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CHAPITRE I- L’AFFAIRE VIVENDI : LORSQUE LE JUGE DEVANCE LE DROIT

A. L’absence de Forum Shopping Malus

2) Un abus de la part des demandeurs français?

L'assignation déposée auprès du Tribunal de Grande Instance de Paris le 25 novembre 2009 avait pour objet de faire reconnaître un abus de forum shopping, ou forum shopping malus de la part des actionnaires français ayant rejoint la class

action américaine contre Vivendi. En première instance, Vivendi demandait un

million d'euros de dommages-intérêts, ainsi qu’un euro symbolique au titre du préjudice à son image, une amende civile pour abus de procédure, une injonction sous astreinte de se désister de la class action américaine et enfin 200 000 euros d’indemnisation de frais de justice. En appel, les demandes de Vivendi ont été

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ramenées à un euro symbolique et une injonction sous astreinte de se désister de la class action américaine65.

Selon Vivendi, l’abus était caractérisé par la soustraction du litige au juge français. La société considérait le lien entre l'affaire et les États-Unis comme artificiel et abusif. Aux termes de l’assignation, la seule circonstance de la cotation du titre Vivendi sur le marché américain n’était pas suffisante à soustraire le litige à son juge naturel, le juge français66. Les éléments de rattachement au juge français étaient en revanche nombreux. Les demandeurs étaient des personnes de nationalité française, domiciliés en France. Ils avaient acquis les titres Vivendi, auprès d'un intermédiaire français. Quant à Vivendi, il s’agit d’une société française, dont le siège social est localisé en France, dirigée par des français, et qui fut autorisée à émettre ses titres par le régulateur français. Tous ces éléments faisaient du juge français le juge naturel du contentieux entre Vivendi et ses actionnaires. L’engagement d’une procédure aux Etats-Unis s’apparentait donc à un abus de forum shopping de la part des actionnaires poursuivis67. Aussi, Vivendi rappelait que le régulateur français, l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) avait validé l'information financière communiquée par la société durant la période en cause. Les actionnaires disposaient donc de voies de recours en France, contre la société et l’AMF. La démarche des actionnaires ayant rejoint la class

action américaine s'apparenterait ainsi à un contournement des procédures

65 M. Audit et M.L. Niboyet, « L’affaire Vivendi Universal S.A. ou comment une class action diligentée renouvelle le droit du contentieux international en France » (2010) 148 Gaz. Pal. 11 ¶34 [Audit et Niboyet].

66 Assignation, supra note 43 ¶1.1. 67 Cohen, supra note 55 ¶34-35.

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judiciaires françaises, certainement afin de bénéficier d'une procédure américaine mieux à même de produire les effets escomptés.

Le point de vue de Vivendi se justifie quand on sait que les actionnaires français avaient tout intérêt à rejoindre une class action américaine plutôt que d’engager une procédure judiciaire en France. D’abord, cela permettait de bénéficier du moyen de pression que constituent les class actions. Ensuite, cela permettait de poursuivre un groupe multinational en justice à moindre coût : les divers frais liés à la procédure étaient pris en charge par le cabinet d’avocats en charge de la class

action et, nous l’avons vu, en cas de perte les demandeurs n’auraient pas à

s’acquitter des frais de justice de leur adversaire, comme c’est le cas en France. Enfin, dans l’hypothèse où le juge français venait à refuser l’exequatur du jugement de class action en France, ce jugement n’aurait pas autorité de la chose jugée sur le territoire français et les actionnaires pourraient toujours engager une nouvelle procédure en France, forts de leur victoire aux Etats-Unis. C’est ainsi que Vivendi souligne que ses actionnaires ont « engagé une action judiciaire lourde pour Vivendi, sans avoir à assumer les conséquences d'un échec »68.

Le forum shopping malus semble ainsi caractérisé en l'espèce. Au delà de la seule recherche d'un for plus favorable à leurs intérêts, les demandeurs auraient été guidés par la volonté de tirer parti du droit au for, de façon illégitime69. Un tel abus aurait eu pour conséquence de créer une dangereuse rupture d'équilibre entre les parties : comme le souligne Daniel Cohen, accepter une telle pratique du

68 Assignation, supra note 43 ¶1.1. 69 Cohen, supra note 55 ¶22.

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forum shopping c'est accepter de soumettre les entreprises à une véritable

insécurité juridique, celles-ci pouvant être poursuivies à l'étranger au regard d'infractions s'éloignant du droit leur étant applicable naturellement70.

C'est pourtant une conclusion bien différente qu'ont abouti les juges de la Cour d'appel qui, dans la décision du 28 avril 2010, ont refusé de qualifier d'abus de

forum shopping la participation des actionnaires français à la class action

américaine. Selon les juges français, l'abus ne peut être constaté dès lors qu'aucune manœuvre frauduleuse n'a été constatée : « le droit d’ester en justice est un droit fondamental dont l’exercice ne peut dégénérer en abus que s’il est mis en œuvre avec une légèreté blâmable, ou obéit à une intention malicieuse ou malveillante »71.

Ici, les demandeurs français n’étaient pas à l’initiative de la class action : ils avaient été rassemblés, avec des actionnaires d’autres nationalités, par les actionnaires et avocats américains désireux d’engager une class action. Dans cette situation, il était difficile de qualifier l’action des actionnaires français de manœuvre frauduleuse. Par ailleurs, les juges de la Cour d’appel ont rejeté les arguments soulevés par Vivendi quant au coût de la class action : ils ont en effet souligné que ce coût n’était pas fonction de l’intégration des actionnaires français dans le groupe certifié ; l’argument n’avait donc que trop peu de poids. Surtout, la Cour d'appel a refusé de qualifier le juge français de juge naturel. Elle a ainsi affirmé l’absence de hiérarchie entre les différents fors accessibles aux

70 Ibid.

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demandeurs dès lors qu'il existe des liens sérieux entre le for et le litige. Aucune préférence ne pouvant être prononcée en faveur du juge français, le juge américain avait donc toute légitimité à juger une affaire reposant sur une infraction au droit boursier américain, sur des titres cotés à New-York, par des dirigeants domiciliés aux Etats-Unis. Vivendi était ainsi débouté de sa demande en indemnisation.