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Les conditions de possibilité de l'éducation vers la liberté : l'approche pédagogique de Rudolf Steiner

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Les conditions de possibilité de l’éducation vers la liberté

L’approche pédagogique de Rudolf Steiner

Thèse

Chantal Lapointe

Doctorat en philosophie de l’Université Laval

offert en extension à l’Université de Sherbrooke

Philosophiae Doctor (Ph. D.)

Faculté des lettres et sciences humaines

Université de Sherbrooke

Sherbrooke, Canada

Faculté de philosophie

Université Laval

Québec, Canada

© Chantal Lapointe, 2017

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Les conditions de possibilité de l’éducation vers la liberté

L’approche pédagogique de Rudolf Steiner

Thèse

Chantal Lapointe

Sous la direction de :

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Résumé

Cette thèse s’applique à vérifier s’il est possible d’éduquer un enfant de façon à lui ouvrir la voie vers la liberté. Une liberté qui soit l’expression de son ultime humanité sans pour autant le mettre en situation de conflit avec l’univers social. Bien qu’un important détour du côté des fondements théoriques soit incontournable pour préciser ce que nous entendons par liberté et ce sur quoi elle repose, c’est d’un point de vue pratique, comme une éthique appliquée de l’éducation que nous abordons cette question. Il s’agit donc non seulement de voir si la liberté est possible, mais aussi comment on peut passer de la théorie à la réalité dans un cadre éducatif.

Plus précisément, c’est à Rudolf Steiner que nous posons la question. C’est dans son cadre conceptuel et dans les fondements et principes directeurs de la pédagogie Waldorf, qu’il a développée, que nous avons cherché les conditions de possibilité d’une éducation vers la liberté. Parce que Rudolf Steiner a fait de la liberté humaine une question fondamentale de toute son œuvre, y compris de son approche éducative. Il s’agit donc de voir comment s’articule le tout, si la philosophie de la liberté trouve son pendant dans la pratique pédagogique telle qu’il la propose.

Toutefois pour ne pas demeurer enfermée dans l’univers steinerien et pour nourrir notre réflexion, nous avons soumis les propositions de Steiner aux questions soulevées par Jean-Bernard Paturet dans ce qu’il présente comme « l’aporétique de la raison éducative ». En effet, le contexte éducatif étant particulier en lui-même, il s’y rattache certaines difficultés que Paturet présente sous la forme de six apories – le domestique et l’affranchi, l’insociable sociabilité de l’homme, l’identité et l’ipséité, la personne et la catégorie, la rupture et la continuité, la nature et la culture – qui témoignent de la complexité de la relation entre l’éducation et la liberté. Ces apories soulèvent des questions directement liées aux conditions d’une éducation vers la liberté. C’est pourquoi, tout au long de notre enquête, nous avons tâché de voir si la proposition de Steiner permet de les résoudre.

Les conditions de possibilité, nous les avons cherchées dans ce que nous avons identifié comme les trois piliers d’une éducation vers la liberté, à savoir : la société, les éducateurs responsables de la relation éducative et la méthode liée à la connaissance de l’être humain. Le cas du Québec a servi de témoin, accompagnant, dans ses ancrages théoriques et rhétoriques, le processus d’enquête sur les conditions de possibilité de la liberté.

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Cette recherche se déploie en deux grandes sections : la première consacrée aux fondements et la seconde portant sur l’application. Le premier chapitre de la section I traite des concepts fondamentaux de l’approche steinerienne, inscrits dans le contexte actuel afin de mieux préciser ce qui les distingue et de faire valoir leur pertinence. Le deuxième chapitre présente la méthode goethéenne de connaissance et son déploiement, par Steiner, en une science de l’esprit. La section II de la thèse, consacrée à l’enquête proprement dite se divise en quatre chapitres : le chapitre trois explore le premier pilier, celui de la société, dans lequel les conditions de possibilités de la liberté sont envisagées du point de vue des grandes orientations, des finalités et du rapport entre l’intérêt individuel et l’intérêt de la société. Le quatrième chapitre s’intéresse au second pilier, celui constitué par l’enseignant et la relation éducative. Le cinquième chapitre s’attaque à la méthode pédagogique qui doit nécessairement reposer sur une connaissance de l’être humain. C’est pourquoi y est intégré l’exposé sur l’anthropologie steinerienne, afin de pouvoir établir des liens directs entre la méthode et le développement de l’enfant. Ce chapitre est divisé en trois grandes sections correspondant aux trois phases de l’enfance, au cours desquelles la méthode éducative évolue et se transforme. Le chapitre suivant porte sur les difficultés soulevées par certains critiques de la pédagogie Waldorf. Avant de conclure, nous présentons le bilan des conditions de possibilité d’une éducation vers la liberté et du dépassement des apories.

Il ressort de cette étude que ni la liberté humaine ni l’éducation y conduisant ne peuvent être envisagées sans réviser la conception actuelle de l’être humain et l’engagement éthique et responsable des éducateurs.

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Abstract

This thesis sets out to verify the possibility of educating a child in a way that leads him towards freedom; a freedom that represents the child’s ultimate humanity, without creating conflict between him and his social environment.

Though a significant detour on the theoretical basis is crucial in order to specify what we mean by freedom, and what freedom is based on, it is from a practical viewpoint, like an applied ethics of education, that we will discuss this issue. Thus, not only will we discuss if freedom is possible, but also, within an educational framework, if one can go from a conceptual idea of freedom to the actual experience of freedom.

This question will be posed more specifically to Rudolf Steiner. It is through his conceptual framework, and through the foundations and principles of Waldorf pedagogy, that he developed, that we sought to find the conditions of the possibility of an education leading to freedom. For Rudolf Steiner has made of human freedom a fundamental question throughout his works, as well as his educational approach. We need then to see how it all inter-relates, and whether the philosophy of freedom has its analogy in the pedagogical practice that he is suggesting.

However, in order to avoid remaning locked in the Steinerian universe and to nourish our thinking, we have applied Steiner’s proposal to the issues that were raised by Jean-Bernard Paturet in his consideration of “the aporetics of the educational reason”. In fact, the educational context being special in itself, certain difficulties are here raised and presented by Paturet through six aporias: the domestic and the free man, the human unsocial sociability, the identity and the selfhood, the person and the category, the rupture and the continuity, and nature and culture – which reflect the complexity of the relationship between education and freedom. These aporias raise issues directly related to the conditions of an education towards freedom. Consequently, throughout this study, we have tried to determine whether Steiner’s proposal can solve these issues.

We sought the conditions of the possibility of freedom through education in what we have identified as the three pillars, namely: the society, the educators responsible for the educational relationship, and the method pertaining to the knowledge of the human being. Québec’s case served as witness, accompanying, in its theoretical and rhetorical anchors, the process of investigating the conditions of the possibility of freedom through education.

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This study presents itself in two large sections: the first devoted to the foundations and the second to the application. The first chapter of section I discusses the basic concepts of Steiner’s approach, enrolled in the current context to better clarify what distinguishes them and what asserts their relevance. The second chapter presents Goethe's method of knowledge and its deployment, by Steiner, in a spiritual science. Section II of the thesis, dedicated to the investigation itself, is divided into four chapters: chapter three explores the first pillar, that of society, in which the conditions of the possibility of freedom are considered from the perspective of the broad guidelines, the purposes and the relationship between individual interests and society's interest. The fourth chapter focuses on the second pillar, the one constituted by the teacher and the educational relationship. The fifth chapter addresses the educational method that must necessarily be based on knowledge of the human being, hence the integrated presentation on Steinerian anthropology, in order to establish direct links between the method and the development of the child. This chapter is divided into three sections corresponding to the three phases of childhood, during which the educational method evolves and changes. The next chapter discusses the difficulties raised by some critics of Waldorf education and anthroposophy. Before concluding, we present the results of the possibility of education conditions for freedom and the overcoming of the aporias.

It appears from this study that neither human freedom nor an education leading up to it can be considered without revising the current notion of the human being and that of the ethical and responsible commitment of the educators.

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Table des matières

Résumé ...III Abstract...V Table des matières...VII Liste des Figures... XI Remerciements ... XIII

Introduction...1

0.1 Les fondements...1

0.2 L’application : éduquer vers la liberté...12

0.3 Le déroulement...15

Section I- Éléments fondamentaux...17

1. Cadre conceptuel...18

1.1 Le contexte...18

1.2 Une théorie de la connaissance ...21

1.2.1 Expérience d’observation de la pensée ou du penser... 29

1.2.1.1 Les types de pensée... 31

1.2.1.2 Observation du penser ... 35

1.2.2 La connaissance est-elle possible? ... 39

1.2.3 La Conscience... 41

1.2.4 Qu’est-ce donc que la connaissance? ... 49

1.3 Sentiment ...50

1.4 La volonté ...56

1.5 La liberté ...68

1.6 L’individu...75

1.7 L’éducation ...93

2. La méthode scientifique et la méthode goethéenne ...98

2.1 La méthode expérimentale ...99

2.1.1 Les critères ou principes de la méthode expérimentale... 100

2.1.2 Comment définir la science? ... 108

2.2 La méthode préconisée par Steiner... 112

2.2.1 La méthode goethéenne... 114

2.2.1.1 Le chercheur... 114

2.2.1.2 L’objet ... 121

2.2.1.2.1 La nature organique... 128

2.2.2 La science de l’esprit ... 134

2.2.2.1 La méthode des sciences de l’esprit... 138

2.2.2.1.1 Les degrés de la connaissance ... 139

Section II- Éduquer vers la liberté ... 143

3. Les piliers de la liberté : la société ... 147

3.1 La finalité de l’éducation ... 148

3.1.1 Le cas du Québec... 152

3.1.2 Au Québec comme ailleurs... 159

3.1.3 Un phénomène mondial ... 160

3.1.4 La fin et les moyens ... 163

3.2 L’individu et la société : la question politique ... 170

3.3 Steiner, la liberté, la société... 175

3.3.1 La libération de l’éducation ... 184

3.3.2 Le travail d’éducateur... 188

3.3.3 L’intérêt collectif ... 191

(8)

3.3.5 Les fondements de la communauté ... 202

3.4 L’exemple finlandais ...205

3.5 Les apories...207

4. Les piliers de la liberté : l’éducateur... 211

4.1 La formation de l’enseignant... 212

4.1.1 Le Jugement éducatif... 219

4.1.2 L’enseignant ... 222

4.2 Les vertus en éducation...226

4.2.1 Quelles vertus?... 229

4.2.2 Éduquer les vertus ... 232

4.3 Le point de vue de Steiner...233

4.3.1 L’autoéducation ou le travail intérieur de l’enseignant... 237

4.3.2 Connaissance et maîtrise de soi... 238

4.3.3 Le mobile ou impulsion d’agir ... 242

4.3.3.1 Les six exercices... 245

4.3.3.2 Devant les élèves ... 249

4.3.3.3 Inscrire la relation dans la durée... 253

4.3.3.4 Contrôler son tempérament... 253

4.3.4 La formation artistique... 255

4.3.5 Le motif ou objectif à atteindre ... 255

4.3.6 La connaissance de l’être humain ... 258

4.3.7 La formation permanente ... 260 4.4 Le travail d’équipe ...262 4.5 Les apories...263 4.5.1 Le domestique et l’affranchi ... 263 4.5.2 L’insociable sociabilité... 265 4.5.3 L’identité et l’ipséité ... 266 4.5.4 La personne et la catégorie ... 266

4.6 Les conditions de possibilité de la liberté...268

5. Une méthode reposant sur la connaissance de la nature humaine...270

5.1 L’anthropologie anthroposophique...276

5.1.1 L’inné et l’acquis... 279

5.1.2 Le corps, l’âme et l’esprit ... 287

5.1.3 La tripartition du corps ... 289

5.2 Le développement de l’enfant ...293

5.2.1 Le principe de métamorphose ... 294

5.2.2 La santé... 299

5.2.3 Les septénaires... 302

5.3 Le premier septénaire : de zéro à 7 ans ...303

5.3.1 Marcher... 310

5.3.2 Parler ... 315

5.3.3 Penser... 320

5.3.4 Le jeu... 322

5.3.5 La télévision, les ordinateurs, les jeux vidéos... 325

5.3.6 La télévision et le développement de l’enfant... 330

5.3.7 Le contenu... 337

5.3.8 Retour au jeu... 339

5.3.9 Le terme de la première métamorphose ou premier septénaire ... 343

5.3.10 Les apories ... 346

5.4 Le deuxième septénaire...350

5.4.1 Les trois phases du deuxième septénaire... 358

5.4.1.1 De 7 ans à 9 ans... 359

5.4.1.1.1 Éléments du programme ... 360

Écriture, lecture, langue... 363

5.4.1.1.2 Quelques principes fondamentaux... 366

(9)

Autres matières ... 371 5.4.1.2 De 9-10 ans à 12 ans ... 371 5.4.1.2.1 Respirer et comprendre ... 374 5.4.1.2.2 Éléments du programme ... 377 Histoire ... 378 Mathématique et géométrie ... 379 Musique... 380 Zoologie... 381 Botanique... 382 Géographie... 384 Récits biographiques... 384 5.4.1.3 De 12 à 14 ans... 386 5.4.1.3.1 Éléments du programme ... 388 Le monde minéral ... 388 La physique et la chimie ... 388 5.4.1.3.2 La fatigue... 389 L’art ... 394 L’histoire... 395 La géographie... 398 L’astronomie ... 399

Les travaux manuels... 400

5.4.1.3.3 Le mouvement, la main et la pensée... 402

5.4.1.3.4 Nouvelles technologies ... 407

5.4.1.3.5 Aporie ... 414

5.4.2 Harmoniser le psychospirituel avec le physicoéthérique ... 415

5.4.2.1 Apprendre à respirer ... 415

5.4.2.1.1 Apprendre à respirer pour nourrir le penser ... 416

5.4.2.1.2 Apprendre à respirer pour nourrir la volonté... 423

5.4.2.1.3 Le rythme ... 425

5.4.2.2 Établir un juste rapport entre le sommeil et l’éveil ... 428

5.4.2.2.1 La mémoire... 428

5.4.2.2.2 L’intérêt de l’enfant pour la matière... 433

5.4.2.2.3 Le travail de la nuit ... 439

5.4.2.2.4 L’enseignement en trois étapes... 440

5.4.2.3 L’activité physique ... 442 5.4.2.4 L’enseignant... 444 5.4.2.4.1 L’autorité ... 445 5.4.2.4.2 La vénération ... 451 5.4.2.4.3 Le passage du 9-10 ans... 455 5.4.3 Les apories... 456 5.4.3.1 Le domestique et l’affranchi ... 457 5.4.3.2 L’insociable sociabilité ... 465 5.4.3.3 L’identité et l’ipséité ... 467 5.4.3.4 L’universel et le particulier ... 473 5.5 Le troisième septénaire ...474 5.5.1 La puberté ... 476 5.5.2 L’adolescence... 479 5.5.3 Du côté des adolescents... 482

5.5.4 Le point de vue de Steiner ... 484

5.5.4.1 La responsabilité des éducateurs ... 488

5.5.4.2 Développer la faculté de jugement ... 491

5.5.4.3 L’évolution des questions... 496

5.5.4.3.1 La 9e classe : 14-15 ans... 497

5.5.4.3.2 La 10e classe, 15-16 ans... 499

5.5.4.3.3 La 11e classe, 16-17 ans... 503

5.5.4.3.4 12e classe, 17-18 ans ... 507

(10)

5.5.4.5 Les vertus morales... 513

5.5.4.6 La question religieuse... 516

5.5.4.7 L’enseignant... 521

5.5.4.7.1 Les défis de l’enseignant ... 522

5.5.5 Les apories... 528 5.5.5.1 Le domestique et l’affranchi ... 529 5.5.5.2 Insociable sociabilité ... 534 5.5.5.3 Identité ipséité... 537 5.5.5.4 La personne et la catégorie... 540 5.5.5.5 Rupture et continuité ... 541 5.5.5.6 Universel et particulier... 545 6. Oppositions et difficultés...549 6.1 Au Québec ...550

6.2 La pédagogie Waldorf et le Christ...553

6.3 Grégoire Perra ...559

6.3.1 L’anthroposophie : un « danger » en soi? ... 560

6.3.2 Enseigner l’anthroposophie?... 565

6.3.3 L’endoctrinement ... 567

6.3.4 Deux volets de l’anthroposophie... 571

6.3.5 L’enseignant toujours ... 573

6.3.6. Un petit monde ... 576

6.4 La recherche-action et ses conclusions...578

7. Éduquer vers la liberté...583

7.1 Considérations générales...583

7.1.1 Nature ... 588

7.1.2 La question du sens et des valeurs... 590

7.2 Le germe et la finalité...594

7.2.1 La société... 597

7.2.2 Les enseignants... 600

7.2.3 Sur le chemin de la liberté... 606

7.3 Les apories... 613 7.3.1 Domestique et affranchi : ... 613 7.3.2 Insociable sociabilité... 616 7.3.3 Identité et Ipséité... 621 7.3.4 Personne et catégorie... 626 7.3.5 Rupture et continuité :... 628 7.3.6 L’universel et le particulier... 631 Conclusion ...642

8.1 Face aux apories : l’éthique de la responsabilité...643

8.2 D’hier à demain : la fécondité de cette thèse : ...648

8.3 Les limites ...652 8.4 Perspectives ...654 Bibliographie ...656 Monographies ...656 Périodiques ...677 Ressources électroniques...679 Sites internet...687

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Liste des Figures

Figure 1 : dessins de bonhommes réalisés par des enfants de 5-6 ans et classés selon leur exposition à la télévision, p. 334

(12)

Pour mes enfants, Bruno, Thomas et Geneviève, et tous les autres enfants d’aujourd’hui et de demain,

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Remerciements

Parvenue au terme de cette grande aventure, au cours de laquelle apparaissait fréquemment le sentiment d’être plutôt seule avec des questions insolubles, il me faut, néanmoins, reconnaître qu’il s’agit là d’une fausse représentation. Bien des personnes se sont trouvées sur le chemin, pour me convier à m’engager, pour me soutenir et m’encourager ou pour nourrir mes réflexions. Sans doute est-il impossible de les identifier toutes, car parfois leur apport a précédé de loin l’engagement ou parce qu’il se trouvait dans un contexte apparemment étranger à la thèse. Pourtant, ce qu’ils ont semé en moi, il y a parfois bien longtemps, constitue peut-être le germe initial de cette entreprise.

C’est dans cet esprit qu’il me faut assurément remercier mes parents, mon père, Roger Lapointe, qui était lui-même docteur à une époque où le Québec en comptait si peu qu’on le soulignait dans les journaux, ma mère aussi, Raymonde Belliveau, qui m’a soutenu dans mes études chaque fois que l’occasion lui en a été donnée. Je voudrais aussi remercier mon ami Thierry Hentsch, aujourd’hui décédé, qui a été le premier, alors que j’étais jeune étudiante au baccalauréat, à me dire que je devrais faire un doctorat. Je remercie Modj-ta-ba Sadria, qui m’a fait comprendre, dans un moment de doute, qu’il me fallait m’engager dans cette aventure. D’autres m’ont soutenu dans ce projet, dont Jean-Marc Piotte, Anne Legaré et Yves Bélanger, je les en remercie.

Je dois aussi remercier Marc Chevrier d’avoir accepté d’être mon directeur à l’UQAM, avant que Jean-François Malherbes m’invite à le rejoindre au département de philosophie de l’Université de Sherbrooke; Jean-François que je remercie grandement de m’avoir accueillie dans ce nouvel univers. Je remercie également Raymond Lemieux d’avoir gentiment pris la relève de Jean-François quand celui-ci nous a quittés pour un autre monde. Du côté de l’université de Sherbrooke, je dois aussi remercier les employées du département, Ruth Valin, Maryse Gervais et Julie Bouchard, qui ont toujours répondu aimablement à mes questions et demandes, ainsi que les directeurs du département et directeurs des études supérieures, Alain Létourneau, Benoit Castelnérac et Claude Gélinas qui ont toujours fait preuve de sensibilité et d’une grande compréhension. Je m’en voudrais de ne pas remercier les employées du Carrefour de l’information de Longueuil qui ont toujours été particulièrement attentionnées et serviables à mon égard. Je remercie aussi André Duhamel pour sa généreuse bibliographie et ses séminaires nourrissants ainsi que les membres du jury de mes deux examens, Jean-François Malherbe, André Lacroix, France Jutras, Jacques Quintin et Raymond Lemieux pour leurs commentaires judicieux.

(14)

Par ailleurs, je suis redevable à toutes les personnes rencontrées lors des conférences, des congrès, et dans les différents groupes de lecture auxquels j’ai participé au cours des vingt dernières années et qui m’ont permis de me familiariser avec la pédagogie Waldorf. Dans ce registre je remercie particulièrement Denis Schneider et Michel Bourassa qui ont accueilli chez eux plusieurs de ces groupes. Je remercie également tous les enseignants Waldorf et tous les intervenants de l’Institut Pégase qui partagent généreusement leur point de vue sur cette pédagogie et ses fondements. Plus particulièrement, je remercie François Dostie chez qui j’ai pu trouver une oreille attentive et quelques réponses à des questions pressantes, et Thérèse Francoz.

Je remercie aussi, pour avoir ont patiemment relu mes textes, Nawal Bouab et Serge Lapointe qui m’a, en outre, aidé dans l’impression et servi de messager. Je remercie également Josée St-Onge, Anaïs Lalonde-Picard et Michèle Lalonde pour la traduction anglaise de mon résumé.

Mes remerciements les plus nourris vont pourtant à mon conjoint, Denis Missud, dont la générosité et la patience ont constitué un ingrédient essentiel à cette longue aventure, et à mes enfants, Bruno, Thomas et Geneviève, sans lesquels je n’aurais jamais pu réaliser l’importance des questions éducatives. Thomas qui, par ailleurs, m’a fait le cadeau immense de réaliser ma table des matières et de m’aider dans les derniers détails techniques de présentation.

(15)

Introduction

L’objet de cette recherche est de savoir s’il est possible d’éduquer l’enfant afin qu’il devienne un être libre, individuellement épanoui tout en contribuant de façon originale et personnelle à la société dans laquelle il vit. Un être libre d’une liberté qui ne le situe pas en porte-à-faux avec la société et le mène néanmoins au déploiement de tout son potentiel, à l’expression ultime de son humanité. Cette question peut être abordée de multiples façons, pourtant il nous apparaît important de l’envisager d’un point de vue pratique, comme une éthique appliquée de l’éducation en quelque sorte. Cela, dans l’espoir de lui ouvrir une portée véritable au-delà de l’option exclusivement théorique ou philosophique. Car dans le contexte actuel où la détresse humaine atteint des sommets, y compris, d’une façon particulière1, chez les enfants des sociétés occidentales, l’urgence de l’Homme libre se fait de plus en plus pressante. En effet, comment espérer sortir du chaos actuel, de la violence endémique, du vide de sens caractéristique de notre époque si ce n’est en redonnant à l’Homme les moyens de prendre en main son avenir, en l’amenant à éprouver les forces intérieures qui l’habitent? Forces plus susceptibles de lui ouvrir la voie du sens que toutes les fausses divinités : l’économie, la science, les vedettes, le sport, les nouvelles technologies, avec lesquelles il a tenté de combler le vide après avoir « tué » Dieu.

Cependant, ce n’est pas sans un détour obligé du côté des fondements théoriques que nous pourrons nous tourner vers l’éducation de l’être libre. D’abord parce qu’il est important de préciser ce que nous entendons par liberté, sur quoi elle repose et dans quelle mesure il est possible de concevoir l’idée d’un humain libre et celle de son éducation. Ensuite, parce que précisément, depuis le projet initial de la modernité d’éduquer l’Homme libre, non seulement la conception de l’Homme, mais aussi celle de la liberté et de la connaissance ont été mises à mal et réclament une révision fondamentale.

0.1 Les fondements

Pour donner un bref aperçu de la situation, précisons que la liberté qui nous intéresse est celle de l’individu, « propre à l’époque moderne » et non la liberté politique dans laquelle Benjamin Constant voit « la marque de l’Antiquité gréco-romaine » (tiré de Hatzenberger 1999, p. 37). En fait, les concepts de liberté et d’individu sont contemporains. On les voit poindre à une période où l’Homme commence à

1 Loin de nous l’idée de minimiser la misère dans laquelle vit la majorité des enfants de la planète, hors Occident, cependant, il

s’agit le plus souvent d’une misère liée aux conditions de vie économiques ou politiques (conflits armés, etc.). Ce qui est caractéristique de l’Occident, c’est précisément que les enfants vivent dans des pays riches qui ne sont pas touchés directement, intérieurement, par des conflits armés. La détresse des enfants occidentaux est donc d’un autre ordre et provient d’un autre type de « manque », bien qu’elle puisse être accompagnée de pauvreté ; elle se manifeste surtout par une augmentation de l’anxiété, de la dépression et de différents « troubles » de nature psychologique ou « mentale » ou, pourrions-nous dire, de nature spirituelle.

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se percevoir différemment et où il questionne son rapport à Dieu et à la religion, mais aussi à la nature. Une période transitoire entre le Moyen-Âge, au cours duquel le religieux et ses prescriptions occupaient toutes les sphères de l’activité humaine, et le monde moderne qu’on dit désenchanté parce qu’il a procédé à la désacralisation de la nature du lien social et de tout ce qui constituait l’ordre cosmique. On présente généralement la Renaissance comme une période de grandes transformations à plusieurs égards, qu’il s’agisse des arts, des sciences, des grandes découvertes, de la politique, de la religion ou de la philosophie. Bien qu’elle reflète encore une forme d’équilibre entre l’Homme et Dieu, cette époque est, néanmoins, résolument tournée vers l’avenir par l’intérêt particulier qu’elle accorde à l’Homme. Elle se présente comme une terre fertile dans laquelle a germé l’Homme moderne et c’est sans doute la raison pour laquelle plusieurs historiens et philosophes se tournent vers la Renaissance pour trouver les racines de l’individu.

Or, dans cette quête, l’Oratio de Pic de la Mirandole apparaît pour plusieurs philosophes comme un texte charnière dans l’histoire de l’individu et dans la réflexion sur la liberté et sur la dignité de l’Homme2. Ce texte, dans lequel l’auteur cherche à saisir la condition véritablement propre à l’Homme, justifie toute l’admiration qu’on peut avoir pour cet être et fonde sa dignité. Insatisfait des arguments invoqués généralement pour défendre la supériorité de l’Homme, il se tourne vers le contexte de son origine et attribue ce discours au Créateur :

Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai mis au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler autour de toi ce que le monde contient. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel, ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des bêtes, ou régénéré, atteindre les formes supérieures, qui sont divines

(Pic 1993, p. 5-7).

L’Homme présenté par Pic en 1486 apparaît comme un être exceptionnel, mis par Dieu au centre du monde, un être recélant en lui toutes les potentialités de la nature et dont la caractéristique propre se trouve dans sa liberté de les actualiser comme il lui convient; un être responsable, par ses choix, du

2 C’est Jacob Buckhardt qui redécouvre Pic de la Mirandole au XIXe siècle et fait de lui, et de son Oratio, mieux connu sous le

titre de Discours sur la dignité de l’homme, le, ou du moins un des précurseurs de la modernité. Cette interprétation sera reprise par plusieurs, dont Ernst Cassirer et Charles Taylor, mais également contestée par d’autres. Voir à ce sujet H. De Lubac, Pic de la

Mirandole…, 1974, F. Roulier, Jean Pic de la Mirandole…, 1989, E. Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la renaissance, 1983

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devenir de l’univers, que lui seul peut amener à son entière réalisation par le chemin de la connaissance3. La dignité de l’Homme lui vient donc à la fois de son indétermination, de sa liberté et de ses facultés de connaître et d’agir, car c’est grâce à elles qu’il peut distinguer les bêtes et les anges et choisir de s’élever vers les formes supérieures ou de dégénérer dans des formes inférieures. Si la conception de la dignité de l’Homme développée par Pic peut constituer un pas vers la modernité, ou, comme l’écrit Charles Taylor « frayer la voie à une étape où les fins de la vie humaine ne se définiront plus par rapport à un ordre cosmique, mais où on les découvrira (ou les choisira) à l’intérieur de soi », la distance qui sépare la vision picienne du sujet moderne est, néanmoins, considérable (Taylor 1998, p. 260). En effet, l’Homme de

Pic s’inscrit dans un ordre cosmique où, bien qu’il puisse se mouvoir librement — car lui-même ne se rattache pas à un espace particulier —, les éléments ont leur emplacement propre et où les valeurs sont indiscutables. En outre, l’individu appartient à un Tout et sa liberté ne le dispense pas de sa responsabilité envers l’univers. Surtout, la liberté de l’Homme n’implique en rien l’absence de finalité : s’il peut choisir la fange, c’est qu’il est libre de ne pas réaliser son destin, mais celui-ci ne peut être ailleurs que dans l’union avec Dieu.

Toutefois, cette image de l’Homme digne et libre « alimente » selon Taylor, le « changement monumental dans la conception du moi » qui mènera à la naissance de l’individu moderne (Taylor 1998, p. 260). En effet, pour s’affranchir de la tutelle de Dieu et inscrire sa vie dans un parcours terrestre plutôt que dans l’obtention d’un salut après la mort, l’Homme doit d’abord prendre conscience de lui-même, comme individu, de ce qui lui est propre, de son rapport à l’autre; il doit avoir une certaine confiance dans ses possibilités de connaître et d’agir. Il doit être en mesure de réaliser que son devenir dépend de lui, car comme l’écrit Pic, si l’homme n’a « ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier », c’est par son propre effort qu’il peut se distinguer, se dépasser et se réaliser. On peut donc voir dans ce portrait de l’Homme libre, le prélude nécessaire au rêve des humanistes du XVIe siècle de créer « une

société nouvelle et harmonieuse construite par l’homme et pour l’homme » (Paturet 2003, p. 55). Rêve dont la réalisation rend l’éducation nécessaire. En effet, c’est dans l’esprit de donner à l’autonomie en germe des fondements solides que l’éducation prend son sens, pour libérer l’Homme de l’autorité, incarnée à cette époque en grande partie par l’Église, et pour lui permettre de créer un monde nouveau. « À sa fine pointe, l’histoire occidentale affirme le primat de la liberté et de la responsabilité humaines. Cette conviction est au cœur des grandes révolutions qui ont jalonné les derniers siècles » (Grand’Maison 1978,

3 Par la connaissance, l’Homme réalise sa fonction médiatrice, en ramenant les parties en un tout unifié, et participe ainsi à la

création. « Si l’homme n’était pas le miroir qui l’unifie, le monde s’éparpillerait en une poussière de choses, grains de sable que rien ne rassemble et n’unit » (Olivier Boulnois, Pic de La Mirandole, 1993, p. 312). La liberté de l’homme engage donc sa responsabilité envers la création. L’engagement dans la connaissance prend ainsi, comme le dit Karine Safa, une « valeur de loi morale », car « l’objet de la connaissance étant le divers du phénomène, tous les ordres de réalité sont soumis à la puissance créatrice de l’esprit humain » (K. Safa, L’Humanisme de Pic de la Mirandole, l’esprit en gloire de métamorphoses, 2001, p. 65).

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p. 21). Il y a donc, à la source de l’éducation moderne, une conception de la dignité de l’Homme qui

implique sa liberté et une volonté d’inscrire cette dernière comme finalité de l’éducation.

Pourtant, tout ce qui caractérisait ce point de départ, la confiance en l’Homme pour créer un monde nouveau, la reconnaissance de sa dignité, de sa liberté et de sa possibilité de connaître, s’est peu à peu effrité au fil du temps jusqu’à en arriver au point où, aujourd’hui, nous ne savons plus bien à quoi peut tenir cette dignité que nous revendiquons ni comment l’Homme pourrait être libre et pour cause, puisque le discours dominant voit en lui un être déterminé, comme en témoigne l’hypothèse stupéfiante de Francis Crick : « L’hypothèse stupéfiante c’est que « vous », vos joies et vos peines, vos souvenirs et vos ambitions, le sens que vous avez de votre identité et de votre libre arbitre, ne sont rien de plus que le comportement d’un vaste assemblage de cellules nerveuses et des molécules qui y sont associées. Comme l’Alice de Lewis Caroll aurait pu le formuler : “Tu n’es rien d’autre qu’un paquet de neurones”»

(Crick 1994, p. 17).

Le point de vue de Crick ne fait pas l’unanimité, pas plus que le point de vue de Pic n’était l’objet d’un consensus. Cependant, la vision matérialiste de l’être humain, postulant qu’il est un être naturel et que tout ce qui auparavant était attribué à une nature spirituelle procède en fait de l’évolution des espèces, est largement dominante, et constitue, d’une certaine façon, l’aboutissement logique du chemin parcouru depuis les débuts de la science moderne et qu’Olivier Rey qualifie d’itinéraire de l’égarement

(Rey 2003). Un chemin au cours duquel, nous avons progressivement écarté la transcendance jusqu’à en

arriver, comme le disait Friedrich Nietzsche, à « tuer » Dieu, à « vider la mer […] effacer l’horizon tout entier […], désenchaîner cette terre de son soleil » (Nietzsche 1982, p. 149). Ce qui nous a conduits, en

éliminant son créateur, à tuer aussi l’Homme pour n’en garder qu’une image formelle, celle d’un Homme sans substance, sans liberté, un Homme, comme l’écrit Jean-François Mattéi, « dévasté » par la déconstruction : « La déconstruction a fêté un bal des adieux à tout ce à quoi l’homme s’était identifié dans son histoire. L’adieu à l’âme; l’adieu au corps; l’adieu au sujet; l’adieu à l’œuvre; l’adieu au monde; l’adieu au sens; l’adieu à Dieu […] l’adieu à l’humanisme et, en son cœur, l’adieu à la condition humaine » (Mattéi 2015, p. 260). Notre projet ne consiste pas à refaire cet itinéraire de l’égarement, que

plusieurs ont déjà emprunté et exposé selon de multiples points de vue, mais à voir s’il est encore possible de penser la liberté humaine dans le contexte actuel et de concevoir une éducation dont la finalité soit celle de l’Homme libre, potentiel créateur d’un monde nouveau comme le rêvaient les humanistes à l’aube de la modernité. Pour cela, nous voudrions illustrer très succinctement des moments évocateurs de la transformation de l’image de l’Homme, afin de saisir ce qu’il lui faudrait retrouver pour être libre.

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En effet, dans la présentation de Pic, c’est Dieu qui donne à l’Homme sa dignité, sa liberté, sa capacité de connaître et d’agir et c’est aussi Dieu qui ordonne l’univers. Le tout se tient. Cependant, la victoire du nominalisme ouvrira une brèche dans ce monde ordonné où désormais le réel et la connaissance ne sont accessibles que par l’observation extérieure alors que le monde spirituel, le monde des Idées, et Dieu avec lui, sont relayés au domaine de la foi. L’effacement de l’essence des choses inscrit désormais leur finalité hors d’elles-mêmes : « Toute finalité intrinsèque étant exclue, la cause finale s’effondre jusqu’à ce que la cause efficiente seule demeure. Il se produit alors ce qu’on a appelé la “mécanisation de la représentation du monde” qui, en retour, ouvre la voie à une représentation scientifique où la vérité d’une hypothèse est établie en fonction de l’utilité que celle-ci peut avoir pour nous dans l’action » (Taylor 2011, p. 180).

On en voit l’expression chez Bacon de Verulam (1561-1626), le père de la méthode expérimentale de la science moderne. Il y a là, estime Taylor, un « tournant radical », car même si « le monde est une créature de Dieu », l’ordre qu’il lui a conféré perd sa valeur normative. « Il ne s’agit plus de contempler un ordre normatif dans lequel Dieu se serait révélé au travers de signes et de symboles. Il nous faut plutôt être au monde en tant qu’agents obéissant à une rationalité instrumentale qui permet d’œuvrer efficacement au fonctionnement du système pour y découvrir les desseins de Dieu, dans la mesure où c’est à travers ces finalités et non plus par les signes que Dieu se révèle au monde » (Taylor 2011, p. 181). Dieu est donc toujours présent, mais l’entreprise d’effacement de l’horizon est entamée dans cette opération où la culture scientifique troque « un univers de signes cohérents dans lequel tout a un sens pour une machine muette, mais bienfaisante » (Taylor 2011, p. 181).

Par ailleurs, l’expansion de l’humanisme, de la conviction des forces propres à l’Homme et de sa capacité à connaître le monde et à organiser son univers, dont on perçoit le germe chez Pic, entraîne elle aussi, d’une certaine façon, l’affaiblissement de « la présence ordonnatrice de Dieu », même si la croyance en Dieu demeure très forte jusqu’au XIXe siècle (Taylor 2011, p. 651). La meilleure expression de

cette nouvelle force apparaît chez Descartes, qui s’autorise d’abord à douter de tout, mettant ainsi « en scène » sa liberté (Boulad-Ayoub et Vernes 2006, p. 62). C’est à partir de la reconnaissance de sa propre

existence que Descartes saisit l’existence de Dieu et qu’il déploie sa vision du monde. « Ce n’est pas parce que le monde extérieur se présente à lui comme réel que Descartes croit à la réalité du monde extérieur, écrit Rudolf Steiner, mais parce que le moi doit croire en lui-même et ensuite en Dieu, et que Dieu ne peut par ailleurs être pensé que comme vérace. Car ce ne serait pas vérace de sa part de représenter à l’être humain un monde extérieur réel si celui-ci n’était pas réel » (Steiner 1991b, p. 109).

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La distanciation de l’Homme s’exprime ainsi sous plusieurs facettes qu’il serait trop long d’exposer, mais tant que la foi en Dieu domine, l’univers conserve une certaine cohérence. Cependant, à la suite de Dieu, dont il commence à se voir indépendant, l’Homme subit lui aussi des revers, dont un des plus conséquents vient d’une part de l’assignation, selon Emmanuel Kant, de limites au pouvoir de la raison humaine - « nous n’avons pour penser qu’un entendement discursif » - et d’autre part, de la dénégation de sa possibilité de pénétrer en toute objectivité la réalité des phénomènes, car, selon les termes de Charles Serrus, Kant «a interposé entre le sujet et l’objet deux écrans immuables qui nous rendent la chose en soi inconnaissable » (Serrus dans Kant 1986, p. XVIII et XX).

Pourtant, dans un contexte où le sens et la cohérence offerts par la transcendance perdaient leurs assises, si on peut le dire ainsi, ou, pour emprunter l’image nietzschéenne, quand la chaîne reliant la terre au ciel commençait à se détacher, il aurait fallu que l’Homme redessine l’horizon par ses propres moyens, qu’il parvienne à saisir la cohérence de l’univers. Il aurait fallu qu’il en arrive à élargir son domaine de connaissance, et non pas à le restreindre. C’est ce que recommandaient certains philosophes de l’Aufklärung, dont Gotthold Ephraim Lessing qui affirme en 1780, dans L’éducation du

genre humain, la nécessité d’étudier les vérités révélées et de les transformer en vérités de raison pour que

l’être humain puisse continuer à progresser :

Le mot mystère avait un tout autre sens, aux premiers temps du christianisme, que ce que nous entendons aujourd’hui, et la transformation des vérités révélées en vérités de raison est tout simplement nécessaire si cela peut être d’une quelconque aide au genre humain. Lorsqu’elles furent révélées, elles n’étaient certes pas encore des vérités de la raison, mais elles ont été révélées précisément pour qu’elles le deviennent. Elles étaient en quelque sorte comme le résultat que le maître d’arithmétique donne par avance à ses élèves afin qu’ils puissent, dans leurs calculs, s’orienter en quelque manière d’après cette indication. Si les élèves entendaient se contenter du résultat ainsi donné, ils n’apprendraient jamais à calculer, et ils satisferaient bien mal à l’intention qu’avait eue leur maître en leur donnant ce fil conducteur de leur travail (Lessing 1994, p. 50-51).

Au sujet de l’Aufklärung, Kant écrivait, en 1784, qu’elle était « ce qui fait sortir l’homme de la minorité ». Dans sa foulée, Kant exhortait l’Homme à avoir le courage de ne plus se laisser diriger de l’extérieur et d’user de sa raison. « Aie le courage de te servir de ta propre intelligence! Voilà donc la devise des lumières » écrivait-il (Kant 1853, p. 2). Pourtant, lui-même choisit de limiter l’usage de l’intelligence « aux simples objets de l’expérience », et de refuser l’accès à des vues transcendantes, en abolissant « le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance » (Kant 1986, p. 24). G.W.F. Hegel voit dans cette opération de

Kant une défaite de la raison :

L’Aufklärung victorieuse a, au fond, fait perdre sa victoire à la raison, parce qu’elle n’a vaincu qu’une caricature de la religion. Cependant, la raison ne fut pas critique seulement à l’égard de la religion, mais avant tout à l’égard de soi-même. Elle parvient ainsi à la propre connaissance de soi. Mais il relève alors de la connaissance de soi de la raison, que cette raison se limite à l’entendement.

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Or l’entendement n’est tourné que vers le fini. L’infini ne peut alors qu’être cru. L’ancienne opposition entre foi et savoir se situe maintenant à l’intérieur de la philosophie, en ce sens que la raison critique limite le savoir au fini et par là justement, en regard de l’infini, fait place à la foi. Mais de cette manière, la raison s’est interdit de concevoir son plus noble objet. La raison pose le meilleur d’elle-même comme un au-delà et se fait ainsi de nouveau la servante d’une foi. L’espace vide du savoir ne peut être rempli que par la subjectivité de l’aspiration et du pressentiment (tiré de Brito 1986, p. 296).

Kant, de son côté, estime que malgré le « préjudice que la raison spéculative doit en éprouver dans les possessions qu’elle s’était attribuées envers les hommes » cela n’affecte en rien « l’intérêt général de l’humanité et le profit que le monde tirait jusqu’ici des doctrines de la raison pure », car toutes les preuves concernant « la permanence de l’âme après la mort […], la liberté du vouloir […], l’existence de Dieu […] » n’avaient jamais eu d’effet sur leurs convictions (Kant 1986, p. 25). Convictions qui n’avaient rien à gagner des spéculations de la raison alors que les meilleures preuves étaient directement accessibles à tous : pour la permanence de l’âme, « cette disposition remarquable naturelle à tout homme de ne pouvoir jamais être satisfait par rien de temporel, en tant qu’insuffisant au besoin de son entière destination, peut faire naître l’espérance d’une vie future »; concernant la liberté humaine : « la claire représentation des devoirs, en opposition avec toutes les exigences de nos tendances, suffit seule à faire naître la conscience de la liberté »; et enfin sur l’existence de Dieu : « l’ordre magnifique, la beauté, la prévoyance qui éclatent de toutes parts dans la nature, sont suffisantes toutes seules à faire naître la croyance en un sage et grand auteur du monde, conviction qui se propage dans le public en tant qu’elle repose sur des fondements rationnels » (Kant 1986, p. 25).

D’une certaine façon, Kant avait raison de dire que sa conception n’allait pas changer grand-chose pour l’humanité, du moins à court terme, et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles elle a eu une si grande influence, qui perdure encore aujourd’hui, car, écrit Steiner :

Elle ne porte atteinte à aucune des représentations qui se sont gravées dans l’âme humaine au cours de l’évolution de la civilisation occidentale. Elle laisse à l’esprit religieux Dieu, la liberté et l’immortalité. Elle satisfait le besoin de connaissance en lui délimitant un domaine à l’intérieur duquel elle connaît sans aucune réserve certaines vérités. Et même elle accorde une valeur à l’opinion que l’esprit humain a le droit, pour expliquer les êtres vivants, d’utiliser non seulement les lois d’airain, éternelles, de la nature, mais le concept de fin, qui indique clairement qu’il existe dans l’univers une ordonnance voulue comme telle (Steiner 1991b, p. 163).

Cependant, si la foi pouvait encore suffire à garder vivantes l’idée d’immortalité, celle de liberté et celle de l’existence de Dieu au XVIIIe siècle, il n’en est pas de même au XIXe siècle, « témoin d’une poussée

importante de l’incroyance » (Taylor 2011, p. 563). Dès lors, tout ce que Kant avait prétendu combattre

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intensément au cours du XIXe siècle (Kant 1986, p. 26)4. Il ne s’agit pas d’établir un lien de cause à effet entre l’explosion du matérialisme et la philosophie kantienne, mais on peut dire qu’en limitant le domaine de la connaissance au monde sensible et en écartant la possibilité qu’elle soit objective, Kant a contribué à justifier le relativisme et à paver la voie au matérialisme et à la raison instrumentale déjà en plein essor.

Le second évènement qui allait discréditer l’Homme correspond justement à l’interprétation matérialiste de l’évolution, issue de la théorie de Darwin. Ces deux évènements, la conception kantienne de la raison et la théorie de l’évolution, illustrent comment ce qui constituait la dignité de l’Homme défendue par Pic est entièrement contesté : non seulement il ne peut plus penser l’univers dans son entier, ni connaître le fondement des choses, ce qui restreint son potentiel de liberté, mais ce qui pouvait rester de liberté dans le système kantien est balayé par la science moderne avec la théorie de l’évolution, qui rend tout recours à Dieu inutile et situe l’Homme dans l’ordre de la nature, entièrement déterminé par elle. Freud viendra enfoncer le clou en indiquant de nouvelles limites à la raison, incapable d’accéder aux motivations inconscientes des actions humaines. Dans son vécu quotidien, l’être humain se trouve ainsi divisé entre ses conceptions morales, peut-être aussi sa foi persistante, et la vision du monde proposée par la science et la psychanalyse (qui se veut scientifique).

Cependant, le discours scientifique post darwinien, soucieux d’échapper au dualisme, emprunte plus volontiers la voie moniste matérialiste, y compris dans les sciences humaines s’intéressant à l’éducation. C’est ce que fera John Dewey, par exemple, qui souligne dans tous ses écrits son désaccord avec les approches métaphysiques absolutistes et dualistes et leur vision d’un monde immuable ne rendant pas compte de la dynamique réelle de l’expérience humaine et freinant même, en proposant des barrières ontologiques, la recherche d’une continuité dans les processus et dans ce qui existe. Prenant ses distances de ces philosophies, Dewey veut expliquer et comprendre l’être humain et son environnement comme constitutifs d’un tout unifié, la nature, dont le principe fondamental est le changement propre à l’expérience. Bien que l’être humain se distingue par sa complexité, son apparition s’inscrit néanmoins, selon Dewey, dans la continuité du phénomène de l’évolution de la nature et tout ce qui caractérise la vie humaine peut être envisagé dans le cadre d’un processus expérientiel d’adaptation à des conditions

4 « La critique peut seule couper dans leurs racines le matérialisme, le fatalisme, l’athéisme, l’incrédulité des libres penseurs, le

fanatisme, la superstition, fléaux qui peuvent devenir nuisibles à tout le monde, enfin l’idéalisme et le scepticisme qui sont dangereux plutôt pour les écoles et ne peuvent que difficilement passer dans le public » (E. Kant, Critique de la raison pure, 1986, p. 26).

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sans cesse changeantes5. On voit bien ici l’influence darwinienne. C’est aussi un monisme matérialiste qu’adopte Jean Piaget, tenant à l’écart toute philosophie ou métaphysique qui pourrait altérer son approche scientifique6. « Dans l’ordre des sciences, la psychologie procède des disciplines biologiques »

(Piaget 1970, p. 364). Par conséquent, c’est sur la matière observable qu’il étudie l’enfant, soit d’un point de vue biologique. Émile Durkheim adopte également une position moniste inspirée des sciences naturelles et dans laquelle c’est la société qui engendre l’individu et lui attribue une fonction7. B.F. Skinner, quant à lui, s’identifie comme un béhavioriste radical, c’est-à-dire qu’il considère le comportement manifeste comme le seul objet permettant d’étudier, de comprendre et d’expliquer l’être humain. Il conçoit l’individu comme un organisme au sens biologique du terme, dont les caractéristiques physiologiques et anatomiques sont le reflet des modifications que l’environnement a produit, au cours de l’évolution, sur son matériel génétique. Bien qu’il reconnaisse l’existence des sentiments, des émotions, des idées, il les voit comme des manifestations du corps physique qui ne peuvent être considérées comme des informations pertinentes concernant les causes du comportement

(Skinner 1979, p. 23-24).

Tous ces penseurs, qui sont à l’origine de la plupart des orientations pédagogiques actuelles, adhèrent à une vision de l’être humain totalement différente de celle défendue par Pic et aussi de celle des humanistes qui souhaitaient éduquer l’Homme libre. Tout ce qui faisait de lui un être digne, son indétermination, sa pensée, ou sa faculté de connaître le monde afin de distinguer le bien du mal et de choisir de réaliser ou non son destin, sa responsabilité envers la création, sa liberté, tout cela lui a été retiré. En effet, chez Dewey, Durkheim, Piaget et Skinner, en deçà de toutes les nuances qui mériteraient d’être faites, l’Homme est néanmoins déterminé par l’expérience, par la société, par la biologie, ou par l’environnement. C’est avec le principe unitaire dont ils le disent issu que ces auteurs veulent expliquer comment se constitue l’organisme humain, ce qui l’affecte, l’amène à se modifier et comment s’inscrivent ses relations avec l’environnement dans lequel il se fond. Dans la mesure où l’Homme forme un tout indifférencié avec son environnement, son besoin de connaissance atteint sa

5 Cette expérience, qui lie l’organisme et l’environnement, Dewey la définit aussi comme une transaction, soit : « une situation en

devenir continu qualitativement unifiée dans laquelle on distingue un organisme et un environnement ». Mais il ne faut pas comprendre ici

l’organisme et l’environnement comme deux entités séparées et indépendantes et l’interaction comme un phénomène qui les réunit. « L’organisme ne vit que dans et par l’environnement. Il est lui-même une transaction s’étendant au-delà des limites spatiales de l’organisme, et les activités organiques sont autant des produits de l’environnement que de l’organisme » (tiré de G. Deladalle, L’idée d’expérience dans la philosophie de John Dewey, 1967, p. 394-395).

6 « Le dualisme du sujet et de l’objet se ramène à une simple différenciation progressive entre un pôle centripète et un pôle

centrifuge au sein des interactions constantes de l’organisme et du milieu. Aussi bien, l’expérience n’est-elle jamais réception passive : elle est accommodation active, corrélative à l’assimilation » (J. Piaget, La naissance de l’intelligence chez l’enfant, 1970, p. 364).

7 La fonction de l’éducation est considérable, et son pouvoir également, car les dispositions de l’Homme à sa naissance sont

« très générales et très vagues » alors que pour remplir un rôle utile à la société, il doit devenir un « personnage très défini » (E. Durkheim, Éducation et sociologie, 1985, p.63-64).

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plus simple expression en se limitant à une dimension utilitaire. Par conséquent, la pensée peut être réduite à une fonction d’adaptation; elle n’est requise que dans le cadre de l’action, pour permettre à l’expérience de reprendre son cours, pour solutionner des problèmes d’ordre pratique. Pour ce qui concerne la liberté, elle se limite à une façon particulière d’orienter l’expérience sans pourtant échapper à l’emprise déterminante des conditions biologiques, sociales ou environnementales, une liberté fondée sur l’action et dont la valeur ne dépend pas du sujet, car son principe fondateur n’est pas simplement constitutif et explicatif, mais il est également normatif8.

Cette vision de l’Homme qui a conduit à la confusion actuelle ne procède pas véritablement d’une exigence scientifique, mais d’un choix ontologique, celui de rejeter le dualisme et, surtout, l’option spirituelle. Le biologiste et généticien évolutionniste Richard Lewontin en témoigne :

Notre empressement à accepter les thèses scientifiques qui vont à l’encontre du sens commun est la clé permettant de comprendre le véritable conflit qui oppose la science au surnaturel. Nous prenons le parti de la science malgré l’absurdité manifeste de ses constructions, malgré le fait qu’elle échoue à honorer ses promesses extravagantes de santé et de vie, malgré la tolérance dont fait preuve la communauté scientifique pour des histoires à peine justifiées, parce que nous avons un engagement préalable, un engagement envers le matérialisme. […] Ce n’est pas que les méthodes et les institutions scientifiques nous forcent en quelque façon à accepter une explication matérielle du monde phénoménal; au contraire, c’est nous qui sommes forcés, par notre allégeance a priori aux causes matérielles, à créer un appareil d’investigation et un ensemble de concepts qui produisent des explications matérielles, quelque contre-intuitives et mystifiantes qu’elles soient pour le non-initié. En outre, le matérialisme est absolu, car nous ne pouvons tolérer qu’un Dieu passe la porte

(cité dans Taylor 2011, p. 959).

Pourtant, cet itinéraire dans lequel l’Homme perd sa liberté et les moyens d’y accéder n’était pas l’unique voie possible. La séparation entre le monde sensible et le monde spirituel, auxquels se sont employés à leur façon la science moderne et la philosophie, jusqu’à détacher l’Homme du monde spirituel tout en l’isolant dans l’univers naturel n’était pas incontournable. Il n’était pas obligatoire de laisser de côté une des dimensions fondamentales de l’être humain et de le vider de sa substance. En effet, contemporain de Kant, Johann Wolfgang von Goethe choisit une voie différente dans laquelle il met à profit à la fois l’observation sensible et la pensée créatrice pour atteindre une science qualitative

8 Pour J. Dewey, par exemple, ce qui donne sa valeur à une action se trouve dans ses conséquences, c’est-à-dire dans le

rétablissement de l’ordre de l’expérience qui a été temporairement troublé et qui a nécessité l’action en question. « Si idées, significations, conceptions, notions, théories et systèmes sont utiles à la réorganisation active d’un environnement donné pour enlever quelques problèmes ou perplexités particulières, alors leur validité et leur valeur se mesurera à la tâche accomplie. S’ils réussissent dans leur mission, alors ils sont fiables, justes, exacts, vrais et bons. S’ils ne parviennent pas à dissiper la confusion, à éliminer les défauts, s’ils ajoutent à la confusion et à l’incertitude, s’ils font plus de mal que de bien lorsqu’on fonde sur eux nos actions, alors ils sont mauvais. Confirmation, corroboration et vérification résident dans l’œuvre accomplie et ses conséquences. […] La logique expérimentale appliquée à la morale évalue le bien à sa capacité à remédier aux maux existants. De la sorte, elle contribue à la signification morale des sciences naturelles » (J. Dewey, Reconstruction en philosophie, 2003, p. 135 et 147).

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tout aussi rigoureuse que les sciences modernes, mais qui refuse leur tendance réductrice à ne considérer des phénomènes que ce qui peut se traduire en formules mathématiques. Cette démarche goethéenne de connaissance dépasse également les limites de la pensée décrétées par Kant et s’autorise même la connaissance du monde vivant grâce à sa « faculté de juger intuitive », à savoir le mode de penser que Kant refusait à l’être humain pour atteindre la connaissance. Voici ce qu’écrivait Goethe à ce sujet, après avoir souligné l’attitude contradictoire de Kant « tantôt paraissant s’efforcer de contenir la faculté de connaissance dans les limites les plus étroites, tantôt indiquant d’un signe discret l’espace au-delà des limites qu’il avait lui-même tracées » (Goethe 1999, p. 198) : « Il est vrai, l’auteur semble indiquer

l’existence d’un entendement divin; mais si dans le domaine moral nous sommes censés, par la foi en Dieu, en la vertu et en l’immortalité, nous élever vers une région supérieure et nous approcher du premier des êtres, il pourrait bien en être de même dans le domaine intellectuel, et que, par la contemplation d’une nature toujours créante, nous nous rendions dignes de participer par l’esprit à ses productions (Goethe 1999, p. 199).

Le travail accompli par Goethe dans sa quête pour comprendre le monde des plantes, qui l’avait conduit à percevoir intuitivement la plante originelle et à en faire « une description conforme à la nature », lui semblait tout à fait s’inscrire dans cette ouverture opérée par Kant, mais que ce dernier voulait, arbitrairement, réserver au domaine moral. Ainsi, écrit-il : « plus rien ne pouvait alors m’empêcher d’affronter courageusement l’aventure de la raison » (Goethe 1999, p. 199-200). Goethe va donc au-delà de Kant et démontre la possibilité humaine de développer une faculté de connaissance qui dépasse l’entendement et la raison discursive. Pour Goethe, le dualisme n’a pas lieu d’être, la séparation entre le monde spirituel et le monde sensible n’existe pas hors de l’Homme et si la connaissance implique l’analyse faite par l’entendement, elle doit néanmoins, par la raison, rétablir l’unité, non pas comme un universel analytique obtenu par abstraction, mais par la saisie intuitive de l’idée : « le concept est la somme, l’idée le résultat de l’expérience; faire la première exige l’entendement, appréhender le second, la raison » (Goethe 1999, p. 309). L’effort de Goethe, écrit Paul-Henri Bideau, « vise en fait à préserver l’unité de l’être humain dans son rapport avec l’univers » (Goethe 2000, p. 17).

Il y a là, selon nous, la possibilité de sortir de l’impasse apparente dans laquelle nous nous trouvons en Occident aujourd’hui. En effet, nous sommes déchirés entre la nécessité de la liberté humaine, fondement de l’éthique et de la responsabilité sur lesquelles reposent nos démocraties, et l’incapacité dans laquelle nous sommes de définir l’homme et de situer cette possibilité de liberté tellement son image s’est transformée au cours des derniers siècles et surtout depuis l’avènement des sciences humaines. Par ailleurs, l’éducation repose nécessairement sur une vision de l’être humain à partir de

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laquelle on définit la finalité à atteindre et les moyens d’y parvenir. Il nous faut donc à la fois revoir les fondements ayant mené à cette impasse et trouver le chemin de l’application pratique. Comme le suggérait le physicien allemand Hans-Peter Dürr, il faut prendre acte des limites de la science moderne et s’ouvrir à un autre mode de connaissance : « la pensée scientifique est problématique là où l’imbrication est forte et la complexité, grande. Pour ne pas rester aveugle dans la variété, nous ne devrions pas renoncer à considérer le monde globalement et intuitivement » (Dürr 1994, p. 57).

0.2 L’application : éduquer vers la liberté

Considérer le monde globalement et intuitivement, c’est ce que nous propose Rudolf Steiner, qui, dans la foulée de Goethe, emboite le pas de la défense de la dignité humaine, de sa faculté de connaître et de sa liberté. Il fonde une approche pédagogique reposant sur une connaissance globale de l’enfant en devenir, acquise grâce à cette faculté intuitive dénigrée par Kant, développée par Goethe et qu’il pousse lui-même plus loin encore. C’est donc en compagnie de Rudolf Steiner que nous procèderons à notre enquête. C’est à lui que nous poserons la question de la possibilité d’éduquer un Homme libre, d’éduquer vers la liberté. Nous voulons, dans ce travail, faire l’hypothèse que cela est possible. Cependant, il nous faudra auparavant effectuer le long détour pour rétablir des fondements solides à notre éthique appliquée de l’éducation vers la liberté.

Notre objet étant l’éducation vers la liberté, il ne suffit pas de faire la démonstration théorique ou philosophique de la possibilité de liberté. Encore faut-il voir comment on peut passer de la théorie à la réalité dans un cadre éducatif. Dans un texte portant sur la liberté, Paul Ricoeur écrit que du point de vue philosophique fondamental, « le discours sur la liberté procède d’une question : comment la réalité dans son ensemble doit-elle être constituée pour qu’il y ait dans son sein quelque chose comme la liberté? » (Ricoeur 2014, p. 1). Cette question, précise-t-il, est reliée à celle concernant la possibilité pour l’agent d’être le véritable auteur de ses actes, des points de vue psychologique et éthique. Dans le cadre de notre étude, cette question pourrait se traduire par : comment, selon Steiner, la réalité éducative doit-elle être constituée pour qu’on puisse dire qu’doit-elle a en son sein ce qu’il faut pour mener à la liberté en théorie et en pratique? Quelles sont, selon Steiner, les conditions de possibilité d’une éducation vers la liberté? Les conditions pour que l’agent devienne le véritable auteur de ses actes? Les conditions pour que cette liberté puisse servir de fondement à l’éthique?

Voilà les questions d’ordre général auxquelles nous devrons répondre pour vérifier notre hypothèse. Par ailleurs, dans la mesure où le contexte dans lequel nous voulons étudier la possibilité de liberté est

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particulier en lui-même, il s’y rattache certaines difficultés que nous aurons à considérer. Ce sont des questions relatives à ce que Jean-Bernard Paturet appelle « l’aporétique de la raison éducative », qui résultent « de la nature même de l’acte éducatif qui met en présence deux fonctions dont la contradiction paraît

insurpassable, et, par conséquent, oblige à un dépassement sans cesse renouvelé sans que, pour autant, soient supprimées les apories » (Paturet 2003, p. 53). Ces questions illustrent différents aspects de la difficile relation entre l’éducation et la liberté qu’il nous semble important de garder à l’esprit afin de mieux orienter notre évaluation de la possibilité de liberté.

La première aporie réfère à cette apparente contradiction entre le fait même d’éduquer, qui suppose un certain modelage, une certaine intégration à une société, à un environnement préexistant, et l’idée de vouloir par là émanciper ou libérer l’Homme (Paturet 2003, p. 53-57). La seconde aporie vient de ce que Paturet identifie comme « l’insociable sociabilité de l’homme », soit une forme d’égoïsme qui tiraille le désir de l’Homme entre la volonté d’être parmi les autres et celle de s’isoler, de résister, de se distinguer. La tâche de l’éducation exige alors un certain doigté afin d’amener l’Homme à la socialité sans toutefois le soumettre (Paturet 2003, p. 57-59). La troisième aporie oppose l’identité et l’ipséité. L’identité définie de

l’extérieur, par la génétique, l’environnement, la société, qui marque « l’inscription de l’individu dans un groupe social »; une identité imposée donc, face à l’ipséité, entendue comme cette part infinie et mystérieuse de l’homme qui fait que je suis moi-même et non un autre, part qui échappe à la détermination et à la science (Paturet 2003, p. 60). Face à ce mystère, l’éducation ne peut se résumer à l’application de techniques pédagogiques inspirées de sciences qui se rapportent à une forme plus générale de l’humanité et dont on voit l’expression dans l’identité. L’acte éducatif doit alors être envisagé comme une relation qui met face à face « un sujet vis-à-vis du mystère d’un autre sujet »

(Paturet 2003, p. 62). La quatrième aporie oppose la catégorie à la personne. Ici Paturet signale l’importance et aussi la nécessité des catégories dans la structure éducative, qu’il s’agisse de catégories d’âge, de catégories relatives au classement des individus quant à leurs difficultés d’apprentissage, leurs handicaps, leurs problèmes de comportement, ou encore des catégories qui situent les enseignants et les élèves chacun dans leurs rôles respectifs. Or, ces catégories s’opposent d’une certaine façon à la possibilité de considérer la personne dans sa singularité. Pour qu’il y ait éducation, il faut pourtant arriver à dépasser ces catégories et permettre la rencontre humaine (Paturet 2003, p. 62-65). La cinquième aporie concerne

plus directement le processus d’apprentissage, qui est à la fois rupture et continuité. Rupture dans le sens où il y a un effort d’arrachement à la facilité de l’opinion immédiate pour s’élever vers la lumière de la connaissance, et continuité parce que la connaissance n’est pas négation des savoirs antérieurs, mais leur réorganisation en un portrait toujours plus clair. La difficulté éducative réside ici dans l’art dynamique de la progression. Il s’agit de sortir de la continuité en emmenant l’enfant à s’intéresser à

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