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C HAPITRE 2 : METHODOLOGIE DE RECHERCHE

1.1. U NE RECHERCHE INTERVENTION DE TYPE INGENIERIQUE

1.1.1. Principes généraux de la recherche-intervention

La recherche-intervention (Moisdon, 1984 ; Hatchuel et Molet, 1986 ; Hatchuel, 1994) fait partie d'une catégorie plus large de méthodes de recherche dites « collaboratives » (David, 2000 ; Shani et al. 2008), qui regroupe notamment la science de l’aide à la décision (Roy, 1985), la recherche-ingénierique (Chanal et al., 1997) ou encore dans le monde anglosaxon l’action research de Lewin (1951) et l’action science (Argyris, Putman et Smith, 1985). Elle découle d'une épistémologie de l'action selon laquelle la recherche en gestion ne constitue pas seulement une recherche « sur » l’action mais peut également être une recherche « dans » l’action (Lallé, 2004), et voit donc le chercheur participer dans le long terme à la vie d'une organisation dans une optique transformative.

Albert David (2000) définit ainsi la recherche-intervention comme une méthode qui « consiste à aider, sur le terrain, à concevoir et à mettre en place des modèles, outils et procédures de gestion adéquats, à partir d’un projet de transformation plus ou moins complètement défini, avec comme objectif de produire à la fois des connaissances utiles pour l’action et des théories de différents niveaux de généralité en sciences de gestion ». Une acceptation plus large de la notion est formulée par Hatchuel et Molet (1986). Pour ces derniers, cette méthodologie aurait tout d'abord pour objectif de comprendre en profondeur le fonctionnement d’un système et d'en mettre à jour les mythes rationnels afin de pouvoir en dépasser la doctrine (David, 2001 ; David, Hatchuel et Laufer, 2012). Dans une optique de changement organisationnel (Aggeri, 2016), il serait alors possible d'accompagner les acteurs à mieux formuler les problèmes qu’ils rencontrent et de définir avec eux des trajectoires possibles d’évolution, puis de les aider à en choisir une et à la réaliser avant d'en évaluer in fine le résultat (David, Hatchuel et Laufer, 2012).

De par l'insertion du chercheur dans une organisation à laquelle elle procède, la recherche- intervention présente plusieurs intérêts. Comme de nombreux auteurs le mettent en évidence (Aggeri, 2016 ; Lallé, 2004 ; Rynes, 2012), ce type de collaborations offre en premier lieu un accès privilégié à un large ensemble de données qui peuvent être confidentielles et sont non observables au travers de techniques traditionnelles de collecte de données. Elle permet ainsi de ne pas se satisfaire de discours rationalisés a posteriori (Segrestin, 2003) et de mieux approcher les phénomènes organisationnels complexes (Aggeri, 2016 ; Baumard, 97). Elle autorise également le chercheur à expérimenter directement avec des praticiens les résultats théoriques obtenus à partir des problématiques empiriques analysées (Lallé, 2004). Ce faisant, cette méthodologie ambitionne à dépasser l'opposition

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qui est traditionnellement mise en avant entre d'un côté une démarche scientifique rigoureuse, mais dont les résultats seraient souvent éloignés de toute préoccupation des praticiens, et de l'autre une supposée pertinence pratique mais non réflexive de ces derniers. A l'inverse, elle vise donc à créer à la fois des connaissances concrètes pour l'organisation et de nouvelles théories scientifiques de portée générale (David et Hatchuel, 2008 ; Radaelli et al., 2014).

1.1.2. L’approche concrète de la recherche ingénierique en tant que mode d’emploi Au cours de notre travail de recherche, nous avons également très tôt commencé à mobiliser le cadre méthodologique proposé par la recherche ingénierique (Chanal et al., 1997). Il nous est en effet apparu complémentaire avec certaines formalisations de la recherche-intervention, qui insistent plus sur les dimensions épistémologiques de ce type de démarches scientifiques et s’attachent à théoriser les principes et modes de réflexion qui les sous-tendent (David, 2012 ; David, Hatchuel et Laufer, 2012). Cette méthode de recherche en sciences de gestion revendique à l’inverse s’intéresser aux « modalités concrètes » liées à l’immersion d’un chercheur au sein d’une organisation et ambitionne à lui fournir un « guide » à l’action en vue de l’aider à construire des problèmes complexes et à piloter des processus de changement.

Dans une approche qui demeure en de nombreux points proche de certaines théorisations de la recherche-intervention (Moisdon, 1984 ; Radaelli et al., 2014) et à l’image des notions « d’ingénierie gestionnaire » et de « chercheur-acteur » (David, 2000 ; Lallé, 2004), Chanal et al. (1997) formulent ainsi l’idée d’un « chercheur-ingénieur ». Ils définissent son rôle de la manière suivante : en tant « qu’ingénieur organisationnel », celui-ci « conçoit l'outil support de sa recherche, le construit, et agit à la fois comme animateur et évaluateur de sa mise en œuvre dans les organisations ».

A l’image de la recherche-intervention, la recherche ingénierique revendique être adaptée à l’analyse de processus organisationnels complexes, caractérisés par des phénomènes de « multi-rationalité » car impliquant « de nombreux acteurs dont les intérêts et les motivations peuvent être parfois contradictoires ». Elle pourrait ainsi aider les acteurs à formuler et prendre conscience de problèmes qui ne sont pas clairement identifiés. Son intérêt serait encore renforcé lorsque les connaissances théoriques disponibles relatives à la problématique envisagée seraient non directement « actionnables » par les acteurs car « peu adaptées pour répondre aux difficultés liées au pilotage des processus organisationnels » en jeu. Or, cette situation apparaît commune, notamment dans les cas de phénomènes empiriques émergents nouvellement étudiés ou lorsque ces connaissances sont « éparpillées » dans différents champs scientifiques.

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Dans ce contexte, cette méthodologie se fixe les quatre objectifs suivants (ibid) : - « Co-construire » le ou les problèmes en question avec les acteurs du terrain ;

- « Dans une perspective d'apprentissage ou de changement organisationnel », « articuler les connaissances » qui ont été développées sur le terrain « dans un modèle qui favorise la compréhension » par les acteurs des processus en jeu, et ceci en dépit de leur complexité ; - « Concevoir un outil […] pour améliorer l'appropriation par les praticiens des connaissances et

de la représentation produites en collaboration avec le chercheur ». Les modélisations qui sous-tendent ces outils visent alors à « fournir aux acteurs de l'organisation une représentation intelligible d'un processus complexe ».

- Et in fine « élaborer de nouvelles connaissances procédurales qui viennent se confronter avec les connaissances théoriques existantes et les enrichir ».

La production de connaissances se fait alors par des boucles itératives entre le terrain et les théories existantes, qui visent à confronter le modèle théorique en cours d’élaboration tant avec la réalité de l’entreprise qu’avec les connaissances académiques existantes. Ce processus contribue à une « prise de conscience collective » du chercheur et des praticiens.

Figure 12 : processus itératif de confrontation du terrain et des théories existantes (Chanal et al., 1997)

C’est ce processus, par lequel « un ingénieur […] conçoit un outil, le construit, le met en œuvre sur le terrain, et l'évalue », dont l’itération dans le temps permettrait de « créer à la fois des représentations de la situation utiles à l'action et des connaissances théoriques généralisables à d'autres situations ».

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Figure 13 : le processus de recherche-ingénierique (Chanal et al., 1997) 1.1.3. Intérêts conceptuels d’une recherche-intervention de type ingénierique

Ainsi, la posture adoptée d’une recherche-intervention de type ingénierique apparaît adaptée tant au contexte théorique de cette recherche qu’au cadre conceptuel que nous avons construit et aux questions de recherche formulées.

Comme nous l’avons évoqué dans notre revue de littérature, les business models circulaires constituent en effet un objet de recherche qui n’a que récemment commencé à être étudié, par une littérature qui est donc émergente et propose des connaissances théoriques qui demeurent encore pour l’essentiel génériques. De même, les processus d’émergence, de montée en puissance et de pérennisation de nouveaux business models circulaires au sein d’entreprises établies et diversifiées constituent des phénomènes organisationnels complexes, au même titre que les actions collectives de nature systémique entreprises par ces acteurs dans les chaînes et réseaux de valeur en jeu.

Notre présence dans l’entreprise sur plusieurs années nous a ainsi permis de procéder à une analyse fine des différentes composantes des BM étudiés. A titre d’exemple, elle nous a notamment donné accès à diverses données confidentielles tels les mécanismes de monétisation en jeu, leur capacité à générer du chiffre d’affaires et de la marge, ou encore la variabilité de ces création et captation de valeur dans le temps. Cette proximité a également constitué une position privilégiée afin d’étudier les micro-processus par lesquels les managers participent à ces phénomènes, qu’ils soient cognitifs ou concernent la conception et la mise en œuvre des instruments, dispositifs et structures organisationnelles qui donnaient leur matérialité aux BM étudiés. Dans le sillage de la perspective ouverte par la nouvelle sociologie économique, cette intégration au terrain a enfin rendu possible d’accéder à un ensemble large de d’acteurs occupant diverses fonctions qui participent au « processus de qualification » des produits que constituent les matières recyclées et les composants automobiles.

141 1.2. UNE APPROCHE GENEALOGIQUE

Comme toute recherche-intervention menée dans le cadre de contrats CIFRE, notre travail d’investigation s’est déroulé sur une période de trois ans. En ce sens, il se situe dans une perspective « longitudinale » telle qu’a pu la définir Pettigrew (1990). Cet auteur a en effet souligné l’importance de la durée de l’interaction pour comprendre les processus et les logiques à l’œuvre dans les organisations et entre ces dernières.

Nous avons cependant pris le parti d’adopter une approche généalogique afin de resituer cette analyse dans une perspective historique de plus long terme s’étalant à l’échelle de plusieurs décennies (Foucault, 1994). La généalogie constitue une méthode d’analyse développée par Michel Foucault dans les années 1970 et qui a progressivement été transposée dans le domaine de la gestion (Hatchuel et al., 2005). Elle vise à dénaturaliser les processus et les concepts en les resituant dans le contexte qui les a vus naître, afin de pouvoir théoriser leur transformation sur le temps long (Acquier et Aggeri, 2007).

Nous avons mobilisé cette approche dans différentes optiques. Au sein de notre revue de littérature, elle nous a permis de remettre en perspective la notion d’économie circulaire et le caractère innovant des pratiques associées qui est généralement revendiqué. De manière plus structurante dans ce manuscrit, nous l’avons utilisée afin de mieux appréhender les dynamiques de développement des business models circulaires liés à la fin de vie automobile qui avaient eu lieu précédemment à notre intervention depuis les années 1990, ainsi que le rôle que l’instrumentation d’action publique avait joué dans ces processus. Les cadres conceptuels utilisés pour analyser ces phénomènes ont déjà été décrits dans notre revue de littérature.

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