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CHAPITRE I- L’AFFAIRE VIVENDI : LORSQUE LE JUGE DEVANCE LE DROIT

B. Certification d’un groupe composé majoritairement de demandeurs français

2. L’efficacité nécessaire de la class action

Le défaut d'exequatur d'un jugement n'est pas un obstacle mineur. Au contraire, il priverait le recours collectif de toute efficacité si le jugement ne constitue pas

res judicata pour les membres du groupe comme pour le défendeur. Si un groupe

est certifié sans que tous les membres puissent se prévaloir de la décision dans leur juridiction, cela implique que ces derniers puissent à nouveau poursuivre la société, pour les mêmes faits allégués, auprès de leur juge national pour obtenir indemnisation. Plus dangereux, des individus non satisfaits de l'issue du recours collectif pourraient ouvrir de nouvelles procédures individuelles afin d'obtenir gain de cause, engendrant ainsi un coût supplémentaire pour l'appareil judiciaire

55 Daniel Cohen, « Contentieux des affaires et abus de forum shopping » (2010) 16 D. 975 ¶17 [Cohen].

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et pour le défendeur. L'objectif d'optimisation de la justice ne serait alors pas rempli, et la class action perdrait tout son intérêt56.

La question se pose alors : pourquoi le juge américain aurait-il pris le risque de certifier un groupe malgré une portée du jugement contestable ? On ne peut ici que spéculer, mais il semble qu'une toute autre efficacité ait été privilégiée : celle de la certification comme sanction. La certification est une étape procédurale préliminaire mais qui se révèle être au cœur du mécanisme de recours collectif. Sans certification, il n'y a pas de recours possible. Mais la certification ne mène pas nécessairement au jugement : de nombreuses class action sont négociées et transigées par les parties avant d’être présentées devant un juge au fond, celui-ci n'ayant finalement pour fonction que de valider l'accord. Rares sont les class

action qui atteignent l'enceinte des tribunaux. Regroupés, les demandeurs sont en

position de force vis-à-vis des défendeurs, dans la négociation, le groupe dispose d'un fort pouvoir de communication afin de rassembler la masse concernée par le litige, ainsi que d'une certaine sympathie face à un jury populaire, sympathie qui s'accroît d'autant plus lorsque le défendeur est une multinationale qui a réalisé des profits au détriment des investisseurs. Certifier un groupe c'est lui donner pleine existence et déjà positionner le défendeur en position de faiblesse. Statistiquement, il préférera transiger rapidement plutôt que d'endurer des mois, voire années, d'exposition médiatique. Mais inversement, refuser de certifier un groupe c'est réduire les chances pour les individus ayant subi un préjudice

56 Andrea Pinna, « Les groupes internationaux de sociétés face aux class actions américaines » dans X. Boucobza et G. Mecarelli, dir., Groupes internationaux de sociétés : nouveaux défis, nouveaux dangers, Paris, Economica, 2007, ¶41, en ligne : SSRN <http://ssrn.com/abstract=1022878>.

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d'obtenir réparation. Le juge prend cela en considération lorsqu'il détermine s'il doit ou non certifier un groupe : dans notre affaire Vivendi, quelques mois après les scandales financiers de 2000, au jour d'une contestation générale des agissements opaques des « grands patrons », éteindre une telle procédure n'était peut-être pas opportun.

Il faut aussi mentionner l’effet dissuasif des class actions dans une économie globalisée : lorsqu'une société est implantée dans plusieurs pays dans lesquels elle est susceptible d'être poursuivie en cas de fraude, une autorégulation se met en place de peur de voir les sanctions se multiplier dans tous les pays concernés57. Cet effet s'accroît par le pouvoir de rassemblement de la procédure en un même for, en l'occurrence le for américain où les conditions d'établissement de la preuve sont favorables aux demandeurs58. Le recours collectif est ainsi une véritable menace pour ces sociétés. Mais lorsque le juge américain exclut de la procédure les demandeurs étrangers, l'effet dissuasif s'estompe considérablement et l'impact de la fraude est modéré. Le recours collectif perd ainsi de sa principale force. Cela est d'autant plus vrai en matière de valeurs mobilières, lorsque l'actionnariat est dispersé. Dans l'affaire Vivendi, exclure les investisseurs étrangers aurait conduit à ôter 75% des demandeurs. Avec seulement 25% du groupe face à Vivendi, l'effet de masse et de dissuasion aurait été amoindri, menaçant l'efficacité de cette procédure et la finalité recherchée – si ce n'est par le juge, du moins par le grand

57 Buschkin, supra note 48 à la p.1589.

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public – à savoir une indemnisation des victimes et une sanction exemplaire de la société pour ses fautes.

Cette décision de certification est capitale dans le cadre de l'affaire Vivendi. Il s'agit d'une étape charnière qui oriente pour beaucoup la suite du litige. Mais quelle est sa portée générale ? Les errements des juges américains en matière de certification de class actions incluant des demandeurs étrangers sont réels et si la Cour de District s'est prononcée en faveur de cette introduction en 2007, rien ne garantit qu'une telle position soit adoptée dans les affaires à venir. Cette certification n'en est pas moins intéressante pour l'observateur des class actions en ce qu'elle montre comment le juge, dans un contexte d'hésitations doctrinales et politiques, peut faire usage du pouvoir discrétionnaire qui réside entre ses mains, a minima donner une pleine efficacité aux règles de droit, a maxima pour orienter le développement d’une procédure.

Le juge américain a donc rempli sa mission : le groupe a été accepté de sorte qu'une action utile puisse être menée contre Vivendi. Il a justifié sa décision et a veillé à ce que l'appareil judiciaire ne soit pas sollicité en vain par un recours n'ayant que peu de chances d'aboutir, faute d'effet de masse et d'effet dissuasif. Aussi, il a démontré la compatibilité entre le droit français et les class actions et encouragé la reconnaissance du jugement américain en France. Ce qui n'a pas pu être réalisé par voie politique pourrait-il naître sous l'office du juge ? Il est encore tôt pour répondre à cette question. Toujours est-il que le battant de la porte a été

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poussé par le juge américain. Cette porte pourra se refermer, ou être ouverte plus franchement par le juge français, s'il reconnaît le jugement issu la class action.