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Bien que les deux régimes d’écoulement 3D et 2D soient quelque peu différents, la compréhension de la dynamique de la turbulence 2D peut avoir une importance dans la compréhension de la turbulence 3D. Une propriété importante de la turbulence 2D est que le vecteur ~ω est orthogonal au plan de l’écoulement, de sorte que le terme d’étirement de la vorticité est inexistant. Il se trouve donc que la cascade d’énergie des grandes vers les petites échelles est supprimée. L’unique composante de la vorticité se comporte alors comme un traceur avec une diffusivité égale à la viscosité, ce qui permet la conservation de l’enstrophie Z (le carré moyen de la vorticité), dans la limite où ν → 0. L’énergie et l’enstrophie sont alors conservées en turbulence 2D, ce qui donne naissance à une double cascade. La théorie de Kraichnan (1967) [39, 71] prédit une cascade inverse d’énergie, c’est-à-dire une cascade des petites vers les grandes échelles, par appariement de tourbillons. Une deuxième cascade prend alors place, la cascade d’enstrophie, des grandes vers les petites échelles. La figure 1.4 représente le spectre d’énergie associé à cette double cascade.

1.2.1 La cascade inverse

La conservation de l’enstrophie a conduit Kraichnan à proposer une phénoménologie de la double cascade. Dans une situation où l’énergie est injectée à un nombre d’onde ki, deux régimes inertiels distincts coexistent. Dans le premier régime inertiel, pour des échelles supérieures à l’échelle d’injection, se développe la cascade inverse d’énergie caractérisée par un taux de transfert moyen ǫ constant. Un raisonnement dimensionnel fournit le même spectre que pour une cascade directe d’énergie :

E(k) = C

ε2/3 k−5/3. (1.13)

Cette loi spectrale a été observée aussi bien numériquement qu’expérimentalement [71].

Cependant, la similitude des spectres de Kolmogorov (1.10) et de Kraichnan (1.13) cache la nature différente des deux régimes de cascades. Alors qu’un écoulement turbulent à trois dimen-sions tend à produire des structures à petites échelles, un écoulement turbulent à 2 dimendimen-sions,

Log E(k) Log k E(k) ~ ε2/3 k-5/3 E(k) ~ β2/3 k-3 ε β k d ~ (β/ν3)1/6 k i

Fig. 1.4: Schéma descriptif de la double cascade d’énergie en turbulence bidimensionnelle entretenue. L’énergie injectée au nombre d’onde ki est transférée vers les grandes échelles, tandis que l’enstrophie l’est vers les petites échelles. ε et β sont respectivement les taux de transferts de l’énergie et de l’enstrophie. D’après Lesieur [42].

en raison de la cascade inverse d’énergie, tend à former des structures de taille de plus en plus grande. Il est aujourd’hui bien connu que la turbulence bidimensionnelle tend à former des tourbillons très intenses et de durée de vie longue par rapport à leur temps de retournement, donné par τ = Z−1/2. Cette longue durée de vie leur vaut l’appellation de structure cohérentes. La figure 1.5 (a) nous montre un champ de vorticité caractérisant la superposition de plusieurs structures cohérentes en turbulence 2D.

En supposant la turbulence statistiquement stationnaire, homogène et isotrope, la loi de Kol-mogorov (1.9) devient, à deux dimensions

h[u(x + r) − u(x)]3i = +32 εr. (1.14) Le signe positif du moment d’ordre 3 des incréments de vitesse traduit la présence de transferts d’énergie des petites vers les grandes échelles. Ainsi, l’énergie se transfère continûment sans aucune dissipation, à un taux ǫ, jusqu’à la plus grande échelle offerte par le système et s’y accumule. Par conséquent, cette cascade n’est pas stationnaire à petit nombre d’onde. 2

La cascade inverse d’énergie est généralement décrite par aggrégation de tourbillons co-rotatifs. Cette tendance qu’à l’énergie à être transférée vers les grandes échelles est exactement opposée à celle de la turbulence à trois dimensions. Le terme de cascade inverse est généralement utilisé en turbulence forcée. Cependant, que ce soit pour une turbulence forcée ou en déclin, l’énergie est transférée des petites vers les grandes échelles de l’écoulement.

2

Cependant, expérimentalement, en travaillant avec des couches de fluide minces en présence de parois, par exemple, des effets de friction apparaissent et peuvent dissiper l’énergie aux grandes échelles [42, 71].

1.2.2 La cascade d’enstrophie

Dans l’autre régime inertiel, pour des échelles inférieures à l’échelle d’injection, se développe la cascade d’enstrophie caractérisée par un taux de dissipation moyen β. L’enstrophie est définie comme le carré de la vorticité

Z = 1

2hω2i, (1.15)

et est à la vorticité ce que l’énergie cinétique est à la vitesse. Dans ce nouveau régime, l’enstro-phie se transfère vers les petites échelles à un taux β constant à travers le échelles. La dimension du taux de dissipation de l’enstrophie, définie comme

β = νh(~∇ω)2i, (1.16)

est l’inverse du cube d’un temps. En supposant que la dissipation de l’enstrophie est vérita-blement une cascade, dans le sens où Z se transfère localement à travers une hiérarchie de structures de différentes tailles, c’est-à-dire que les petites échelles ne sentent pas directement l’influence des grandes échelles, on peut écrire que le spectre d’énergie n’est fonction que du nombre d’onde k et du taux de dissipation β. On trouve par analyse dimensionnelle un spectre d’énergie de la forme

E(k) ∼ β2/3 k−3. (1.17)

La cascade d’enstrophie est associée à la filamentation de la vorticité. En turbulence 2D, la vorticité, qui se comporte comme un scalaire passif, est alors advectée par l’écoulement, un peu comme la crème qui se mélange dans un café. Ainsi, le champ de vorticité adopte la forme de couches fines et sinueuses qui s’entrelacent les unes avec les autres, comme le montre la figure 1.5 (b). Ce processus d’étirement des lignes matérielles se traduit pas une augmentation des gradients de vorticité. Comme une forme quelconque de vorticité tend à se filamenter,

~

∇ω augmente et l’enstrophie est associée à des structures de plus en plus fines et se transfère des grandes vers les petites échelles. La figure 1.6 représente la filamentation d’une tâche de vorticité par un cisaillement moyen à grande échelle. Ce régime inertiel existe tant que les effets visqueux sont négligeables, c’est-à-dire tant que le nombre de Reynolds, associé à une échelle r, est supérieur à l’unité. On peut alors définir un nombre d’onde de coupure visqueuse, kd, au delà duquel l’enstrophie sera dissipée par la viscosité. En supposant que kd est fonction du du taux de dissipation β et de la viscosité ν, on trouve par analyse dimensionnelle

kdµ β ν3

1/6

. (1.18)

Ce nombre d’onde est équivalent au nombre d’onde associé à l’échelle de Kolmogorov (1.7) en turbulence 3D.

Cependant, comme nous allons le voir, l’hypothèse d’une intéraction locale entre les échelles dans le régime de cascade d’enstrophie, caractérisée par un spectre de la forme (1.17), est discutable,

(a) (b)

Fig. 1.5: (a) Norme de la vitesse d’un écoulement turbulent 2D en déclin montrant la présence de structures cohérentes intenses dans le régime de cascade inverse de l’énergie. Figure extraite du site internet http ://web.mit.edu/ghaller/. (b) Champ de vorticité : illustration du pro-cessus de filamentation de la vorticité. D’après Tabeling [71].

dans la mesure où les grandes échelles sont directement couplées aux petites échelles. Pour ce faire, considérons les différentes échelles caractéristiques de la cascade d’enstrophie. Notons l l’échelle d’injection et η l’échelle des plus petits tourbillons. De façon similaire, notons u la vitesse typique à l’échelle l, tandis que v est la vitesse caractéristique des plus petites échelles. En turbulence 3D, nous avons vu que l’échelle de Kolmogorov est reliée à l’échelle intégrale par la relation (1.7). En turbulence 2D, la vorticité est matériellement conservée et il vient directement que u/L ∼ v/η. On remarque alors que le temps d’évolution des petites échelles, τη ∼ η/u, qui est très rapide en turbulence 3D, n’évolue pas plus rapidement que les gros tourbillons en turbulence 2D. Ce résultat confirme alors que la dynamique des petites échelles ne peut pas être découplée de celle des plus gros tourbillons, implicant la non-localité des intéractions entre les échelles. Physiquement, l’origine de cette non-localité est liée au cisaillement moyen, à grande échelle, qui contrôle directement la formation des petites échelles en organisant la vorticité en filaments fins, sans aucun intermédiaire.

Ce résultat contredit alors l’idée d’une cascade locale. L’hypothèse que les intéractions sont localisées dans l’espace de Fourier nous conduit, par des arguments dimensionnels, à une cascade en k−3, mais nous apprend en retour que les intéractions ne sont pas localisées. Par conséquent, il convient de considérer avec précautions la notion de cascade d’enstrophie en turbulence 2D.

u

ω

u

Fig. 1.6:Filamentation d’un patch de vorticité dans la cascade d’enstrophie.