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CHAPITRE I- L’AFFAIRE VIVENDI : LORSQUE LE JUGE DEVANCE LE DROIT

B. Certification d’un groupe composé majoritairement de demandeurs français

1) Le test de probabilité

La première condition, la supériorité de la procédure, est particulièrement en danger lorsque des justiciables étrangers sont membres d'un groupe. Ce critère exige que la voie collective soit la plus appropriée pour réaliser les effets escomptés de la procédure, en comparaison avec les autres voies d'accès à la justice disponible. Horatia Muir Watt a relevé parmi les éléments à considérer pour apprécier la supériorité de la procédure les aspects suivants :

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L'intérêt des membres du groupe à exercer ou non des actions individuellement [cet élément est aisément établi en matière de valeurs mobilières, où les pertes individuelles souvent trop faibles pour justifier la sollicitation du juge], l'existence de procédures déjà engagées par certains membres, l'opportunité d'une concentration de l'ensemble du contentieux devant le seul for de l'action collective, et les difficultés de gestion [du groupe]47.

Au delà de la commodité procédurale que peut constituer une class action pour ses membres, celle-ci doit également, pour être qualifiée de supérieur, contribuer à la bonne administration de la justice, c'est-à-dire favoriser des économies d’échelle et faciliter la gestion des contentieux. Sans cela, le juge est moins disposé à certifier le groupe.

Lorsque des justiciables étrangers entrent en jeu, l'évaluation de la supériorité complique la tâche du juge de la certification. Il doit, par un test de probabilité, apprécier si les conditions de l’article 23(a) sont réunies dans le pays concerné. Ce test reste toutefois à la discrétion du juge, selon sa volonté ou non de conférer à son jugement un rayonnement débordant de sa juridiction. Ainsi, certains juges, réfractaires à l'idée de se prononcer sur une question aussi sensible que celle de l'intégration d'étrangers dans leurs class actions, préfèrent exclure de facto les demandeurs étrangers du groupe désigné dans leur décision de certification48.

Le test de probabilité a pour objet d'anticiper la réaction des autorités lorsque, une fois le jugement américain rendu, le justiciable étranger voudra s'en prévaloir auprès de la juridiction. Cette évaluation des « chances de circulation

47 Horatia Muir Watt, supra note 40, ¶4.

48 Ilana Buschkin, «The viability of class action lawsuits in a globalized economy – permitting foreign claimants to be members of class actions lawsuits in the U.S. Federal courts » (2005) 90 Cornell L. Rev. 1563 à la p.1567 [Buschkin].

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internationale du jugement »49 impose au juge américain de se plonger dans le droit international privé du pays en question, afin de déterminer si son jugement y sera reconnu et sera res judicata, c'est à dire s'il sera pleinement effectif et aura autorité de la chose jugée.

Dans l’affaire Vivendi, le juge de la certification a donc momentanément revêtu la robe française, et, au regard des principes de droit international privé français, établit qu'il était « plus probable que non »50 que le jugement rendu à l'issue de la procédure soit reconnu en France. Malgré les hésitations que peut soulever la formule, il faut noter que le juge fait ici preuve de davantage de rigueur que ses prédécesseurs dans l'affaire Bersch v. Drexel Firestone de 197051. Les juges avaient alors considéré qu'un refus de certification ne pouvait être prononcé à l'égard de demandeurs étrangers que si la non-reconnaissance du jugement auprès de la juridiction était quasi-certaine. La logique est maintenant inversée : il ne s'agit donc plus de prouver l’impossibilité de reconnaissance du jugement, mais de peser les éléments allant pour et contre cette reconnaissance pour établir son degré de probabilité.

Ici, la Cour a fait reposer son test de probabilité sur deux piliers. D'une part, la justification de sa compétence au cas d'espèce. Celle-ci tient à divers éléments, nous en relèverons deux. Premièrement, une nouvelle lecture de l'article 15 du Code civil français, insufflée par la jurisprudence issue de l'arrêt Prieur52 du 23

49 Horatia Muir Watt, supra note 40 ¶1. 50 “More likely than not”.

51 Bersch v. Drexel Firestone Inc., 519 F.2d 974 (2d Cir.), cert. denied, 423 U.S. 1018 (1975). 52 Cass. civ.1e, 23 mai 2006, Prieur c. de Montenach, D. 2006. Chron. 1846 (note B. Audit).

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mai 2006. Conformément à l’article 15 du Code civil, « un Français pourra être traduit devant un tribunal de France, pour des obligations par lui contractées en pays étranger, même avec un étranger ». Cette disposition avait jusqu'alors été considérée par la jurisprudence comme le fondement d'une compétence exclusive du juge français sur ses nationaux, permettant ainsi aux demandeurs de l'invoquer afin d'empêcher l'exécution d'un jugement étranger en France. L'arrêt Prieur renverse cette tendance : « [l]’article 15 du Code civil ne consacre qu’une compétence facultative de la juridiction française, impropre à exclure la compétence indirecte d’un tribunal étranger, dès lors que le litige se rattache de manière caractérisée à l’Etat dont la juridiction est saisie et que le choix de la juridiction n’est pas frauduleux »53. Il sonne ainsi le glas de la compétence exclusive du juge français sur ses nationaux et ôte un obstacle considérable à la reconnaissance des jugements étrangers en France. Deuxièmement, le juge américain s'est intéressé à la condition posée par l'arrêt Prieur, à savoir l'existence d'un lien caractérisé entre la juridiction saisie et le litige. En l'espèce, les faits allégués ayant été supposément commis en infraction du droit américain, il a considéré que le juge américain était compétent.

Le second pilier de la démonstration du juge de la certification est en revanche plus surprenant car moins juridique. Pour compléter son test de probabilité, celui- ci s'est attaché à étudier les divers avis qui lui ont été portés concernant l'acceptation des class actions en France. Il en a apporté une appréciation qui, il faut le souligner, n'engage que lui. Il a ainsi soulevé les divers arguments relevés

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par doctrine, universitaires, experts et gouvernements contre l’introduction des

class actions en France, pour en modérer la portée et justifier sa décision.

L'obstacle du mécanisme d'opt-out par exemple, si souvent présenté comme une barrière à l'introduction des class actions, perd de sa force bloquante devant le juge de la certification, qui ne considère pas cet obstacle comme insurmontable. Il rappelle également que la maxime Nul ne plaide par procureur n’est pas absolue car le juge français a déjà refusé de l’appliquer au nom de l'ordre public54. Enfin, il déduit de l'abondance des écrits en la matière, et de la multiplication des groupes de travail composés sous l'impulsion de politiques, qu'il existe une volonté en France de voir les class action reconnues. Ce faisceau d'indices permit ainsi au juge de la certification de constater qu'il existerait plus de raisons de reconnaître un jugement de class action que de le rejeter. Fort de cette déduction, il décida donc d'inclure les actionnaires français dans le groupe constitué face à Vivendi.

La solution ne choque pas, particulièrement au vu du scandale créé par l’Affaire Vivendi : l’opinion publique voulait une class action suffisamment forte. Mais la justification juridique reste faible, et cela d'autant plus qu'une décision inverse avait été rendue quelques mois auparavant, par la même juridiction, autrement composée toutefois, dans le cadre de l'affaire Alstom. Les faits allégués étaient similaires : actionnaires américains et étrangers, dont français, demandaient l'introduction d'un recours collectif contre une société française, pour diffusion

54 Horatia Muir Watt, supra note 40 ¶9. La décision est rapide et imprécise sur ce point, ce qui ne permet pas d’identifier la jurisprudence dont le juge américain fait mention au soutien de ses propos.

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d'informations financières inexactes. Ici également, afin de déterminer si le groupe présenté répondait aux critères de la règle 23 du FCPR, le juge de la certification avait pratiqué un test de probabilité évaluant l'efficacité d'un jugement américain pour les membres français du groupe. Mais la conclusion de ce test fut bien différente : le Tribunal Fédéral du District du Sud de New-York avait retenu en l’espèce qu'une décision issue d'une procédure de class action ne serait pas reconnue en France, car la class action porte atteinte aux principes essentiels du droit français55. Comme énoncé précédemment, le test de probabilité est à la discrétion du juge qui décide de le pratiquer et n'a pas de portée autre que celle de motiver sa décision de certification du groupe. C'est pourquoi deux résultats diamétralement opposés peuvent apparaître lors d'affaires similaires.