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3.3 La modélisation pour évaluer l’état de conservation : limites et pers-

3.3.2 Typicité, une « valeur » parmi d’autres

Comme le souligne Michel Godron (comm. pers.), la définition la plus restric-tive serait qu’une espèce est typique si sa présence est nécessaire pour la pérennité d’un habitat naturel où elle est présente. Les cas où cette définition s’appliquerait sont extrêmement rares. L’un des exemples les plus nets serait la disparition du pollinisateur unique d’une espèce végétale présente puisqu’elle entraînerait la dis-parition de la plante qu’il pollinisait. Pour que l’habitat lui-même soit menacé par cette double disparition, il faudrait que l’espèce pollinisée soit indispensable pour la survie de l’habitat, et le problème est donc seulement repoussé un peu plus loin [Godron 12].

Cette réflexion n’est-elle pas proche de celle d’Henri Gaussen lorsqu’il assène lors du premier colloque d’écologie en France (1950) : « Comment désigner cette

biocénose autrement qu’en la nommant Hêtraie en constatant que l’essentiel de son organisation dépend de la dominance du Hêtre ? Nous justifions ainsi la nécessité d’étudier les biocénoses sous le signe des végétaux qui en déterminent la structure par leur importance biologique et non par leur caractère « phytosociologique ». Une « caractéristique » de premier ordre peut n’avoir aucun intérêt biologique » ?

[Gaussen 51].

Les espèces typiques que nous avons définies sont bien des espèces structurantes. Au delà d’un seuil d’abondance, elles modifient les paramètres abiotiques de leur environnement ; elles peuvent être assimilées à des organismes-ingénieurs au sens de Jones et al. [Jones 94], notamment les arbres [Aubert 11, Moelder 8, Wilson 1]. Ils sont d’ailleurs tous dans les premiers rangs de nos listes d’espèces typiques d’ha-bitats de climax climatiques, à l’exception de certains had’ha-bitats à climax stationnel comme le 9180 (Forêts d’éboulis, Le lierre en rang 1), le 9190 (Chênaie pédoncu-lée, Molinie bleue en rang 1), le 91D0 (Tourbière boisée, Myrtille en rang 1) ou de végétation azonale comme le 91F0 (Forêts alluviales, Gaillet grateron en rang 1) et le 92A0 (Forêts alluviales, Lierre en rang 1). Gaussen publiera trois ans plus tard dans la revue forestière française un article, passé inaperçu5, et pourtant d’une 5. Jamais, mon mentor Jean-Claude Rameau ou d’autres collègues phytosociologues, n’ont

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importance cruciale pour le devenir de l’écologie des communautés : « La hêtraie

sans hêtre » [Gaussen 53b, Gaussen 53a]« De même, diverses Hêtraies n’ont pas exactement la même liste de plantes ; la présence ou l’absence de ces plantes n’a pas d’importance. Enlevons tous les pieds d’Asperula odorata dans notre Hêtraie, elle continuera à vivre ; voilà une « caractéristique » qui n’a pas d’importance pour l’équilibre de l’association....Supprimons le Hêtre : l’association disparaît avec lui, à moins qu’il ne soit remplacé par un autre arbre portant une ombre analogue et donnant un humus accepté par les plantes de l’association » : c’est toute la question

de l’équivalence fonctionnelle. « L’arbre crée le milieu ». D’ou l’extreme importance de raisonner en terme de dominance, et de l’estimer en biomasse. « Cette notion

d’inégalité foncière entre les plantes de l’association devrait être une base de leur étude. Dans les listes on sépare les « caractéristiques », et je reconnais parfaitement leur intérêt ; on indique aussi, de façon peu apparente, la dominance. Mais la liste est encombrée par les noms de nombreuses plantes dénuées de signification. Il me paraît inutile de nommer des espèces qui n’ont pas d’intérêt. Je m’en excuse auprès d’elles, mais dans la strate herbacée de la forêt, la présence de certaines plantes ne signifie rien. Les citer au même titre que les plantes dominantes qui créent le paysage et le milieu biologique alourdit les listes sans rien nous apprendre. C’est une des raisons pour lesquelles je ne suis pas un fidèle défenseur de la « saine doctrine ».

Nous avons démontré qu’il importait au contraire de travailler avec l’ensemble du cortège floristique pour ajuster des modèles de distribution d’abondance.

En 1954, René Rol note certains désaccords entre phytosociologues et fores-tiers, notamment sur cette question de hêtraie sans hêtre dans le Jura et des espèces caractéristiques : « Mais le forestier qui voit dans l’association un

instru-ment de travail estime qu’une telle caractéristique est sans intérêt. Il attachera, par contre, beaucoup d’intérêt à la notion de constance... »[Guinier 95]. La même

année, Roger Molinier répond à Henri Gaussen dans un article publié dans la même revue [Molinier 54]. Se sont-ils concertés avec René Rol ? On ne le sait pas. « Car un arbre, s’il est caractéristique d’une association, l’est au même titre que

des espèces de moindre importance physionomique dont la fidélité au biotope com-mun est parfois plus grande que celle de l’arbre considéré. C’est là une conception phytosociologique qu’il ne faut pas perdre de vue. Que l’arbre soit un élément es-sentiel de la forêt pour le Forestier — à juste titre d’ailleurs — il ne fait pas pour cela à lui seul la forêt ; celle-ci est une biocénose complexe, dont tous les éléments réagissent les uns sur les autres, et si le Hêtre contribue à faire la Hêtraie, c’est concurremment avec tous les éléments de la biocénose Hêtraie (nous considérons des espèces édificatrices, conservatrices, destructrices), et seulement dans la me-sure où les conditions du milieu lui permettent de s’installer. Dire que « l’arbre

évoqué cette article, alors qu’il est bien connu des géographes.

3.3 La modélisation pour évaluer l’état de conservation : limites et perspectives

crée le milieu » n’est que partiellement exact ; et la meilleure preuve, c’est qu’il peut former des peuplements en des stations à caractères écologiques nettement distincts ».

Il prend alors l’exemple des hêtraies de la Sainte-Baume : c’était bien mal choisir son exemple de contre-argument : « En ce qui concerne la Sainte-Baume,

forestiers et botanistes sont ainsi d’accord pour l’interprétation ci-dessus et les forestiers peuvent se demander, non sans de très bonnes raisons, si le Hêtre au-jourd’hui étroitement cantonné à l’ubac du massif, ne pourrait pas être réintroduit en dehors de la forêt domaniale proprement dite, et précisément là où la présence des caractéristiques du Fagetum ou de hêtres isolés accompagnes.de ces caractéris-tiques révèle des conditions de milieu qui paraissent convenir à la réintroduction du Hêtre. La considération d’une Hêtraie, d’un Fagetum sans Hêtre, n’est en tous cas applicable qu’à des groupements très modifiés, surtout par une action humaine plus ou moins ancienne et l’on doit tout de même remarquer que les hêtraies décrites par les phytosociologues sont bien, dans la très grande majorité des cas, des bois de hêtres ». Or, la forêt de la Sainte-Baume est un cas extrêmement particulier : elle

ne subsiste que grâce à sa stricte protection juridique constante depuis l’époque médiévale : "La hêtraie n’est développée que dans un rayon de 1 à 2 km aux

alen-tours de la grotte sacrée. Au sanctuaire religieux correspond un "sanctuaire" végétal qui en fait le plus bel ornement" in Corvol-Dessert [Corvol-Dessert 10].

Depuis, comme Géhu l’exprimait si justement, “ Si la phytosociologie reste fondée

sur la priorité donnée à la composition floristique, elle a abandonné les “ exagé-rations de la fidélité ” des espèces réparties en caractéristiques de divers ordres au profit de la notion plus réaliste et plus universelle de “ combinaison floristique ” caractéristique ou différentielle. [Géhu 06]” Nous pensons que la création de « mé-tacommunautés » ne contredit pas ces propos et renforce, compte tenu du grand

nombre de relevés et du nombre de répétitions (n=1000), la notion de combinaison floristique.

Henri Gaussen a rejeté très tôt les idées de la phytosociologie. Dans son petit livre de synthèse sur la Géographie des plantes (1933), n’écrit-il pas « Traiter de

cer-taines associations méditerranéennes sans parler de la chèvre est une absurdité.

» Depuis, bon nombre de phytosociologues ont comblé ce manque patent d’ana-lyse des causes historiques et anthropiques dans le déterminisme des communautés végétales [Dubois 91, Rameau 87, Rameau 96].

Un exemple, dans la forêt domaniale des Sauvas (Hautes-Alpes), le bois des Donnes est une hêtraie pure sans aucune strate herbacée ou arbustive. Est ce une hêtraie ? Une hêtraie-sapinière sans aucun doute. Est-elle dans un bon état de conservation ? Le bois mort abonde et les très gros bois sont légions (Fig. 3.3.1).

Ce sylvofaciès s’ajusterait-il à un modèle de Preston ou de Zipf ? A un modèle de Preston, sans aucun doute. Et pourtant l’ancienneté de ce bois est attesté

Chapitre 3 Evaluer l’état de conservation - apport de la modélisation

Figure 3.3.1 – Hêtres multi-séculaires traités en émonde dans le Bois des Donnes (Hautes-Alpes) - Crédits photographiques : D. Marage

3.3 La modélisation pour évaluer l’état de conservation : limites et perspectives

depuis le XIVe siècle par la Chartreuse de Durbon. A l’échelle locale des sites Natura 2000, il est donc crucial de prendre en compte cette variable « ancienneté » comme le soulignent Cateau et al. (2015).

Aujourd’hui la convergence entre phytoécologues, phytosociologues et phytogéo-graphes est en bonne voie [Alexandre 08, Alexandre 12]. La réconciliation est en passe d’être achevée.

La notion et la définition des listes d’espèces typiques, dans le cadre de la DHFF, doit rapidement aboutir et de façon harmonisée à l’échelle des domaines biogéogra-phiques. Nos travaux ont d’ailleurs permis d’enrichir le guide méthodologique pour le rapportage au titre de l’article 17, notamment pour la définition des listes d’es-pèces typiques (p. 50-51) [Evans 11] et figurent dans le rapport officiel (p. 38-39) que la France a remis à l’Union européenne [Bensettiti 15]. Les listes d’espèces établies le sont au niveau de l’habitat générique mais le suivi doit se faire sur des sites, à l’échelle locale, donc au niveau d’habitats élémentaires [Maciejewski 16d]. Quand la DHFF s’inquiète de "la survie à long terme des espèces typiques" d’un habitat, elle implique que ces espèces sont présentes de manière permanente dans cet habitat. Cette introduction de la dynamique de la végétation dans le raisonne-ment est un progrès considérable. En effet, un raisonneraisonne-ment synchronique classique montre que, quand le nombre des relevés est grand, les espèces qui sont souvent trouvées ensemble appartiennent à des habitats permanents, même si la réciproque n’est pas toujours vraie. Il reste alors à voir si les ensembles de relevés rattachés à un habitat possèdent une structure floristique caractérisable et pérenne. Le modèle adopté permet de préciser le rôle que les espèces typiques peuvent jouer dans le fonctionnement de l’habitat, puisqu’il suffit de retirer les présences de chacune des candidates dans la matrice des présences et de voir si l’état de conservation est mo-difié. D’ores et déjà, le guide d’application de l’article 17 de la DHFF indique que ces espèces doivent indiquer un état de conservation favorable. La surveillance de l’espèce doit être non-destructive et il doit y avoir une méthodologie documentée. L’espèce doit être facilement identifiable, idéalement par des non experts. L’as-pect géographique doit être pris en compte, une « espèce typique » n’a pas besoin d’être présente dans toute l’aire de répartition de l’habitat. Les « espèces typiques » sont susceptibles d’être relativement peu communes, mais toujours assez présentes dans la plupart des sites accueillant l’habitat en question. En se basant sur le rang d’abondance relative des espèces, la probabilité de les observer est nécessairement augmentée.

Enfin, le choix d’« espèces typiques » ne devrait pas être limité aux plantes vasculaires. La prise en compte des autres espèces végétales, notamment la bryo-flore, d’autant plus que certaines d’entre elles figurent dans les annexes II, IV et V de la DHFF. Mais des problèmes liés à l’estimation de leur abondance, à leur détermination, souvent affaire de spécialistes, limitent leur intégration dans les

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listes d’espèces typiques. Pourtant, ce sont de bons indicateurs car ces organismes répondent plus rapidement à certains changements environnementaux comme la qualité de l’air, la l’hygrométrie notamment.

La prise en compte d’autres taxons, comme la fonge, les cortèges d’oiseaux, d’insectes, de mammifères n’a pas été abordée dans notre analyse. Ce sont pour certaines d’entre-elles des espèces forestières « remarquées » (Lynx, Loup, Grand Tétras...) ou « étendards » [Noss 90] qui accomplissent tout ou partie de leur cycle biologique en forêt, ce sont aussi des éléments de la biodiversité forestière

Grâce à notre approche, le nombre d’espèces typiques à retenir par habitat n’est plus arbitraire : il est fonction de la distribution d’abondance de l’ensemble de la communauté. Ceci peut conduire dans certains cas à des listes d’espèces assez longue (e.g. 91F0) et donc peu opérationnelles pour la qualification de l’état de conservation à l’échelle des sites. C’est pourquoi, il est nécessaire d’analyser la place de chacune des espèces dans la communauté en se focalisant sur les plus abondantes ou les plus fonctionnellement indispensable.

Enfin, il est nécessaire d’améliorer les connaissances en lien avec les flux de ma-tières, notamment de la matière organique (MO) et son devenir (minéralisation, humification) comme les travaux de Aubert semblent le démontrer [Aubert 11]. Dans le cadre de la mise en place d’un dispositif de surveillance des habitats fo-restiers, les listes d’espèces typiques prendront leur réel intérêt lors de la mise en place d’un réseau de surveillance national. Ceci étant, des analyses de la variabilité de l’abondance des espèces selon les phases sylviculturales et/ou sylvigénétiques seraient indispensables dans le cadre de la surveillance et la mise en place du futur réseau. Dans ce cas, les modèles de distribution d’abondance ajustés permettraient de suivre dans le temps la structure numérique et fonctionnelle des communautés et de prédire l’état de conservation comme nous l’avons démontré.

3.3.3 Perspectives futures : structure, fonctions et changement