• Aucun résultat trouvé

a) Le type de féminisme revendiqué

Les fondements théoriques du féminisme revendiqués par les organisations féministes peuvent être appréhendés à travers de la lecture des revues qu’elles publiaient. En effet, un grand nombre d’articles sont consacrés à la définition du féminisme, avec des réflexions sur le féminisme international de l’époque et sur ce que signifiait être féministe. Les femmes qui écrivaient pour ces revues se proclamaient elles mêmes féministes et essayaient de donner une définition de ce qu’elles entendaient pour « féminisme ». Les principes éthiques, philosophiques, littéraires et politiques de ce qui était l’idéologie de leur organisation collective se dégagent de la lecture de ces publications nous permettant de comprendre et de cerner ce qui donnait sens à leur mobilisation.

Les féministes des années 1920 en Bolivie, montraient une constante préoccupation sur les avances du féminisme international à l’époque. Elles publiaient très souvent des articles consacrés aux Congrès de femmes qu’avaient lieu dans d’autres pays, les actions qu’avaient réalisées les associations féministes dans d’autres pays, les triomphes des féministes de l’étranger avec l’obtention des droits civils et politiques, etc. Les avances du féminisme à l’étranger occupaient donc une place

prépondérante dans leurs publications. En même temps, les féministes boliviennes considéraient qu’elles répondaient à l’appel lancé par les féministes des autres pays afin de lutter pour les droits des femmes dans leur pays. Elles voyaient dans les Etats- Unis par exemple, un des pays à l’origine du mouvement féministe qui se répandit dans les pays d’Amérique du Sud, dont la Bolivie. Elles admettaient ainsi que le féminisme international avait une influence directe sur leur mobilisation, même si elles considéraient que le féminisme en Bolivie était encore dans ses débuts et qu’il y avait un long chemin à faire encore. C’est ce qui est exprimé dans un article de la revue Feminiflor d’octobre 1923 :

« C’est avec une grande satisfaction qu’on reçoit les nouvelles qui arrivent jusqu’à nous des avances que réalise dans le monde entier le Féminisme. – La femme s’est mise en action et bientôt elle verra ses rêves réalisés et ses justes aspirations accomplies. - Le nombre de dames cultivées et intelligentes qui forment le « Féminisme » est considérable.

Ce fut en Amérique du Nord où la femme fit entendre sa voix de protestation, ce fut là-bas où s’entendit le premier coup de clairon du Féminisme, où la femme réclame les justes droits qui lui correspondent ; où la femme ne faiblit pas et continue à lutter pour un idéal commun ; c’est là où le Féminisme avance et où « La Femme » occupera bientôt sa véritable place.

La voix lancée par la femme nord-américaine a répercuté dans presque tous les pays de l’Amérique du Sud en réveillant les femmes de la léthargie où elle se trouvaient, elles ont entendu au loin la voix de protestation demandant justice pour la femme et elles ne sont pas restées indifférentes, elles se sont également mises en action et aujourd’hui le « Féminisme » avance dans quelques pays de l’Amérique du Sud ; où les femmes luttent pour un même idéal (…) En Bolivie, le Féminisme s’oriente résolument, il reste encore beaucoup à faire, mais on réussira, un jour viendra où le Féminisme triomphera, non pas ce Féminisme batailleur et politique, mais le vrai féminisme, conscient de devoirs et de droits qui place la femme dans la véritable place qui lui correspond. Il n’y a pas longtemps que la femme bolivienne vivait dans l’infériorité mentale par rapport à l’homme ; elle restait indifférente. Aujourd’hui la jeunesse féminine s’illustre, lutte pour un idéal, réclame les droits pour la femme. Et le jour arrivera dans lequel la femme Bolivienne verra ses justes aspirations accomplies. »141

141 « Con gran satisfacción recibimos las noticias que llegan hasta nosotras de los avances que en todo

el mundo está haciendo el Feminismo.- La mujer se ha puesto en acción y muy pronto ha de ver realizados sus sueños y cumplidas sus aspiraciones.- Es considerable el número de damas cultas e inteligentes que forman el “Feminismo”.

Fue en América del Norte donde la mujer hizo escuchar su voz de protesta, fue allí donde se escuchó el primer clarinazo del Feminismo, donde la mujer reclama los justos derechos que a ella le corresponden;

En même temps que les rédactrices de Feminiflor admettaient l’influence du féminisme états-unien comme étant à l’origine du « réveil » du féminisme en Amérique du Sud, et qu’elles établissaient par conséquent une filiation, une lignée directe entre les deux, elles se démarquaient de ce féminisme qu’elles qualifiaient de « batailleur et politique » pour proclamer le « vrai » féminisme: celui « conscient de devoirs et de droits ». Une contradiction surgit alors puisqu’en même temps qu’elles légitimaient le féminisme états-unien en le considérant le point d’origine de la « voix de protestation » de femmes en Amérique, elles le délégitimaient en impliquant qu’il s’agissait d’un faux féminisme par opposition au « vrai » féminisme. En effet, lorsqu’elles parlaient des fondements du féminisme à l’étranger, c’était toujours pour s’en démarquer et donner une définition propre de leur féminisme en contraste. Contrairement au type de féminisme qu’elles revendiquaient, elles considéraient que celui des Etats Unis était « batailleur » et « excessif ». D’après elles, ceci pouvait être expliqué par la longue histoire d’oppression sur les femmes de ce pays avec les dogmes du puritanisme. Tout un article est consacré à ce sujet dans le numéro 22 de la revue Feminiflor :

« Contrairement à ce qu’on pense hors des Etats-Unis, la femme de ce pays ne jouit pas depuis toujours de la liberté. Au contraire. Dans leur cas s’applique bien l’idée selon laquelle la liberté est pour ceux qui la méritent, pour ceux qui savent lutter pour elle.

La liberté dont jouit la femme nord-américaine n’est pas un de ces héritages providentiels que l’on gaspille par pure ignorance de ce que ça a coûté de la gagner. Les prérogatives féminines sont au contraire dans ce pays un droit encore en train d’être conquis, qui doit être affirmé avec emphase par la même génération qui le conquit. En un mot, même les excès d’aujourd’hui s’expliquent par l’oppression d’hier, et la « flapper » d’aujourd’hui n’est rien d’autre que cela, la

donde la mujer no desmaya y sigue luchando por un común ideal; es allí donde el Feminismo avanza y donde pronto ha de ocupar “La Mujer” su verdadero puesto.

La voz lanzada por la mujer Norteamericana ha repercutido en casi todos los países de Sud América despertando a la mujer del letargo en que se hallaba, han escuchado a lo lejos la voz de protesta pidiendo justicia para la mujer y no han permanecido indiferentes, se han puesto también en acción y hoy el “Feminismo avanza en algunos países de Sur América; donde las mujeres luchan por un mismo ideal (…)

En Bolivia el Feminismo viene orientándose decididamente, aún falta mucho por hacer, pero se conseguirá, día llegará en que triunfe el Feminismo, no ese Feminismo batallador y político, sino el verdadero feminismo; consciente de deberes y derechos que coloca a la mujer en el verdadero puesto que a ella le corresponde. Hasta hace pocos años la mujer Boliviana ha vivido en inferioridad mental con respecto del hombre; permanecía indiferente.- Hoy la juventud femenina se ilustra, lucha por un ideal, reclama para la mujer sus derechos. Y día llegará en que la mujer Boliviana vea cumplida sus justas aspiraciones. » Feminiflor, n°24, octobre 1924, Oruro. Hemeroteca de la Universidad Mayor de San Andrés, La Paz – Bolivie.

réaction personnifié des aspirations contenues dans la femme coloniale par une discipline sociale et religieuse de fer (…)

Ce n’est pas par hasard que la rébellion féministe commença dans cette Nouvelle Angleterre, où les puritains avaient fondé une théocratie pas moins exclusivement masculine que la mosaïque (…) Les Pèlerins avaient des femmes, l’idée théologique d’un être impur et fatalement faible en volonté. Leurs prédicateurs la maintenaient dans une constante terreur de l’enfer… »142

Les rédactrices de la revue Feminiflor cherchaient à comprendre les causes du caractère « excessif » du féminisme états-unien et elles en conclurent que plus les femmes avaient été reléguées et opprimées dans le passé par des raisons culturelles et religieuses, plus leur rébellion était « excessive », car réalisée en réaction à cette oppression. D’où, d’après elles, le modèle de la « flapper » apparue aux Etats-Unis dans les années 1920, symbole de la femme masculinisée par son comportement (elle buvait, fumait, fréquentait les clubs de jazz, conduisait des voitures, faisait du sport et avait des mœurs libérées) et par son apparence physique (port de cheveux courts ; silhouette androgyne et longiligne, où n’étaient plus marquées ni la poitrine, ni la taille). Ainsi, dans le même article les rédactrices expliquent que le féminisme en France était beaucoup plus modéré. Cela s’expliquait par le fait que la femme française avait toujours joué un rôle d’importance dans la société :

« Comme un moyen terme d’une société qui n’a pas passé des extrêmes de l’oppression à ceux du suffragisme, nous avons la société française, où la femme occupa pendant des siècles une position propre ; de directrice de cérémonies dans la vie sociale, de vestale dans les cercles intellectuels et de chef du foyer dans la famille en ce qui concerne sa gestion interne. Aux Etats-Unis c’est autre chose. »143

142 « Contrariamente a lo que se cree fuera de Estados Unidos, la mujer de este país no gozó siempre de

libertad. Por el contrario. En su caso queda bien aplicado aquello de que la libertad es para aquellos que la merecen, para los que saben pelear por ella.

La libertad de que goza la mujer norteamericana no es ninguna de esas herencias providenciales que se derrocha por pura ignorancia de lo que ha costado ganarla. Las prerrogativas femeninas son por el contrario en este país un derecho todavía conquistado, el que debe ser afirmado con énfasis por la misma generación que lo conquistó. En una palabra, hasta los excesos de hoy se explican por la opresión de ayer, y la “flapper” del día de hoy no es más que eso, la reacción personificada de los anhelos contenidos en la mujer colonial por una férrea disciplina social y religiosa (…)

No en balde la rebelión feminista comenzó en esa Nueva Inglaterra donde los puritanos habían fundado una teocracia no menos exclusivamente masculina que la mosaica (…) Los Peregrinos tenían de la mujer la idea del ser impuro y fatalmente flaco de voluntad. Sus predicadores la mantenían en perpetuo terror del infierno… » Feminiflor,n°22, mai 1923, Oruro. Hemeroteca de la Universidad Mayor de San Andrés, La Paz – Bolivie.

143 « Como un término medio de una sociedad que no ha tenido que pasar de los extremos de la

opresión a los del sufragismo, tenemos la sociedad francesa, donde la mujer ha ocupado por siglos una posición propia; de directora de ceremonias en la vida social, de vestal en los círculos intelectuales y de

Le féminisme français était beaucoup plus modéré par rapport à celui des Etats-Unis car d’après les rédactrices de Feminiflor, les françaises n’avaient pas été aussi opprimées dans le passé comme les femmes états-uniennes. Les grandes distinctions entre le féminisme anglo-saxon des Etats-Unis, et le féminisme français, pouvaient s’expliquer d’après les rédactrices de Feminiflor par l’histoire de chacun des pays et le rôle qu’avaient joué les femmes dans le passé. Elles étaient en train de distinguer et de caractériser deux types de féminisme existant dans le monde par l’histoire culturelle et religieuse des pays d’où ils provenaient.

Ces distinctions qu’elles réalisaient entre le féminisme états-unien et le féminisme français nous donnent les moyens pour proposer deux catégories de féminisme qui nous permettront d’essayer de comprendre où est-ce que les féministes boliviennes des années 1920 se situaient et quel type de féminisme elles revendiquaient. S’il est vrai que les féminismes sont extrêmement divers et qu’il est très difficile de leur attribuer des catégories qui les fixeraient de manière artificielle en supprimant toutes leurs subtilités dans le temps et dans l’espace, on peut tout de même essayer de distinguer deux catégories générales d’analyse qui nous permettent de distinguer et caractériser deux types généraux de féminisme dans le monde occidental. Cet exercice répond à un enjeu méthodologique essentiel qui est celui d’essayer de donner une définition de l’objet de recherche étudié. Ces catégories d’analyse nous permettront de situer le type de féminisme revendiqué par les féministes des années 1920 en Bolivie, et nous permettront par conséquent d’essayer d’en donner une définition. Karen Offen et Marisa Ferrandis Garayo, proposent deux catégories d’analyse pour cerner les féminismes surgis dans le monde occidental dans le XIXe et XIXe siècles. La première catégorie est celle du féminisme « relationnel » et la deuxième celle du féminisme « individualiste ». Comme elles l’expriment : « Desde una perspectiva histórica, los argumentos de la tradición feminista relacional proponían una visión de la organización social fundada en el género pero igualitaria. Como unidad básica de la sociedad, defendían la primacía de una pareja, hombre/mujer, no jerárquica y sustentada en el compañerismo, mientras que los argumentos individualistas presentaban al individuo, con independencia del sexo o género, como la unidad básica. El feminismo relacional ponía el énfasis en los

jefe del hogar en la familia, por lo que toca a su manejo interno. En Estados Unidos es otra cosa. » Idem.

derechos de las mujeres como mujeres (definidas principalmente por sus capacidades de engendrar y/o criar) respecto de los hombres. Insistía en la distinta cualidad, en virtud de esas funciones, de la contribución de las mujeres al resto de la sociedad y reclamaba los derechos que le confería dicha contribución. Como contraste, los argumentos feministas de tradición individualista hacían hincapié en los conceptos más abstractos de los derechos humanos individuales y exaltaban la búsqueda de la independencia personal (o autonomía) en todos los aspectos de la vida, a la vez que descalificaban, desaprobaban o rechazaban por insignificantes todos los roles definidos socialmente y minimizaban la discusión de las cualidades o contribuciones relacionadas con el sexo, incluidas las responsabilidades de engendrar y sus concomitantes. »144

Bien évidemment, ces définitions des catégories proposées ne se trouvent jamais de manière aussi claire et distincte dans la réalité. Il s’agit donc de catégories d’analyse et non pas de définitions fixes sur deux types de féminisme des XIXe et XXe dans le monde occidental. A l’intérieur de chacune de ces catégories on peut trouver des idées et des fondements empruntés à l’autre. Comme les auteures affirment : « En los siglos anteriores podemos encontrar a menudo testimonios de ambos en las palabras de un solo individuo, o entre los miembros de un grupo concreto… »145 Même si ces deux catégories pourraient être critiquées en tant que reflets de la pensée dualiste et binaire occidentale, il est vrai qu’elles sont des catégories utiles pour appréhender les féminismes dans le monde occidental : « Para que no se piense que los dos enfoques que aquí cito son sólo otro lamentable ejemplo de la tantas veces censurada lógica binaria, endémica en el pensamiento occidental, o una forma de reduccionismo, permítaseme indicar que hay razones sociológicas importantes para proponer dos y nada más que dos categorías en lugar de “variedades” o “grados relativos” de feminismo. Es cierto que estos dos modos de razonamiento reflejan el dualismo yo/otro característico del pensamiento occidental, pero continúan siendo operativos porque también reflejan las profundas diferencias de opinión que durante tanto tiempo han existido en el discurso occidental sobre las cuestiones estructurales básicas de la organización social y, en particular, sobre la relación de los individuos y

144 OFFEN Karen et FERRANDIS Garayo Marisa, « Definir el feminismo : Un análisis historico

comparativo », Historia Social, n°9 (Winter 1991), p.103-135.

de los grupos familiares con la sociedad y el estado. Si se piensa que el feminismo tiene que entenderse históricamente, deben abordarse los dos. »146

D’après Karen Offen et Marisa Ferrandis, le féminisme « relationnel » aurait dominé le féminisme européen au XIXe siècle et se trouverait notamment représenté en France, alors que le féminisme « individuel » concernerait le monde anglo-saxon et serait apparu à la fin du XIXe siècle avec la publication en 1869 du livre de Stuart Mill The Subjection of Women. Le féminisme « individuel » en outre, aurait marqué l’Europe pendant tout le XXe siècle. Il est clair que, comme on l’a déjà dit, ces catégories ne reflètent pas de manière exacte la réalité : le féminisme anglo-saxon ne peut pas être réduit uniquement à la catégorie de féminisme « individuel » ni le féminisme français à la catégorie de féminisme « relationnel ». Des fondements de tous les deux se trouvent dans toute l’Europe tant au XIXe qu’au XXe siècle. Cependant, ces catégories nous permettent de comprendre et de distinguer à grands traits les fondements théoriques de deux types de féminisme dans le monde occidental dans lequel s’inscrit le féminisme revendiqué par les féministes boliviennes des années 1920. Dans les articles sur le féminisme qu’elles publient dans leurs revues on retrouve clairement les fondements théoriques qui caractérisent le féminisme « relationnel ». La vision de l’organisation sociale fondée sur le genre de manière égalitaire se retrouve dans plusieurs des articles de ces revues, ainsi que le concept de couple comme unité de base, avec des relations égalitaires de « compañerismo ». La femme devait s’éduquer pour pouvoir être la « compañera », (« la compagne ») de l’homme non seulement dans le domaine intellectuel, mais dans tous les aspects de la vie. De même, les droits revendiqués par les féministes boliviennes sont revendiqués pour les femmes en tant que femmes et non pas en tant qu’individus neutres. Le rôle social des femmes en tant qu’êtres capables d’engendrer des enfants et de les élever est constamment exalté par les féministes boliviennes, qui considéraient que le domaine principal de la femme était le foyer (« Hogar ») avec la famille. La maternité est ainsi toujours exaltée et mise en avant comme argument pour l’obtention des droits sociaux, civils, politiques, car la mère jouait un rôle essentiel dans la société à travers de la reproduction et de l’éducation des futurs citoyens. Dans ce sens, les « qualités féminines » propres aux femmes n’étaient pas niées, mais au contraire, elles étaient défendues et utilisées comme des arguments pour prouver que les femmes

devaient obtenir leurs droits. Les femmes ayant une sensibilité beaucoup plus développée que les hommes, elles étaient « pur sentiment », tandis que les hommes étaient « pure raison ». Les lois devaient être élaborées avec « sentiment » et « raison » et c’est pour cette raison que les femmes devaient avoir le droit de participer aux comices par exemple. Cette exaltation des qualités féminines s’inscrivait dans la conception essentialiste qu’avaient les féministes boliviennes des années 1920 sur « La Femme ». Comme on a pu déjà le voir, elles parlent toujours de « la femme » au singulier et jamais « des femmes » au pluriel. Elles considéraient