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Section I- Éléments fondamentaux

1. Cadre conceptuel

1.3 Sentiment

Le concept de sentiment est relativement complexe à cerner, d’une part en raison de la variété et de l’étendue de ses manifestations et d’autre part en raison des multiples interprétations dont il a fait et fait toujours l’objet. À l’époque de Steiner, les sentiments et les émotions étaient surtout perçus comme des manifestations de la nature, et l’éthique du devoir inspirée de Kant exigeait qu’ils soient tenus à l’ordre par la raison. Kant, dont l’influence était toujours notoire, a d’ailleurs écrit : « C’est toujours une maladie

de l’âme que d’être sujet aux émotions et aux passions, parce que dans les deux cas la raison est sans

empire » (Kant 1863, §73). Thomas Dixon démontre que les typologies différenciées auxquelles la philosophie traditionnelle référait, « qui incluaient les appétits, les passions, les affects et les sentiments » ont été remplacées par une seule catégorie les englobant toutes : celle des émotions

soutient que durant la première moitié du XIXe siècle, on observe un « changement radical » dans le

vocabulaire utilisé « de telle façon que les gens engagés dans des discussions théoriques sur des phénomènes tels que l’espoir, la peur, l’amour, la haine, la joie, la peine, la colère et autres ne discutaient désormais plus de passions ou d’affections de l’âme, ni de sentiments, mais référaient invariablement aux émotions » (Dixon, 2008, p.30)22.

Alors que la tradition philosophique, comme le rappelle Martha Nussbaum, reconnaissait aux émotions une valeur cognitive23, le sens donné au terme émotion — utilisé comme une catégorie surplombant et englobant toute manifestation psychique — par l’école Écossaise, et par la suite en psychologie, suggérait clairement que « ces états mentaux étaient passifs et non cognitifs » (Dixon, 2008, p.32). On

emboitait ainsi le pas à la conception mécaniste de la biologie en refusant de reconnaître aux sentiments leur apport à la connaissance. C’est sur cette base que la recherche sur les émotions s’est poursuivie, surtout en psychologie où on s’est intéressé à leurs manifestations physiques et on a tenté de trouver leurs causes ou leur fonction. Max Scheler observe d’ailleurs que l’idée même qu’il pouvait exister des sentiments de nature supérieure, indépendants de toute causalité extérieure, semblait disparue du paysage, même après que Hermann Lotze, philosophe et pionnier de la psychologie scientifique, ait pourtant remarqué que « dans ce sentiment que nous avons des valeurs des choses et de leurs rapports, la raison possède une révélation aussi sérieuse que dans les principes rationnels de la recherche, cet instrument indispensable de l’expérience » (Scheler, 1950, p.7). Il n’y aurait eu que la métaphysique pour reconnaître encore que les émotions et sentiments ne présentaient pas de « lien causal, direct ou indirect, avec notre organisation psychophysique » (Scheler, 1950, p.90).

Les courants qui ont dominé la réflexion sur les émotions jusqu’aux années 1960 sont issus de Darwin, de William James et de Freud. Le premier s’intéresse surtout à leur « fonction » dans le cadre de la sélection naturelle des espèces, alors que le second s’attarde davantage à leur « nature » et les voit comme des sensations répondant à des manifestations corporelles réflexes (Nugier 2009, p.8)24. Quant à Freud, il s’attarde à la « signification » des émotions qu’il voit comme des mécanismes de défense. À partir des années 1960 apparaît un questionnement sur les approches naturalistes25. Il leur est reproché

22 T. Dixon précise plus loin que l’usage initial du terme émotion dans un sens englobant apparaît chez les philosophes

empiristes de l’école écossaise, et plus clairement dans Lectures on the Philosophy of the Human Mind (1820) de Thomas Brown.

23 Bien que cette valeur n’ait pas été jugée fiable par tous, elle était néanmoins reconnue (M. Nussbaum, « Les émotions

comme jugement de valeur », 1995, p. 25.)

24 C’est en 1884 que William James développe sa théorie des émotions (W. James, Les émotions, 2006).

25 Selon A. Nugier, les travaux de Magda Arnold, en 1960 et de Richard Lazarus en 1966 sont à « l’origine des théories de

de ne pas être en mesure, en réduisant les émotions à des sensations, de rendre compte de leur diversité puisque des sensations de même type peuvent entraîner des émotions différentes et qu’une seule émotion peut impliquer de multiples sensations (Paperman et Ogien 1995, p.10). On estime par ailleurs que

les émotions se distinguent aussi des sensations par leur référence à des connaissances ou à des croyances. En effet, « il n’est pas nécessaire d’avoir une croyance ou une raison quelconque pour avoir une douleur au pied. Mais il semble nécessaire d’avoir des raisons (bonnes ou mauvaises) ou des croyances quelconques pour éprouver de la honte ou de la pitié » (Paperman et Ogien 1995, p.10).

L’approche cognitiviste des émotions a ainsi voulu réintégrer un aspect personnel, individuel dans la compréhension des émotions, découlant non seulement des croyances et connaissances, mais également de l’interprétation que l’individu fait de la situation dans laquelle il se trouve (Nugier 2009, p.10). Ainsi se

trouve réhabilitée l’intentionnalité des émotions. Le courant constructiviste a voulu à son tour considérer les émotions dans leur dimension et leur fonction sociale et culturelle. Cependant, depuis le début des années 2000, les approches naturalistes et physiologistes réapparaissent, s’appuyant sur les recherches en neurologie. Nous sommes donc encore loin d’un consensus en ce qui concerne à la fois la nature et le rôle des émotions. Selon Véronique Christophe, la disparité des points de vue fait en sorte qu’on doit se limiter à « caractériser l’émotion comme un état affectif associé à des sensations de plaisir, de déplaisir ou encore à des sensations liées à la tonalité agréable, désagréable » (Christophe 1998, p.11). Il y aurait aussi, selon elle, un accord relatif à une description de l’émotion comme « un état affectif multidimensionnel qui s’accompagne de manifestations physiologiques, cognitives, expressives et subjectives » (Christophe 1998, p.11).

On peut dire que le point de vue de Steiner quant aux sentiments et émotions se démarquait dans le paysage de la fin du XIXe siècle au début du XXe, car dans son éthique il accorde autant d’importance à

la pensée qu’au sentiment et à la volonté. En outre, il se distingue des approches naturalistes en ne limitant pas son regard à l’aspect physique ou physiologique des sentiments et en ne reconnaissant aucune justification à l’idée de prioriser l’aspect physique d’un phénomène afin d’en soutirer les manifestations psychiques. C’est ainsi que procédait James et c’est ainsi que Antonio Damasio poursuit, quand il écrit : « Je considère que les émotions sont, en essence, constituées par ces changements survenant dans l’état du corps, induits dans ses nombreux organes par les terminaisons nerveuses issues d’un système neural spécifique » (Damasio 1995, p.183). Comme le souligne Ernst-Michael Kranich, le fait que les émotions soient liées à des modifications physiologiques ne nous autorise pas à qualifier ces modifications de sentiments ou d’émotions. « Car en réalité on éprouve les émotions et les sentiments comme quelque chose de qualitativement tout différent d’un changement de la fréquence cardiaque par exemple. On n’explique pas non plus comment l’organe en question en vient à de telles modifications

fonctionnelles, et encore moins comment, de ces transformations, peut émaner quelque chose d’aussi différent d’un processus organique qu’une émotion, donc un vécu affectif » (Kranich 2006a, p.285-286).

Pour en arriver à des considérations comme celle d’Antonio Damasio, il faut présumer le caractère primordial des processus physiques, au détriment du vécu personnel de nature plutôt psychique. Ce qui va à l’encontre de la démarche de Steiner. Nous aurons l’occasion, dans le chapitre 5 où nous aborderons l’anthropologie, d’approfondir autrement les questions relatives au sentiment, de même que nous le ferons pour la pensée et la volonté. Pour le moment, nous nous en tiendrons à ce qui est nécessaire pour saisir le concept en poursuivant l’approche phénoménologique, qui consiste à aborder le sentiment tel qu’il est vécu par l’être humain. Nous avons vu que l’existence de l’individu est conditionnée par la connaissance, par laquelle il établit des rapports entre les perceptions et la pensée. Elle l’est également par les sentiments qu’éveillent en lui les perceptions. Nous avons également vu que les sentiments sont perçus de la même façon que nous percevons les objets du monde extérieur, en ce sens qu’ils apparaissent sans que nous prenions part à leur création; ils font partie du « donné immédiat ». Leur manifestation est, le plus souvent, de l’ordre de la révélation, du surgissement. Olivier Reboul écrit : le sentiment « désigne la prise de conscience immédiate, sans intermédiaire, sans distance, des choses et de nous-même » (Reboul 2013, p.1). On pourrait ajouter : sans avertissement. Reboul souligne l’aspect mystérieux du sentiment, son caractère inexplicable, « car on ne peut pas analyser un sentiment, le ramener à des causes ou à des facteurs objectifs sans perdre aussitôt ce qui en fait l’essence : expliquer à une mère pourquoi elle aime son enfant, n’est-ce pas réduire cet amour à autre chose et finalement le nier? » (Reboul 2013, p.1). Pourtant, Reboul insiste sur le lien du sentiment avec la

conscience, il le voit comme « un mode de la conscience » (Reboul 2013, p.1). Ce qui semble paradoxal,

alors qu’il vient de rappeler son aspect mystérieux et qu’en général on associe la conscience à une forme d’éveil, de clarté. En effet, si nous prenons la peine de nous attarder un peu à la façon dont se manifestent les émotions ou les sentiments, nous pouvons observer qu’ils peuvent parfois nous éveiller comme un choc, mais que leur provenance ne nous apparaît pas dans la clarté et la transparence comme c’est le cas des pensées. Alors que nous pouvons connaître le processus global menant à nos pensées, nous ne sommes pas conscients de celui qui engendre notre ressentir. C’est sans doute la raison pour laquelle Steiner caractérise le sentiment comme étant pénétré à la fois de conscience, et d’inconscience, un peu comme un rêve (Steiner 2004c, p.112-113).

Les sentiments, comme toutes les autres perceptions, ont besoin de leur pendant idéel pour constituer une réalité totale, pour qu’on puisse les connaître. On les perçoit avant de les connaître. Steiner donne l’exemple suivant : « Tout d’abord, nous sentons que nous existons; et, en cours de notre évolution

progressive, nous parvenons jusqu’au point où surgit, de notre existence obscurément ressentie, le concept de notre moi » (Steiner 1983a, p.133). Pourtant ce moi, dont nous avions le sentiment diffus,

existait déjà en lien avec le sentiment, simplement, nous n’étions pas encore en mesure d’en saisir le concept. C’est cette immédiateté du sentiment qui incite certaines personnes à croire qu’il peut nous donner une meilleure connaissance de l’univers. « On pourrait être tenté de voir dans la vie du sentiment un contenu bien plus réel et plus riche que ne l’est l’observation pensante de l’univers. Mais cette plus grande importance n’existe qu’aux yeux de ma propre personne. Pour l’univers, ma vie sentimentale ne peut acquérir une valeur que si le sentiment, devenu objet d’une perception intérieure, entre en rapport avec un concept, et s’insère de la sorte au cosmos » (Steiner 1983a, p.106).

Le sentiment est un phénomène individuel, et à ce titre, il ne peut être considéré comme un principe qui donne accès à une connaissance universelle, ainsi que le prétendent les philosophies du sentiment. Grâce aux sentiments, nous ne demeurons pas indifférents au monde et à nous-mêmes. « En réalité, tout sentiment s’oppose à la connaissance “froide” » écrit Reboul (Reboul 2013, p.2). Alors que par la

pensée, j’exprime mon lien avec l’univers; par le sentiment, j’exprime l’effet que l’univers a sur moi et je me distingue moi-même, je m’isole. C’est par le sentiment que je suis un individu. Cependant, mes sentiments n’ont de valeur que pour moi.

Steiner s’accorde avec la perspective cognitiviste des émotions qui leur reconnaît une valeur, ou du moins une signification proprement individuelle. Pourtant, il va plus loin, car pour lui, le sentiment constitue le mode d’expression de l’individualité.

Chacun de nous est placé à un point de vue particulier d’où il considère l’univers. Ses concepts viennent s’adjoindre à ses perceptions. Il pensera à sa façon les concepts généraux. Cette détermination particulière s’explique par le milieu où nous vivons, par notre situation dans l’univers et l’étendue des perceptions qui en découle pour nous. À cette détermination s’en oppose une autre qui dépend de notre organisation individuelle, laquelle est une chose unique et bien définie. Chacun de nous associe à ses perceptions certains sentiments dont l’intensité peut varier. C’est là le facteur

individuel propre à chaque être humain. Et c’est ce qui reste, une fois que nous avons fait le décompte de

toutes les déterminations dues à notre situation et à notre milieu (Steiner 1983a, p.106-107, c’est moi qui souligne).

La conception de Steiner se distingue aussi en ce qu’il discerne le caractère évolutif du sentiment dans la vie humaine. C’est-à-dire que la vie du sentiment n’est pas la même chez un enfant que chez un adulte ou chez un vieillard. Steiner estime qu’il y a là un phénomène dont il faut tenir compte. Ainsi, chez un jeune enfant n’ayant pas encore développé son univers conceptuel, les sentiments sont encore très liés aux sensations et à la volonté, alors que plus tard, chez le vieillard, les sentiments sont plutôt liés aux

pensées (Steiner 2004c, p.129-135). C’est la raison pour laquelle il faut porter une attention particulière à

l’éducation des sentiments, comme nous pourrons le voir au chapitre 5. Comme le rappelle Bernard Lievegoed, pionnier de la psychiatrie infantile, la vie affective du petit enfant est très intense, mais elle est « encore totalement prisonnière du monde extérieur, enfermée dans l’ici et maintenant » (Lievegoed 1993, p.71). Ses réponses émotives passant du chagrin à la joie ne peuvent être considérées « comme un sentiment personnel au sens réel du terme » (Lievegoed 1993, p.71). Pour qu’on puisse parler d’un sentiment personnel, il faudra que soit développée une vie intérieure structurée. En attendant, la vie émotive de l’enfant dépend entièrement de son environnement. C’est vers quatre ans qu’on peut observer que l’enfant prend une certaine distance face à son environnement et manifeste, selon Lievegoed, « un début de structure émotionnelle » ; « ce moment peut être considéré comme la naissance du sentiment » (Lievegoed 1993, p.72). Cet évènement peut être illustré par le comportement ludique de l’enfant :

Aux environs de la quatrième année, un grand changement a lieu dans le jeu du jeune enfant. Seul le concernait jusque là ce qui se passait directement autour de lui. Ses sentiments étaient liés à la perception des fonctions vitales, et à celle du monde extérieur; maintenant, une force nouvelle commence à se développer dans la vie émotionnelle. L’enfant se voit différent du monde extérieur. La meilleure définition que l’on pourrait donner de cette force est celle d’imagination créatrice; elle se trouve en opposition avec le monde extérieur et le transforme selon ses besoins (Lievegoed 1993, p.72).

Le petit enfant, tout entier adonné à son environnement, y réagit donc d’abord sans pouvoir prendre de distance, mais l’éveil progressif de sa conscience et de sa pensée, qu’on peut percevoir dans l’apprentissage du langage et le recours aux concepts, lui permettra de prendre une distance face à son environnement. Cette distance, que seule la pensée peut offrir, est nécessaire au développement d’une structure émotionnelle propre à l’enfant. Cette proposition de Steiner, de voir la vie du sentiment dans son processus évolutif, gagnerait à être explorée par les philosophes qui reprochent aux cognitivistes leur conception intellectualiste des émotions, qui « a l’inconvénient d’exclure a priori les animaux et les tout jeunes enfants de l’ensemble des êtres à qui des émotions peuvent être attribuées, puisqu’ils sont censés ne pas pouvoir former des propositions ni avoir des concepts » (Paperman et Ogien 1995, p.11). En

effet, la conception de Steiner permet de percevoir chez le petit enfant une vie du sentiment plus attachée aux sensations corporelles, mais qui se transforme progressivement avec le développement d’un réseau conceptuel jusqu’à en venir, avec le temps et l’expérience, à ce que la vie du sentiment, chez le vieillard, soit entièrement imprégnée de concepts. Comme l’écrit Steiner : « Une vie de sentiment, dénuée de pensées, perdrait bientôt contact avec le monde. Pour l’homme qui aspire à un épanouissement de toutes ses facultés, la connaissance des choses va de pair avec le développement et l’affinement de la vie du sentiment. C’est par le sentiment que les concepts commencent à s’animer d’une vie concrète » (Steiner 1983a, p.107). En fait, la vie du sentiment peut difficilement être dissociée de

la vie de la pensée. C’est conjointement qu’elles évoluent jusqu’à pouvoir servir de motif pour des actions volontaires, jusqu’à nous « presser d’agir sans délai » (Reboul 2013, p.3). Pour bien saisir ce dont il

est alors question, il nous faut explorer plus avant cette troisième façon humaine de s’exprimer, à savoir : la volonté.