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Section I- Éléments fondamentaux

1. Cadre conceptuel

1.2 Une théorie de la connaissance

1.2.1 Expérience d’observation de la pensée ou du penser

1.2.1.2 Observation du penser

Les exemples donnés précédemment afin de présenter le penser de représentation et le penser conceptuel ont permis de vérifier que l’observation et la perception ne concernent pas que les objets extérieurs. En effet, nul n’a sans doute eu besoin de convoquer une personne en chair et en os pour se tenir assis à trois mètres de distance avec une gomme à la main pour comprendre de quoi il s’agissait. Une simple représentation intérieure du phénomène a suffi et il en a probablement été de même pour ce qui concerne l’exemple du penser conceptuel. L’observation ne s’applique donc pas exclusivement aux objets extérieurs, elle peut concerner des sentiments, des sensations, des représentations, ou encore des pensées, dans la mesure où ces phénomènes nous sont donnés.

Cependant, la pensée se distingue des autres objets d’observation à plusieurs égards. Tous les objets peuvent être observés dès qu’ils apparaissent, qu’il s’agisse de phénomènes extérieurs ou intérieurs : j’observe ma faim ou ma douleur dès qu’elles se présentent en moi de même que j’observe un arbre ou une table dès qu’ils sont dans mon champ de perception. Seule la pensée échappe à cette règle : pendant que je pense à l’arbre, c’est l’arbre que je perçois et non ma pensée relative à l’arbre. Pour pouvoir observer ma pensée, je dois déjà l’avoir produite. Pour nous en assurer, nous pouvons nous souvenir, ou encore reproduire l’expérience concernant le penser conceptuel et, après avoir terminé, nous demander où était dirigée notre attention pendant que nous tentions de répondre aux questions. Nous

remarquons alors que notre attention était toute dirigée vers notre représentation du phénomène et la façon de l’expliquer. Pendant que nous pensons, notre attention est entièrement dirigée vers l’objet de notre penser. Comme le souligne Steiner, « la nature de la pensée est donc caractérisée par le fait que l’être pensant oublie la pensée pendant qu’il l’exerce. Ce n’est pas la pensée elle-même qui le préoccupe, mais la chose observée, l’objet de sa pensée » (Steiner 1983a, p.44).

Il est caractéristique de la pensée que nous n’ayons pas l’habitude de l’observer. Ceci, parce qu’elle résulte de notre propre activité, de notre propre création. Quand nous observons, nous ne créons pas les objets ou les phénomènes se présentant à nous; nous n’intervenons pas dans leur existence. Mais quand nous pensons, nos pensées sont issues de notre activité, et il nous est impossible de penser et, en même temps, de regarder nos pensées. Ce sont deux activités qui s’excluent mutuellement. En fait, la pensée est la seule expérience dans laquelle nous nous fondons totalement sans qu’il soit possible de nous en extraire, ne serait-ce qu’un instant, à moins d’y mettre un terme.

C’est parce que nous sommes entièrement occupés à la produire, parce qu’elle résulte de notre propre activité que la pensée demeure « l’élément inobservé de notre activité spirituelle courante » (Steiner 1983a, p.44). Il ne nous est pas naturel d’observer notre pensée et pour le faire, il faut qu’elle ait déjà été accomplie. L’observation de la pensée exige donc un « état d’exception » (Steiner 1983a, p.42). Bien que nous ayons l’habitude de penser, nous n’avons pas l’habitude d’observer nos pensées. Cet état d’exception dont parle Steiner vient essentiellement du fait qu’il ne s’agit pas ici d’observer le résultat de notre pensée, comme nous le faisons habituellement lorsque nous pensons. Il s’agit plutôt de tourner notre attention sur le processus de production de la pensée. L’observation du penser est « contemplation spirituelle du penser », une façon de nous souvenir non pas de nos pensées, mais de ce que nous avons réalisé (Strube 2012, p.136). Elle implique une forme de retournement et de plongée intérieure pour poser un regard rétrospectif sur les étapes par lesquelles nous sommes passés dans le processus de pensée.

C’est justement parce que la pensée est issue de ma propre activité, parce que je l’engendre moi-même, que je peux la connaître directement, sans aucun intermédiaire. Si je prends la peine d’observer ma pensée, une fois que je l’ai créée, je peux en suivre le déroulement entièrement sans avoir à émettre des hypothèses sur la succession des étapes qui la constituent, car j’ai directement accès à elle. Par conséquent, je peux saisir immédiatement les liens s’établissant entre les différents concepts alors qu’il m’est impossible d’établir un rapport entre les autres objets par une simple observation. Steiner donne

cet exemple : « L’observation ne me dit pas tout de suite pourquoi la perception du tonnerre succède à celle de l’éclair; mais que dans ma pensée je relie le concept de tonnerre à celui d’éclair, cela résulte directement du contenu même des deux concepts. Peu importe que mes concepts du tonnerre et de l’éclair soient vrais ou faux. Ceux que j’ai m’apparaissent dans un rapport bien clair découlant de leur nature même » (Steiner 1983a, p.46). Pour connaître la pensée, je n’ai donc rien à ajouter à ce que m’offre l’observation de son déroulement, alors que pour tous les autres objets d’observation, la forme première sous laquelle ils se présentent à nous ne nous permet pas d’établir des liens et de comprendre les phénomènes.

Comme le précise Steiner, la possibilité d’accéder directement et clairement au déroulement de mes pensées ne doit rien et n’a rien à voir avec la connaissance du processus physiologique qui lui est associé. « Ce que j’observe, ce n’est pas le processus matériel qui dans mon cerveau relie les concepts de tonnerre et d’éclair, mais c’est ce qui m’amène à mettre ces deux concepts dans une certaine relation »

(Steiner 1983a, p.46). Cette observation de la pensée constitue, selon Steiner, l’expérience la plus

importante qu’il soit donné de faire à tout être humain. Et comme la pensée est le seul objet d’observation dont il puisse connaître entièrement les conditions et les étapes de réalisations ainsi que les liens qu’elles impliquent, elle constitue un « point d’appui solide, à partir duquel il nous est permis d’espérer une explication de tous les phénomènes de l’univers » (Steiner 1983a, p.47).

Comme Descartes, Steiner veut voir dans la pensée humaine la seule chose dont on puisse être certain. Cependant, il estime que Descartes aurait dû s’en tenir à la première section de son principe : « Je pense », c’est-à-dire que la seule chose dont je puis être certain, parce que j’en suis le créateur, c’est ma pensée. À moins de limiter le sens du « donc je suis » au constat élémentaire de l’existence du « Je », sans aucune précision sur la nature et le contexte de cette existence, qui pourrait tout à fait être de l’ordre du rêve ou de l’hallucination. Pour définir plus clairement la nature d’un objet, il faut pouvoir établir des comparaisons ou des rapports avec d’autres objets, et encore, cela ne procure qu’une connaissance relative à ces rapports. Pour que la connaissance aille au-delà de ces rapports, il faut d’abord avoir trouvé un objet qui porte « dans sa propre nature le sens de son existence » (Steiner 1983a, p.48). Mais Descartes, suite à son équation du « Je pense donc je suis », bien qu’il déduise l’existence du

Je de sa faculté de penser, choisit néanmoins de donner priorité au Je qui pense, dans la mesure où c’est pour lui le sujet qui est la substance et que la pensée est conçue comme son « attribut unique » celui « qui me révèle à moi-même » (Boulad-Ayoub et Vernes 2006, p.90-91). La chose première n’est donc pas la pensée, mais bien le sujet, qui néanmoins a besoin de la pensée pour se révéler. « Le déplacement cartésien se mesure à l’imposition du sujet et de ses idées comme fondement-fondateur » (Boulad-Ayoub

et Vernes 2006, p.106). C’est-à-dire que le sujet est aussi le fondateur de ses idées (Boulad-Ayoub et Vernes 2006, p.108). C’est pourquoi, s’il veut pouvoir « affirmer autre chose que lui-même », le Cogito doit se trouver

un fondement extérieur, en Dieu en l’occurrence (Boulad-Ayoub et Vernes 2006, p.107).

Si, pour Descartes, la première connaissance indubitable est celle du sujet certain de son existence parce qu’il pense, pour Steiner, la primauté n’est pas celle du sujet, mais celle de la pensée dont je peux connaître les tenants et aboutissants. C’est en tant qu’objet reposant sur lui-même, que la pensée peut donner une existence objective au Je. Cet objet reposant sur lui-même, cet objet qui porte en lui-même le sens de son existence, « je le suis moi-même lorsque je pense » souligne Steiner, « car je donne alors à mon existence le contenu précis se suffisant à lui-même : l’activité pensante » (Steiner 1983a, p.48). C’est

donc dans la pensée que le Je existe.

Pour mieux saisir ce dont il s’agit, on peut refaire un des exercices présentés précédemment pour illustrer le penser conceptuel et répondre aux questions suivantes, telles que proposées par Strube : « Qui produit le processus de pensée? Qui prend en charge son déroulement? Qui prend connaissance des rapports? » (Strube 2012, p.79-80) On pourra alors constater que c’est le Je lui-même qui produit le

processus, prend en charge son déroulement et prend connaissance des rapports. Comme le souligne Steiner, quand on observe la pensée, « c’est le moi lui-même, situé dans la pensée, qui observe sa propre activité » (Steiner 1983a, p.56). Le Je et la pensée sont de même nature : « Pour que le penser se manifeste à moi, il a besoin de mon Je. Pour que je me connaisse moi-même, j’ai besoin du penser » (Strube 2012, p.80).

À partir de cette expérience d’observation de la pensée, on peut s’interroger sur ce qui diffère de l’observation des autres objets. Nous avons vu que la simple observation des objets habituels ne nous permet pas d’établir des liens, d’accéder à la connaissance, car pour cela, il faut un apport de la pensée. De plus, il faut ajouter quelque chose d’étranger, un concept, à l’objet d’observation pour le connaître. Cependant, quand nous observons notre pensée, nous n’avons pas besoin d’ajouter quoi que ce soit pour la saisir dans son entièreté et la connaître; elle se livre à l’observation en toute transparence. Il s’agit là d’une seconde caractéristique de la pensée : « pour l’observer, il n’est point besoin de recourir à une activité qualitativement différente d’elle; nous demeurons dans un seul et unique élément »

Alors qu’on a voulu discréditer la pensée au profit de l’observation parce qu’elle semblait nous permettre un contact plus vrai avec les choses, Steiner démontre ici que la pensée est, en fait, le seul objet d’observation qu’on puisse appréhender dans son entier et sur lequel, par conséquent, on puisse s’appuyer. En outre, il démontre que l’expérience d’observation de la pensée est le seul moyen de pouvoir accéder à son origine et de saisir sa vraie nature. Toute approche aspirant à définir la pensée de l’extérieur ne peut qu’aboutir à une opinion sans réel fondement. Ainsi, comme le souligne Steiner : « Une observation sans préjugés constatera que rien ne doit être attribué à la pensée qui ne puisse être trouvé en elle. On ne peut accéder à ce qui engendre la pensée si l’on en quitte le domaine »

(Steiner 1983a, p.56).

Pour pouvoir connaître ma pensée, je dois d’abord la créer. Alors que les autres objets de mon observation existent sans que je n’aie à participer à leur création, il est impossible d’observer une pensée que je n’ai pas moi-même créée. C’est d’ailleurs parce que je ne participe pas à leur création que les objets extérieurs me paraissent étrangers et énigmatiques. Si nous voulions créer la nature, il faudrait préalablement la connaître. C’est le contraire pour la pensée, que nous devons d’abord créer avant de l’observer et de la connaître. La pensée apparaît donc comme la seule part de la réalité qui se suffit à elle-même, qui n’a pas besoin d’être complétée par autre chose et peut être comprise de façon immédiate dans sa forme originelle. Par conséquent, elle est la mieux placée pour constituer le point d’appui que cherchait Archimède, celui qui pourrait nous permettre d’expliquer les phénomènes de l’univers (Steiner 1983a, p.47). Elle permet également de répondre au défi d’Agrippa par l’option consistant

à fonder la connaissance sur un principe de base qui n’est fondé sur rien d’autre que sur lui-même. Cependant, le choix de ce principe n’est pas arbitraire. Il repose sur l’expérience scientifique de la pensée18.