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1.4 Cristallisation des questions contemporaines de la gestion forestière 33

1.4.2 Avec une certaine éthique

La demande sociale avec la constitution du nouveau couple espace forestier-volonté citadine [Corvol-Dessert 93] constitue les fonts de cette approche éthique ; le cas bellifontain citait par Guinier est manifeste. Il nous renvoie aussi implici-tement à nos responsabilités vis-à-vis de la nature.

Pour Hubert Reeves, « La nature a besoin des hommes pour poursuivre son

projet ». Comme si la liberté de la nature dépendait maintenant du vouloir des

hommes. En renversant cet aphorisme, « nous avons besoin de la nature pour

poursuivre notre projet », cela nous invite à questionner, d’une part, le dessein

de la nature : Quelle finalité ? auto-reproduction ? vision téléologique ? et d’autre part, à nous mettre face à notre responsabilité : face aux changements globaux et aux barrières biophysiques [Rockstrom 09] que nous dépassons pour garantir une vie authentiquement humaine au sein de la biosphère, nous avons la responsabilité de la biosphère entre nos mains. Il nous renvoie ainsi directement au principe responsabilité de Hans Jonas [Jonas 79].

Cela implique de comprendre les flux de ressources économiques, d’effectuer le suivi des capacités biologiques nécessaires à la conservation de ces flux et d’absorber les déchets qui en résultent. Dans son « Economie et le vivant », René Passet nous invitait déjà à passer d’un développement durable faible à une durabilité forte car la biosphère « ambarque » toutes les composantes du Vivant, les hommes et leurs activités y compris[Passet 79] (Fig. 141).

Dans le domaine de la conservation des forêts, si Gifford Pinchot a formalisé le concept de « wise use », la notion de durabilité était appliquée alors princi-palement à la seule fonction de production de la forêt. C’est un autre forestier nord-américain, Aldo Leopold (1887-1948) (Fig.1.3.1), en charge des forêts en Californie dans les années 1920, qui progressivement ouvrira la voie à un usage multiple de la forêt. En ce début de XXe siècle, la situation de certaines forêts Outre-Atlantique n’est plus durable :« Les moutons détruisent les jeunes arbres

et quand les anciens meurent, aucune forêt ne s’en relève » selon H. C. Cowles

[Moir 72]. Il décrivait cette situation après sa fameuse étude de 1899 sur les succes-sions végétales des dunes du lac Michigan [Acot 97]. En assurant une production

Chapitre 1 Conserver les forêts

Figure 1.4.1 – Prémice de la durabilité forte : La biosphère encapsule toutes les activités humaines (la technosphère) selon René Passet - Econo-mie et le vivant (p. 142 - 1979)

continue de ressources renouvelables en y incluant en plus de la production de bois, le loisir, le pâturage, la gestion des bassins versants, la gestion piscicole et cy-négétique, le forestier s’assure un meilleur contrôle des processus-clé qui régissent la dynamique du système forestier. Et la protection de ressources non renouve-lables comme les forêts primaires ou anciennes ? En 1917, Cowles et son collègue Shelford seront alors chargés par la toute nouvelle Société d’écologie des USA de présider un comité pour découvrir ce qui restait de l’Amérique sauvage et natu-relle et promouvoir l’idée d’un système de réserves natunatu-relles dans une perspective « préservationnistes ».

En 1921, Aldo Leopold publie son emblématique article sur la Wilderness [Leopold 21] qui, prend alors le contre-pied de cette approche utilitariste. Dans sa définition8 même, la wilderness de Leopold est anthropocentrée : l’homme est la mesure de toute chose lorsqu’il affirme « a two weeks’ pack trip » : une randonnée de 15 jours sans sortir des bois ! C’est pourquoi ses écrits et ses actions ont été et sont encore aujourd’hui acceptables socialement. Il n’est pas question d’exclure l’homme de la nature, du moins s’il reste un simple promeneur ne laissant pas 8. By « Wilderness » I mean a continuous stretch of country preserved in its natural state, open to lawful hunting and fishing, big enough to absorb a two weeks’ pack trip, and kept devoid of roads, artificial trails, cottage, or other works of man.

1.4 Cristallisation des questions contemporaines de la gestion forestière

de trace derrière son passage. On notera ici la forte influence des cultures natives amérindiennes sur sa pensée [Nash 71]. Par sa culture écologique, Leopold avait une vision systémique de la nature. Il avait compris que les systèmes naturels – il n’utilisait pas le terme d’écosystème à l’époque, mais celui de communauté biotique (i.e. biocénose) – se maintenaient par le jeu des interdépendances entre toutes les composantes de la nature et que, pour que les équilibres se maintiennent, il fallait veiller à l’interactivité de l’ensemble des composantes. Il affirmera qu’il ne pourra y avoir de restauration des équilibres écologiques sans une profonde révolution des mentalités. Il développera alors une véritable éthique environnementale en « pensant comme une montagne » [Leopold 47], nettement plus écocentrée. Ouvert sur le monde, sur les autres et prompts aux débats publiques, Aldo Leopold est sans conteste un grand précurseur des problématiques environnementales du XXe et XXIe siècles.

1.4.3 1992, année-clé pour l’état des forêts

Comme nous l’avons déjà indiqué, l’état des forêts françaises d’aujourd’hui ne peut être compris si l’on ne sait aussi que l’histoire de beaucoup d’entre-elles a été dominée, après le XVe et pendant plus de trois siècles, par l’histoire de l’industrie. Depuis 1827, le régime forestier a évolué, au fil des décennies, pour intégrer des préoccupations environnementales (par exemple le décret du 12 octobre 1977, la loi du 3 janvier 1991 et le décret du 27 mars 1993 permettant d’instituer des réserves biologiques ou de réglementer les activités humaines dans les forêts soumises) et des préoccupations sociales (accueil du public). Il s’est enrichi sans abandonner son objectif majeur de protection de la forêt publique, tel qu’il avait été défini en 1827.

Mais 1992 restera indéniablement une année-clé, un marqueur temporel fort de cette prise de responsabilité sociale et environnementale dans les foresteries fran-çaises, européennes et mondiales. En France, on peut citer depuis cette année-clé, la mise en place du réseau de surveillance RENECOFOR, la création d’un réseau des réserves forestières, en passant par le déploiement des indicateurs de gestion durable, par la prise en compte de la biodiversité dans la gestion forestière [Office National des Forêts 93, Office National des Forêts 09], les processus de cer-tification forestière et la forte contribution forestière à la création du réseau Natura 2000 [Barthod 02].

1.4.3.1 ...en matière de gestion forestière

En juin 1992, la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le dé-veloppement (CNUED) à Rio de Janeiro définit un nouveau paradigme, les «Principes forestiers», pour la conservation et le développement durable des forêts

Chapitre 1 Conserver les forêts

et leurs multiples fonctions et usages. Le huitième de ces principes suggère le rôle favorable que devraient jouer les pays développés dans l’expansion des territoires forestiers (notion de « verdissement global »), la France n’est pas en reste sur ce point. En 1991, dans le rapport national qu’elle remettra à la CNUED [ :19 91], il est mentionné (p. 105) que « La France mène depuis un siècle et demi une politique

de préservation des espaces naturels. Ainsi le code forestier de 1827 a permis la constitution d’un patrimoine forestier unique en Europe Occidentale. Cependant, les préoccupations relevaient avant tout d’un objectif de production et de protection contre les risques naturels, et différaient alors sensiblement de celles qui ont vu le jour au cours de ces 20 dernières années ». C’est dire à quel point, les forestiers

ont marqué les esprits et les institutions à cette époque.

Suite à la CNUED, l’émergence de principes, de critères et d’indicateurs de ges-tion durable des forêts se fait sentir. Face à la complexité du concept de gesges-tion durable émerge le besoin de définir à la fois les composantes du concept et d’éva-luer l’état des forêts au regard de ces composantes par le truchement de processus intergouvernementaux.

Au nombre de sept, ces processus forestiers régionaux orientent le développement de la gestion durable des forêts. En Europe, c’est la Conférence ministérielle pour la protection des forêts en Europe (MCPFE), devenue « Forest Europe » en 2015, qui réalise ce travail.

La deuxième conférence, qui s’est tenue en 1993 à Helsinki, a notamment défini la gestion forestière durable en ces termes :

La gestion forestière durable d’après la MCPFE (1993)

« Gouvernance des forêts et terrains boisés, d’une manière et à une intensité

telles qu’elles maintiennent leur diversité biologique, leur productivité, leur ca-pacité de régénération, leur vitalité et leur caca-pacité à satisfaire actuellement et pour le futur, les fonctions écologiques, économiques et sociales pertinentes au niveau local, national et mondial ; et qu’elles ne causent pas de préjudices à d’autres écosystèmes. »

C’est également lors de cette deuxième conférence que les six critères de gestion forestière durable ont été définis :

1. Conservation et amélioration appropriée des ressources forestières et de leur contribution aux cycles mondiaux du carbone ,

2. Maintien de la santé et de la vitalité des écosystèmes forestiers ,

3. Maintien et encouragement des fonctions de production des forêts (bois et non bois) ,

4. Maintien, conservation et amélioration appropriée de la diversité biologique dans les écosystèmes forestiers ,

5. Maintien et amélioration appropriée des fonctions de protection de la gestion

1.4 Cristallisation des questions contemporaines de la gestion forestière

des forêts (notamment sols et eau) ,

6. Maintien d’autres bénéfices et conditions socio-économiques.

A la lecture des rapports qui se succèdent ainsi depuis 1995, les Indicateurs de Gestion Durable à l’échelle française [Gosselin 12] et à l’échelle européenne [Bastrup-Birk 16], on serait amené à penser qu’on fait « bon usage » de la forêt... avec notamment une récolte de bois inférieure à l’accroissement (de l’ordre de 60%), 80 % de forêts semi-naturelles, un volume de bois mort en augmentation, une surface croissante de forêts en réserves et écocertifiées. Mais du côté du « bon

état » des forêts, un autre regard est posé.

1.4.3.2 Pour la conservation de la nature : la directive « Habitat » et le réseau Natura 2000

Le 21 mai 1992, la directive Habitats-Faune-Flore (92/43/EEC) (DHFF) est publiée au journal officiel de la Commission européenne (CE).

La DHFF et la directive Oiseaux (2009/147/EC, version codifiée du texte d’origine, la directive 79/409/EEC), établissent la base réglementaire pour la conservation de la nature au sein de l’Union européenne (UE). Ces deux directives sont juste-ment la contribution de l’Union Européenne à la convention internationale pour la diversité biologique émanant du sommet de la Terre de Rio.

La DHFF ne vise pas seulement la protection des espèces et des habitats les plus rares ou menacés mais également des habitats naturels représentatifs des grandes types d’écosystèmes européens. Ces espèces et ces habitats naturels sont alors re-connus d’intérêt communautaire (IC). C’est là une avancée considérable en matière de conservation de la nature puisqu’on conserve à la fois le « rare » et également le « représentatif » à l’échelle de vastes domaines biogéographiques.

En plus des actions de conservation qu’ils doivent mettre en œuvre, les Etats membres (EM) s’engagent à travers ces deux textes, à évaluer tous les six ans les statuts et les tendances des espèces et types d’habitats pour les rapporter à la Commission européenne. Cette évaluation est appelée « rapportage au titre de

l’article 17 ». La Commission européenne produit alors un rapport de synthèse

pour l’Union européenne sur l’état de conservation des habitats et des espèces d’intérêt communautaire [européenne 15]. Le formatage de cette évaluation est de la responsabilité des états membres. Un guide méthodologique réalisé par le centre thématique nature de l’Agence européenne de l’environnement a fourni les princi-pales lignes directrices pour le premier exercice de ce rapportage en 2006 puis a été actualisé en 2011[Combroux 06, Evans 11].

Les EM ont une obligation de résultats, pas de moyens, pour atteindre le bon état de conservation, ce qui change fondamentalement la donne dans la gestion des espaces naturels. C’est là la seconde innovation dans ce dispositif de conservation de la nature. Les EM sont seuls responsables de l’état de conservation des HIC et

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espèces visées par ces deux directives.

Pour la seconde fois, depuis la mise en place de la DHFF, l’Union européenne et les 28 EM ont mené en 2012 une évaluation systématique de l’état de conserva-tion de la faune, la flore et des habitats d’intérêt communautaire présents sur son territoire. Ce nouveau rapport couvrait la période 2007-2012, et concernait, en France, 312 espèces animales et végétales, ainsi que 132 types d’habitats, à la fois en milieu terrestre et marin. Chaque habitat et espèce a été évalué dans les régions biogéographiques où il était présent. Ainsi, en France 1009 évaluations ont été réalisées sur 4 régions terrestres et 2 régions marines (Source INPN, 2018). En France, la forêt couvre 40% (environ 2,8 M. d’ha) du réseau Natura 2000 terrestre, dans lesquels se répartissent les 29 habitats forestiers d’intérêt commu-nautaire (HIC) [Bland 11]. Les habitats forestiers français ne sont pas en bon état, puisque selon ce dernier rapportage, 73% sont dans un état jugé défavorable. Les forêts tempérées apparaissent dans un état sensiblement dégradé notamment les forêts alluviales et les tourbières boisées. En région méditerranéenne, ce sont les forêts à feuilles caduques (les ripisylves à peuplier, les châtaigneraies, les chênaies à Chêne tauzin, . . . ) et les forêts de conifères des montagnes méditerranéennes qui sont en moins bon état [Bensettiti 15]. A l’échelle de l’UE, la proportion est quasi similaire avec 77% d’habitats forestiers jugés dans un état défavorable [européenne 15, Bastrup-Birk 16].

Pourquoi un si grand décalage entre le « bon usage » et le « bon état » ? Serait-ce seulement une question de méthode d’évaluation ?

Points clés

Points clés

Conserver la forêt, aujourd’hui, c’est

o maintenir des potentialités d’évolution des espèces et restaurer des pro-cessus écologiques en tenant compte des contextes géographiques, o sans sombrer dans des opérations muséologiques,

o pour le bénéfice de tous, selon le contexte territorial.

Les principes de conservation des forêts oscillent encore entre deux phases

o Les forestiers européens ont essentiellement raisonné jusque dans les an-nées 1980 en terme de « bon usage » de la forêt, ont ensuite été confrontés à l’émergence très rapide de ce qui est désormais simultanément un ob-jectif et un critère de jugement : le « bon état » de la forêt. Les forestiers ne se départissent pas de cette coexistence bon usage-bon état comme en témoigne les critères 1 et 4 du processus paneuropéen de la gestion durable des forêts.

o La coexistence des deux qualificatifs (bon usage/bon état) est-elle encore possible ? Leur congruence est-elle possible ? envisageable ? La construc-tion rapide d’un droit communautaire de la nature autour du réseau Na-tura 2000 mais aussi autour des objectifs de la directive cadre sur l’eau [Bouleau 12], se sont fait à partir de la seule logique du « bon état ». Comme le suggère Michel Badré, il est fort probable qu’une corrélation existe entre ce nouveau prisme du « bon état » et la prise de conscience depuis le début des années 1980 de l’existence des changements globaux, à des pas de temps raccourcis aux ordres de grandeur des cycles forestiers [Barthod 95a, Barthod 96, Barthod 02, Barthod 05, Barthod 08].

Chapitre 2

L’état des forêts

2.1 Caractériser l’état de conservation : une