tôt en évidence l'importance de la délimitation dans les processus de définition : savoir ce qu'est une chose, c'est avant tout savoir où elle commence, et où elle se termine. On cherche par là des indices et des marques attestant de ce qui en fait partie ou non. Dans le cas de la nature, le processus de définition est déterminant. On connaît en effet le rôle de l'encyclopédisme au XVIIIe siècle, et pour les scientifiques et naturalistes de l'époque, cataloguer et classer toutes les espèces constituant

119Gusdorf (Georges), Dieu, la nature, l'homme au siècle des Lumières, Payot, Paris, 1972, p.272. 120

la nature, participe à sa définition. Pour bien considérer cet aspect, prenons une phrase que l'on peut lire dans les premières pages de l'ouvrage de Gilibert :

« L’histoire naturelle, considérée dans toute son étendue, telle qu’elle est aujourd’hui consignée dans nos archives, présente près de soixante-mille espèces décrites, ou dessinées, ou caractérisées ; savoir, plus de dix-huit mille espèce de végétaux, autant d’insectes, un nombre très considérable de quadrupèdes, d’oiseaux, de poissons, d’amphibies, de vers, et un nombre non moins considérable de minéraux. »121

Ceci renvoie bien évidemment à l'objectif principal que se fixa cette histoire

naturelle dès les origines, à savoir décrire les objets de la nature, pour mieux la connaître.

Bien que l'ouvrage en question contienne bon nombres de réflexions philosophiques sur la nature – nous aurons l'occasion d'y revenir – il est important de noter ce genre de rappel fait par l'auteur.

Si l'on s'attarde plus précisément sur l'établissement des bornes de la nature, alors nous pouvons trouver des éléments de réponse dans l'Encyclopédie. L'article Surnaturel, dont nous avons déjà cité certains passages, se décline en plusieurs parties, chacune tentant d'expliquer telle ou telle facette d'un terme dont nous avons mis en exergue la polysémie. Sur la question des limites, l'auteur écrit que le surnaturel serait :

« […] ce qui est au-dessus de la nature, ce qui surpasse les forces de la nature. [...] ce qui surpasse l'exigence et les forces tant physiques qu'intentionnelles des substances existantes et des modifications qui leur sont naturelles. »122

Cette première indication est très importante, et rejoint le discours qui fut le nôtre dans la première grande partie de cette étude : l'idée de supériorité. Ici est considéré comme surnaturel ce qui est au-dessus de la nature, dans le respect de l'étymologie. Les termes de forces physiques, substances existantes ou de modifications naturelles semblent tendre vers une opposition d'éléments concrets et tangibles face à des forces supérieures, abstraites et intangibles. C'est dans un rapport de hiérarchie que la nature se rapporte instantanément à une surnature, témoin d'une réflexion au cœur de l'explication du monde. Jean Ehrard est très clair à ce propos, lorsqu'il écrit que « la Nature renvoie à une

surnature, ne serait-ce que pour se définir contre elle; elle justifie et contient les appétits naturels au nom d'une morale qui revendique la même épithète »123. Il approfondit même la

réflexion en établissant l'opposition qui découle de cette différenciation.

121Gilibert (Jean-Emmanuel), op. cit., p.vi.

122D'Alembert (Jean Le Rond), Diderot (Denis) (dir.), op. cit., art. Surnaturel. 123

Il faut en effet parler de théologie, l'Encyclopédie donnant en ces termes la définition que font les théologiens du surnaturel :

« [...] les uns définissent le surnaturel, tout ce qui surpasse les forces actives de la nature ; d’autres disent que c’est ce qui surpasse les forces tant actives que passives de la nature, mais outre qu'on n'entend pas clairement ce que c'est que ces forces passives, il est certain que la création d'une âme ou d'un ange, surpasse les forces actives de la nature, & n'est pas cependant proprement un effet surnaturel. »124

Ce n'est pas la première fois que l'on note la confusion qui entoure ce terme, et ce même dans un article censé le définir. L'auteur de cet article tente de d'expliquer la définition théologique du surnaturel sans réel succès, puisqu'il se trouve dans une configuration d'esprit relativement différente quant à l'appréhension de la nature. Ce qui nous intéresse particulièrement ici c'est de noter cette idée de surpasser, autrement dit d'aller au-delà de quelque chose, d'être plus important.

La définition du surnaturel renvoie à la délimitation de la nature en ce qu'il incarne tout ce qui lui est supérieur. On comprend bien ici l'enjeu que put représenter la connaissance et la classification précise de la nature, puisqu'il s'agissait, implicitement, de se prononcer sur ses bornes et les possibles phénomènes qui les dépasseraient. Les débats et controverses essentielles sont par-là inévitables tant les enjeux sont importants, la définition de la nature envoyant les auteurs, parfois malgré eux, sur le terrain délicat d'une réelle définition du surnaturel, et par conséquent du divin.

Jean Ehrard est encore une fois très éloquent à ce sujet, et résume parfaitement la complexité de ce rapport entre nature et surnaturel, évoquant sa composante conflictuelle :

« Mais si l’idée de nature renvoie au surnaturel, elle tend aussi à lui faire la part la plus exiguë. D’où une tension constante qui aboutit au plus fade des compromis. Au Dieu d’Isaac et de Jacob succède une étrange divinité : simple reflet de la raison humaine, ombre de la nature, dont la philosophie conquérante ne parvient pas à dissiper le fantôme inconsistant »125.

124D'Alembert (Jean Le Rond), Diderot (Denis) (dir.), op. cit., art. Surnaturel. 125