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Section I- Éléments fondamentaux

1. Cadre conceptuel

1.2 Une théorie de la connaissance

1.2.1 Expérience d’observation de la pensée ou du penser

1.2.1.1 Les types de pensée

Avant de poursuivre, il faut pourtant, préciser le type de pensée dont il est question. Quelle est la pensée que nous tenterons d’observer? Dans Comment nous pensons, Dewey distingue quatre types de penser différents, en commençant par celui qui réfère à « tout ce qui nous passe par la tête » (Dewey 2004, p.9). Le second type « exclut tout ce qui tombe directement sous nos sens » et réfère donc à ce que nous ne pouvons percevoir de façon directe (Dewey 2004, p.9). Les troisième et quatrième sens de penser identifiés par Dewey réfèrent à des opinions. La différence entre les deux relève du fait de chercher ou non à trouver des fondements ou des preuves pour appuyer l’opinion en question (Dewey 2004, p.9-10).

Bien qu’il donne davantage de précision et des exemples pour expliquer les distinctions entre ces quatre types de penser, ce sont néanmoins des critères extérieurs qui permettent de les identifier. En témoigne la définition plus explicite de ce que Dewey considère comme la véritable pensée, la « pensée réfléchie » : elle est « le résultat de l’examen serré, prolongé, précis, d’une croyance donnée ou d’une forme hypothétique

de connaissances, examen effectué à la lumière des arguments qui appuient celles-ci et des conclusions auxquelles elles aboutissent » (Dewey 2004, p.15). La pensée réfléchie est donc, selon Dewey, le résultat d’arguments qui,

logiquement, doivent être issus eux aussi d’une pensée réfléchie, ce qui nous mène à une régression à l’infini. D’ailleurs, après avoir présenté plus en détail les différents types de penser, Dewey admet qu’il est très difficile de les distinguer les uns des autres : « Il n’existe cependant aucune ligne de démarcation absolue entre les diverses opérations qui viennent d’être esquissées. Le problème, que présente l’acquisition de bonnes habitudes de réflexion, serait plus facile qu’il ne l’est, si les différentes manières de

penser ne se confondaient pas ainsi, d’une façon insensible » (Dewey 2004, p.16).

Face à cette difficulté, Dewey cherche à trouver une ligne de démarcation dans le processus qu’il situe en deux étapes. La première est caractérisée par « un état de perplexité, d’hésitation, de doute » dont provient la nécessité de penser, pour sortir de cet état. La seconde s’exprime par « une activité représentée par des recherches ou investigations dirigées vers la découverte d’autres faits qui servent à confirmer ou à infirmer l’opinion suggérée » (Dewey 2004, p.19). Malgré cet effort, la définition de Dewey demeure, selon nous, insatisfaisante, car les recherches ou investigations doivent toujours être confirmées par de nouvelles recherches et investigation, et ainsi jusqu’à l’infini. Pourtant, Dewey précise que « pour établir une croyance sur une base solide d’arguments, un effort conscient et volontaire est nécessaire » (Dewey 2004, p.15). Dans la mesure où l’effort et la volonté ne sont pas issus du processus de pensée, mais qu’ils en sont le moteur, cette distinction nous apparaît plus prometteuse pour arriver à saisir les différents types de penser. Ainsi, le premier type identifié par Dewey peut être vu comme un enchaînement d’idées ou d’images se formant sans qu’il y ait une participation active et consciente. On peut le caractériser comme un type de penser passif; une forme plus active se manifeste lorsque

l’attention est dirigée consciemment vers quelque chose. Heidegger aussi caractérisait la « pensée méditante », qu’il opposait à la « pensée qui calcule », par le « grand effort » et le « long entraînement » qu’elle exige « toujours » (Heidegger 1966, p.137). Dans le même esprit, Strube16 distingue les différents types de penser d’un point de vue intérieur, selon la participation qu’ils impliquent. Parmi les types de penser actifs, il identifie d’abord ce qu’il appelle le « penser de représentation » dont il donne un exemple, comme suit : « Une personne est assise en face de nous à environ trois mètres, de manière à ce que nous ne la voyions que de face. Elle tient une gomme dans sa main droite levée devant elle, sa main gauche étant vide. Puis elle place ses deux mains derrière le dos, passe la gomme d’une main à l’autre, lève de nouveau les mains devant elle, tenant la gomme dans la main gauche et la main droite étant vide » (Strube 2012, p.37).

Il est évident ici que le passage de la gomme d’une main à l’autre ne peut avoir été l’objet d’une observation, qu’il a nécessairement été ajouté par le penser. Sans doute, la grande majorité des observateurs mis devant une telle situation se feraient, ainsi, une représentation de ce qui s’est passé derrière le dos. Cela relève d’une caractéristique humaine que Steiner décrit ainsi : « Nous ne sommes jamais satisfaits de ce que la nature offre à nos sens. Partout, nous cherchons ce que nous appelons l’explication des phénomènes » (Steiner 1983a, p.32). Cependant, le recours au penser, dans une telle situation, se fait si simplement et si spontanément qu’on ne s’en rend pas compte et qu’on a peine à distinguer l’objet de perception de ce qui a été ajouté par la pensée. Comme le précise Strube : « Le penser de représentation permet de combler des lacunes dans l’enchaînement des perceptions. Des processus simples de pensée se trouvent comme naturellement à disposition et ne sont habituellement pas remarqués » (Strube 2012, p.40). Précisons cependant que même s’il s’agit de processus simples, ils

impliquent un minimum de connaissances ou de capacités de représentation, car un enfant en bas âge n’aurait pas pu faire le cheminement suggéré dans l’exemple. En fait, ce qui peut être intégré dans le penser de représentation dépendra de l’expérience individuelle; ce sont les connaissances acquises qui nous donnent le sentiment de pouvoir comprendre le phénomène observé spontanément. Un autre exemple donné par Strube permet d’identifier le « penser conceptuel » : « Représentons-nous la chose suivante ou mettons-la en pratique : un petit objet (par exemple un marron) est lancé horizontalement à une certaine hauteur. Après un certain parcours en vol, il atteindra le sol. […] Répondons aux questions suivantes : Quelle est ici la perception, où intervient mon penser? Pourquoi le marron a-t-il suivi une telle courbe? Pourquoi n’est-il pas tombé à la verticale? Pourquoi n’a-t-il pas continué à voler à une hauteur constante? » (Strube 2012, p.42) Dans ce cas, on peut distinguer clairement la partie perceptible et

16 Les extraits qui vont suivre sont issus d’un travail de recherche et d’expérimentation que J. Strube a produit à partir de la

l’apport de la pensée. On peut s’en tenir à l’observation de l’objet — observation intérieure ou extérieure, selon qu’on s’est simplement représenté l’expérience ou qu’on a choisi de la réaliser concrètement —, mais on n’obtient alors aucune explication sur la raison pour laquelle sa trajectoire suit une courbe descendante. Quelle que soit la façon d’expliquer le phénomène, elle nécessite un ajout conceptuel à ce qui a été observé. Pour comprendre, il a fallu se représenter ce qui s’était passé et chercher les concepts susceptibles de fournir une explication. Le penser conceptuel saisit les lois qui régissent les phénomènes, ce qui permet d’aller au-delà de la perception en prédisant comment des circonstances différentes pourraient les affecter. Il s’agit donc d’un type de penser exigeant une présence consciente ainsi qu’un effort de concentration plus ou moins grand selon la complexité du phénomène à saisir. C’est ce type de penser que nous allons tenter d’observer.

Pour mieux différencier le penser de représentation du penser conceptuel, Strube suggère de faire l’exercice de nous représenter une droite géométrique « c’est-à-dire une ligne droite infiniment longue, orientée dans une direction quelconque de l’espace » (Strube 2012, p. 56). L’expérience permettra de

réaliser qu’il n’est pas possible de se représenter l’infini de la droite, mais qu’après avoir visualisé une droite, on doit faire intervenir la pensée.

Il ressort d’une telle recherche qu’il existe une loi générale non pas représentable, mais bien connaissable, de ce qu’est la droite géométrique. A la place d’une représentation continue, on fait intervenir une pensée (« et ainsi de suite infiniment ») qui dit comment la représentation devrait être poursuivie, sans qu’on ait concrètement à le faire. Cette pensée obéit à la loi générale de la droite, cependant cette loi proprement directrice de la droite (le concept de droite) n’est elle-même pas visible (Strube 2012, p.57).

Le penser de représentation fait donc intervenir des contenus intérieurement perceptibles alors que le penser conceptuel réfère à des contenus qu’on ne peut se représenter, mais dont on connaît la loi. Le penser conceptuel peut trouver son expression dans des expériences du monde sensible : par exemple si on veut construire un pont on devra recourir à des concepts se rapportant aux conditions présentes sur le terrain, aux matériaux disponibles, aux objectifs à atteindre, etc. Le penser conceptuel peut aussi trouver son expression dans des réflexions n’ayant pas à reposer sur des phénomènes sensibles, comme en géométrie ou en mathématiques. On peut alors explorer les concepts, leurs lois et leurs relations sans jamais sortir du penser lui-même. Dans le cas de concepts qui peuvent ainsi être abordés directement, on peut dire qu’ils sont « “dépourvus de sensorialité” ou “purs” » et on peut qualifier le penser qui les manie de « penser “dépourvu de sensorialité” ou “pur” » (Strube 2012, p.115). Strube précise ainsi la différence entre ces deux manifestations du penser conceptuel :

Le penser en lien avec les sens est principalement dirigé par les souvenirs se rapportant au monde sensible et par les désirs personnels, dans le meilleur des cas par les faits donnés. Si l’on demeure en

revanche dans les concepts dépourvus de sensorialité, on dirige soi-même le processus de pensée à l’aune de la compréhension ou vue intérieure que l’on a de ces concepts; on s’oriente d’après les concepts et leurs relations entre eux et l’on peut produire ainsi de nouvelles relations qui éclairent le thème de pensée (Strube 2012, p.117)17.

Dans la mesure où il est dirigé par nous plutôt que par les phénomènes sensibles, Strube appelle le penser pur un « penser autonome ». Le penser pur n’est pas réservé aux mathématiques, on peut aussi le pratiquer dans une quête de compréhension d’autres concepts, par exemple dans une réflexion sur ce qui distingue, caractérise et relie le tout et la partie. Il s’agit alors de fournir un effort particulier, volontaire, pour maintenir l’activité de penser jusqu’à ce qu’on parvienne à saisir le contenu des concepts dans toute leur clarté et leur transparence. On demeure donc à l’intérieur de la pensée pour observer le monde conceptuel. Strube souligne alors que : « L’acquisition du penser pur permet la transition menant du penser ordinaire à une manière de penser où le caractère spirituel du penser devrait être compris (vu intérieurement) » (Strube 2012, p.123). Steiner appelle « intuition » ce qui nous permet de saisir ce contenu de pensée qui a sa source en nous-même (Steiner 1983a, p.93). Nous

reviendrons plus loin sur ce concept d’intuition.

Concernant l’expérience du penser comme telle, Strube précise que le penser ordinaire, soit celui qui nous mène à relier les concepts en fonction des phénomènes du monde sensible, peut nous donner l’impression « que l’on regarde en quelque sorte depuis l’intérieur du corps vers l’extérieur […] (que) le penser est ressenti en particulier dans la région de la tête, alors qu’on continue à se sentir dans le corps »

(Strube 2012, p.127). Alors que dans le penser pur, « c’est comme si, tandis que l’on pense, on regardait les concepts et les idées. On peut également avoir l’impression de se regarder en train de penser »

(Strube 2012, p.127).

L’observation du penser, dans la mesure où elle est pratiquée assidument ou, du moins, plusieurs fois, peut permettre de parvenir à de nouvelles distinctions, comme celle que Strube introduit, cette fois entre le penser pur et le penser vécu intuitivement. Nous avons vu que le penser pur réfère à une activité se situant exclusivement à l’intérieur de la pensée, sans recours aux phénomènes sensibles. Le

17 J. Strube précise plus loin que « Absence de sensorialité n’exclut pas des impressions intérieures (vis-à-vis desquelles nous

rêvons pour ainsi dire d’habitude); selon les aptitudes individuelles, on peut s’éveiller à elles. Si l’on fait l’expérience par exemple avec un point géométrique d’une sensation de resserrement, cela correspond au contenu du concept de point. Si on la remarque de façon claire, éveillée, elle contribue consciemment à la compréhension du concept » (J. Strube, Pensée clairvoyante et

penser vécu intuitivement se distingue du penser pur par le fait qu’il s’accompagne d’autres types d’expériences vécues consciemment.

Dans le penser pur, l’attention se dirige sur le contenu de pensée […] fait de concepts purs et de leurs relations. La compréhension du contenu peut atteindre une telle immédiateté que sa légalité est reconnue comme une réalité indubitable. Le penser vécu intuitivement se distingue de cela dans la mesure où deviennent également présents dans la conscience, outre le penser pur, d’autres facteurs ou plans du vécu des idées. Pour un même contenu, le champ d’expérience grandit. Dans le penser vécu intuitivement peuvent entrer des sentiments, sensations, impressions […] son noyau est resté inchangé, mais il s’est en même temps enrichi et a revêtu plusieurs formes […] une réalité plus large du penser est devenue consciente (Strube 2012, p.129-130).

Cette forme de penser, tenant compte d’expériences vécues, s’éloigne de la conception qui veut garder la pensée emprisonnée dans la logique, au sujet de laquelle Heidegger écrivait : « L’Être en tant que l’élément de la pensée est abandonné dans l’interprétation technique de la pensée. La “logique” est la sanction de cette interprétation […]. Depuis longtemps, trop longtemps déjà, la pensée est échouée en terrain sec » (Heidegger 1966, p.69).