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Les prophéties : entre naturel et surnaturel

Ce rapide panorama des acceptions relatives à ce terme de prophéties et des justifications qu'il a pu susciter ouvre la voie à un raisonnement central dans notre étude, et qui nous a occupé à plusieurs reprises à propos de thématiques diverses : la teneur hybride, entre naturel et surnaturel, de phénomènes bien particuliers, qui témoignent de l'omniprésence du second de ces deux adjectifs. Voyons en quoi cette idée peut rejoindre le thème des prophéties.

8.2.a. Prédictions surnaturelles, anticipations réelles

Cette dualité est incontournable, en ce qu'elle précise le moyen le plus fiable d'appréhender le phénomène des prophéties. En effet, il est essentiel de s'éloigner d'emblée d'une définition en faisant un élément marginal d'une sphère de pensées et d'attitudes en décalage avec son époque, et produisant ainsi des effets tout aussi marginaux et déconnectés de la réalité du monde. Ceci représenterait pour nous une grave erreur, car une telle démarche reviendrait à confondre les moyens et les objets. Pour le dire plus simplement, il est évident que le surnaturel ne traite pas que de surnaturel, et ne représente par conséquent pas un élément isolé qui s'autoalimenterait.

Bien au contraire, que ce soit dans son sens originel – avec un prophète dont les agissements visent précisément le monde des hommes – ou dans le sens incarné par les différents exemples cités à la fin de la partie précédente, l'objet des prophéties est clairement le monde réel, et les manifestations attendues et prévues touchent aux aspects

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les plus concrets de la société. Ceci découle de l'utilité que revendiquent les prophètes, guidés par une philanthropie plus ou moins teintée d'ambition et de recherche de notoriété. Très concrètement, cela se traduit par une revendication a posteriori de la pertinence d'une prédiction supposée avoir annoncée au préalable la teneur d'événements dont les hommes ont été les spectateurs.

On le voit de façon très claire chez l'ensemble des prophètes, et Marie-Anne Lenormand en est une bonne illustration, lorsqu'elle écrit, au début de l'ouvrage dont nous avons déjà cité certains passages :

« […] j’en appelle maintenant aux hommes les plus impartiaux, et qui jugent sans aucune prévention. Ils diront : les Souvenirs prophétiques renfermaient, dans un langage mystérieux, des avertissements qui, mieux compris, pouvaient servir à détourner de bien grands malheurs. »270

Elle fait ici référence à un ouvrage qu'elle avait fait paraître plus tôt, en 1814, dont elle loue à présent les qualités d'anticipation. Et c'est dans cette logique que les prophéties gagnent en aura et en crédibilité, c'est-à-dire dans l'idée d'un secours surnaturel apporté à l'ordre naturel des choses.

Si l'on s'intéresse à un événement majeur qui se déroula avant la parution des deux ouvrages en question, mais qui n'en fut pas moins un objet d'attention très important pour l'auteur, alors on constate assez bien cette cohabitation du naturel et du surnaturel. En effet, la Révolution française fut un des sujets les plus prisés par les prophètes et leurs adeptes, bien souvent dans la revendication d'une prédiction antérieure. Ce fut le cas de Melle Labrousse, entre autres, mais cette idée doit surtout être vue comme un élément constitutif de la recherche des causes de ce qui fut pour certains un véritable cataclysme, notamment du côté de la sphère religieuse.

Ce recours au surnaturel pour expliquer des événements tout ce qu'il y a de plus concrets, peut même prendre des dimensions encore plus importantes, dépassant le simple cadre chronologique de l'époque qui fut le théâtre des événements en question, pour faire rejaillir des prophètes du passé. L'exemple le plus fameux est celui de Nostradamus – qui est par ailleurs un recours perpétuel pour certains dans l'explication de phénomènes historiques traumatisants, comme ce fut encore le cas à propos des années de la domination nazie au XXe siècle – mobilisé dans un souci d'explication des événements révolutionnaires par « quelques dévots de l'illuminisme »271, selon Louis Figuier. Ce

270Lenormand (Marie-Anne Adélaïde), op. cit., p.11-12. 271

dernier écrit en effet avec ironie que « le prophète du XVIe siècle serait bien incomplet

dans ses prédictions s'il n'avait pas dit un mot sur un événement aussi grave que la révolution française »272.

Le privilège surnaturel transparaît encore une fois à travers les potentialités d'explication qu'il sous-entend. Il semble représenter ici un recours diachronique et pertinent, et l'explication du réel par le surnaturel prend tout son sens. Il faut brièvement noter que cette perméabilité fut également décelée par des esprits avides d'en faire leur fonds de commerce, à savoir les charlatans. Une étude complète du charlatanisme serait bien évidemment très intéressante, mais la facette qui nous intéresse ici réside seulement dans l'instrumentalisation de ce flou installé par les prophètes au niveau de cette frontière entre réel et surnaturel. Si l'on prend l'exemple de Casanova, aujourd'hui bien connu, il est intéressant de noter que dans ces prédictions, ce dernier reconnaissait ne donner que des réponses qui sous-entendaient des sens divers et par là des interprétations plurielles, afin de ne jamais se tromper273. Ainsi, « transmettant des réponses obscures et ambigües dont il

feint de ne pas comprendre le sens, Casanova laisse tout le travail d'exégèse à ses interlocuteurs »274. C'est dans ces manifestations que transparaît toute la puissance du surnaturel lorsqu'il se mêle au réel et à l'ordinaire, transportant les esprits en attente de réponses dans les gouffres insondables de l'éventuel ou du possible.

L'obscurité des propos, omniprésente et revendiquée, finit de justifier l'intérêt pour le surnaturel et sa supériorité présumée sur l'ordre naturel des choses. On observe ce phénomène chez Melle Lenormand :

« Dans ces nouveaux Souvenirs, je veux parler en paraboles ; mais elles seront toujours intelligibles pour les vrais croyants. Néanmoins les nuages sous lesquels je cacherai la vérité, ne seront pas assez épais pour que les yeux même les moins exercés ne puissent la découvrir. Aussi je le dis : Ah ! Malheur à qui ne voudra pas comprendre… »275

On retombe sur les outils privilégiés d'un surnaturel qui garantissent son intelligibilité et sa crédibilité. Un mystère teinté d'élitisme dans sa potentielle compréhension, qui nourrit des représentations relatives à la connaissance supposée de l'avenir par des âmes privilégiées.

272Ibid.

273Boudet (Jean-Patrice), Faure (Philippe), Renoux (Christian) (dir.), op. cit., p.218. 274Ibid.

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8.2.b. Un bouleversement des clivages

Il faut étendre notre réflexion à des considérations plus générales, en montrant que cette cohabitation du naturel et du surnaturel par le phénomène des prophéties, représente des bouleversements et des modifications de clivages encore plus nombreux.

Nicole Edelman dit à ce sujet que les « médiums et somnambules sont en effet à

l’origine d’interrogations essentielles de physiciens, de philosophes et de médecins sur les limites de l’expérience, du moi, du conscient et de l’inconscient, sur la réalité perçue par les sens humains, sur la nécessité de faire évoluer la raison »276. Il apparaît donc

nécessaire de prendre en considération la facette surnaturelle des problèmes posés à l'Homme dans son rapport au monde, et le fait que les institutions académiques ne suffisent pas à envisager. C'est dans ce même cadre que s'expriment des prophètes que l'on jetterait a

priori, et par erreur, en dehors du siècle de la raison et du progrès.

Ces interrogations relatives au futur et à l'avenir sont vraies de tout temps, et il est intéressant de noter qu'elles s'expriment aux deux bornes chronologiques de notre étude, avec l'exemple des années 1810 que l'on vient de citer, et le milieu du XVIIIe siècle avec Lenglet de Fresnoy, qui ne parle pas de songes et de visions uniquement dans le but de se prononcer sur la réalité de ces phénomènes :

« Un grand nombre d’entre eux s’imaginent être favorisés d’apparitions, de Visions et de songes merveilleux ; ils se persuadent même en pouvoir tirer des pronostics pour l’avenir. D’autres craignent d’en avoir. Enfin une autre partie ; et c’est la plus saine & la moins nombreuse y est indifférente. Ces derniers restent tranquilles, sans les délirer ni les craindre. »277

L'idée selon laquelle les âmes se tourneraient vers l'avenir lorsqu'elles auraient la sensation d'être en position de communication surnaturelle, est déjà présente dans cet ouvrage. L'idée de prédiction voyage d'une sphère à une autre, ne représentant pas un objet monopolisé par une stricte orthodoxie religieuse. Il est d'ailleurs important de voir qu'elle a une influence au cœur de la religion catholique, et qu'elle ne fut pas seulement le centre d'intérêt d'une minorité d'illuminés condamnés par Rome.

Le millénarisme – qui repose sur une croyance eschatologique relative au règne de Jésus-Christ sur Terre, et qui sous-entend une attente, de la part de ses adeptes, d'une régénération finale et attendue, moment d'un retour aux origines – doit être cité dans notre

276Edleman (Nicole), op. cit., p.221. 277

problématique. En effet, Catherine Maire a bien montré la façon dont le jansénisme s’était teinté de millénarisme dans la deuxième moitié du siècle, reposant en partie sur

« l'accomplissement des prophéties de l'Ancien Testament »278. Il est très stimulant de voir

qu'elle lie ce comportement à la négation d'un contexte dont nous avons déjà parler via cette idée d'un recours au surnaturel dans l'explication du monde. Elle écrit en effet que

« Le jansénisme est une réponse aux dilemmes de la conscience chrétienne à l’âge moderne, confrontée à une nouvelle image du monde, de l’ordre politique et de l’homme, qui pose le problème de la place de Dieu. Où situer Dieu par rapport à une réalité d’ici- bas qui s’explique de plus en plus sans lui » 279?

Le rapport au futur, dont l'instrument prophétique représente un aspect redondant, s'immisce volontiers au sein des débats centraux qui animent le siècle des lumières, de manière plus ou moins réglée ou académique, mais néanmoins systématique. Voltaire lie la prophétie au miracle, dans un article que nous avons déjà mis à profit dans cette étude. Il la définit en effet comme le moyen de justification du miracle, dans la logique de l'institution qu'il présente comme étant la suivante : « On exige donc que la doctrine soit appuyée par

les miracles, et les miracles par la doctrine »280. Ainsi écrit-il :

« […] il faut que ces miracles soient annoncés par des prophéties. […] il faut les avoir entendu annoncer clairement, et les avoir vues s’accomplir réellement. […] Il est nécessaire que le miracle et la prophétie soient juridiquement constatés par les premiers de la nation. […] il se peut que la nation soit intéressée à supposer une prophétie et un miracle ; dès que l’intérêt s’en mêle, ne comptez sur rien. […] Si un miracle prédit n’est pas aussi public, aussi avéré qu’une éclipse annoncée dans l’almanach, soyez sûr que ce miracle n’est qu’un tour de gibecière, ou un conte de vieille. »281

L'auteur donne ici toutes les clés de compréhension du phénomène prophétique, puisqu'il en montre les difficultés de compréhension et d'accessibilité, les enjeux et conflits d'intérêts susceptibles d'y être cachés, tout comme l'hypothèse du charlatanisme. Il démontre de la même manière le caractère transversal d'un élément qui traverse les clivages, et trouve sa place partout. Même s'il pointe du doigt un processus religieux, la remise en question relative dont il fait l'objet dans la dernière partie de la citation montre

278

Maire (Catherine), Les jansénistes et le millénarisme : du refus à la conversion, Annales. Histoire,

Sciences Sociales, 2008/1 63e année, p.8.

279Ibid.

280Voltaire, op. cit., art. Miracles. 281

bien le caractère hybride voire polymorphe d'une expression surnaturelle du rapport à l'avenir.

Nicole Edelman a bien montré tout le rôle de ces personnages dans le renversement de conceptions bien établies, et de transformation lente de représentations précises et liées à des objets incontournables de la foi et des croyances des hommes :

« Somnambules et médiums brouillent les distinctions entre réalité et imaginaire, entre vivants et morts, entre homme et femme. Elles bouleversent les limites du surnaturel, nient l’enfer, le diable et la mort »282.