1.6 Physique des ´ecoulements bidimensionnels
1.6.2 Turbulence 2D
Dans cette section, nous allons d´ecrire les propri´et´es des ´ecoulements turbulents lorsque Re, Rh ≫ 1.
Turbulence et cascade
L’´etat turbulent est caract´eris´e par la pr´esence de nombreuses structures tourbillon- naires sur une large gamme d’´echelles spatiales et temporelles (figure 1.5). Ce chaos spatio-temporel est engendr´e par les interactions non-lin´eaires entres les diff´erentes structures tourbillonnaires, permises par le terme u · ∇u de l’´equation de Navier- Stokes.
Figure 1.5 – Gauche : turbulence 2D en rotation et en d´eclin extrait de [65]. Droite :dynamique tourbillonnaire chaotique dans un film de savon [10].
Pour maintenir la turbulence dans les syst`emes dissipatifs, l’´energie doit n´eces- sairement ˆetre continuellement inject´ee. S’il existe une s´eparation d’´echelle entre les ´echelles spatiales d’injection et de dissipation d’´energie, l’´energie inject´ee est transf´er´ee sur toute une gamme d’´echelles spatiales sans ˆetre dissip´ee : c’est le ph´enom`ene de cascade. Cette cascade est souvent caract´eris´ee par une propri´et´e d’auto-similarit´e sur cette gamme dite ”inertielle”.
Les cascades sont donc associ´ees aux propri´et´es de conservation de certaines gran- deurs (´energie, enstrophie ou h´elicit´ee) entre l’´echelle d’injection et de dissipation. Dans le cas des ´ecoulements 3D, ce transfert d’´energie s’illustre par le m´ecanisme de cascade de Richardson, o`u l’´energie est transf´er´ee vers les ´echelles de plus en plus petites pour ˆetre finalement dissip´ee par les effets visqueux.
Pour les ´ecoulements bidimensionnels, l’´energie v2 ainsi que l’enstrophie ω2 sont
conserv´ees sur les gammes inertielles. Cette derni`ere propri´et´e, propre aux ´ecoulements 2D, est due `a l’orthogonalit´e du champ de vitesse avec le champ de vorticit´e. Ainsi pour des nombres de Reynolds importants, selon la th´eorie de Kraichnan-Batchelor-Leith (KBL) [3, 34, 36] il existe respectivement deux gammes inertielles, une pour l’´energie et une pour l’enstrophie, o`u ces grandeurs sont transf´er´ees `a travers les diff´erentes ´echelles de l’´ecoulement, jusqu’aux ´echelles de dissipation.
Argumentation de Fjørtøft
Afin d’´evaluer le sens de ces transferts, c’est-`a-dire savoir si l’´energie est transf´er´ee pr´ef´erentiellement vers les grandes ou les petites ´echelles, on utilise fr´equemment l’ar- gumentation de Fjørtøft[20].
Consid´erons trois modes de Fourier dont les vecteurs d’onde sont ~p, ~k et ~q. Le terme inertiel des ´equations de N-S ´etant quadratique, l’´energie est transf´er´ee via des interactions `a trois modes. Pour que ces modes interagissent, il faut qu’ils v´erifient l’´egalit´e vectorielle suivante, ~k + ~p + ~q = 0.
Figure 1.6 – Sch´ema de l’interaction triadique en turbulence 2D.
Soit Ek = vk2 et Zk = w2k = k2v2k, l’´energie et l’enstrophie contenues dans le mode
de Fourier ~k. On pose Tk, le transfert d’´energie des vecteurs d’onde p et q vers k. En
n´egligeant la viscosit´e, le bilan d’´energie et d’enstrophie pour le mode k est alors ∂tEk = Tk et ∂tZk = k2Tk (1.53)
Ainsi, la conservation de l’´energie et de l’enstrophie entre les trois modes impose Tk+ Tq+ Tp = 0 k2T k+ q2Tq+ p2Tp = 0 (1.54)
Par substitution, on montre que
Tp =
k2− q2
q2− p2Tk Tq =
p2− k2
q2− p2Tk (1.55)
On remarque que si on impose la hi´erarchie : p < k < q, le transfert d’´energie Tk est de
signe oppos´e `a Tq et Tp. On a alors un transfert d’´energie `a la fois vers des longueurs
d’onde plus petites (q > k) et aussi plus grande ( p < k)
On a donc deux cascades, une vers les grandes ´echelles et une vers les petites ´echelles. De plus, si on pose p = k/λ et q = λk o`u λ > 1, on obtient
Tp = λ21 − λ 2 λ4− 1Tk Tq = 1 − λ2 λ4− 1Tk (1.56) Ainsi Tp T = λ 2 et p2Tp q2T = 1 λ2 (1.57)
Si Tk est positif, l’´energie est transf´er´ee pr´ef´erentiellement vers les grandes longueurs
d’onde car Tp/Tq > 1, alors que l’enstrophie est transf´er´ee pr´ef´erentiellement vers les
petites longueurs d’ondes car (p2T
p)/(q2Tq) ≤ 1. On a alors un ph´enom`ene de cascade
directe d’enstrophie des grandes aux petites ´echelles et une cascade inverse d’´energie des petites aux grandes ´echelles.
Bien que donnant une intuition sur l’origine de la cascade inverse, l’argumentation de Fjørtøft ne constitue pas une preuve formelle pour le sens des cascades [44]. Des preuves plus g´en´erales peuvent ˆetre trouv´ees dans la revue de Gkioulekas et Tung [27]
Spectres de la cascade inverse et directe
Nous allons d´eduire par analyse dimensionnelle les exposants des spectres de Fourier spatiaux des deux cascades, dans le cadre d’une turbulence homog`ene et isotrope. On suppose alors que
• l’´energie inject´ee ǫ et l’enstrophie inject´ee ǫω sont conserv´ees dans leur gamme
inertielle respective et sont ind´ependantes des processus de dissipation.
• Les interactions sont locales, c’est-`a-dire que les structures tourbillonnaires ´echan- gent de l’´energie entre des structures de mˆeme taille.
Grˆace `a ces hypoth`eses, la puissance inject´e ǫ est transf´er´ee `a travers les diff´erentes ´echelles l dans la gamme inertielle. La puissance transf´er´ee par les termes non-lin´eaires des structures de taille l et d’amplitude ul dans la cascade d’´energie vaut ǫ, et s’estime
par u3 l l ∼ ǫ ainsi u 2 l ∼ ǫ2/3l2/3 (1.58) avec u2
l l’´energie contenue dans les structures de taille l. Cette analyse dimensionnelle
permet de pr´edire la d´ependance de la fonction de structure en r, telle que
h∆u2(r)i ∼ ǫ2/3r2/3 (1.59) Le spectre de la cascade inverse est alors
E(k) = Cǫ2/3k−5/3 (1.60) avec C la constante de Kolmogorov. Quant `a la cascade directe, l’analyse dimension- nelle pr´edit un spectre en
E(k) = Cωǫ2/3ω k−3 (1.61)
Avec ǫω l’injection d’enstrophie dans le syst`eme. La pente de la cascade directe est
donc bien plus forte en 2D et les petites ´echelles contiennent tr`es peu d’´energie. La densit´e spectrale d’entrophie se d´eduit des spectres d’´energie en les multipliant par k2
Z(k) = C′ǫ2/3k1/3 et Z(k) = Cω′ǫ2/3ω k−1 (1.62)
Dans ce cas, la vorticit´e est principalement localis´ee proche des ´echelles d’injection. Ces diff´erents spectres sont sch´ematis´es sur la figure 1.7.
Figure 1.7 – Sch´ema repr´esentant les deux cascades. La densit´e d’´energie E(k) est trac´ee en bleu et la densit´e d’enstrophie Z(k) en vert. La cascade inverse d’´energie et la cascade directe d’enstrophie, sont s´epar´ees par l’´echelle d’injection illustr´ee par la fl`eche rouge.
Ph´enom´enologie de la cascade inverse
En turbulence 3D, l’´energie est transf´er´ee vers les petites ´echelles grˆace `a l’´etirement vorticitaire du au terme ω · ∇u. Or ce terme est nul lorsque l’´ecoulement est bidimen- sionnel, expliquant en partie le fait que l’´energie n’est pas transf´er´ee pr´ef´erentiellement vers les petites ´echelles.
En turbulence en d´eclin, c’est-`a-dire sans for¸cage, le m´ecanisme physique de la cas- cade semble ˆetre l’appariement et la fusion de vortex de mˆeme signe. Pour la turbulence forc´ee, il n’existe pas de consensus sur le m´ecanisme de formation des grandes ´echelles. Contrairement `a la turbulence en d´eclin qui relaxe vers un ´equilibre o`u l’´energie est nulle, en turbulence forc´ee, l’´energie est continuellement inject´ee dans le syst`eme, ce qui semble en partie inhiber le m´ecanisme de fusion. Plusieurs ´etudes [12, 59] men- tionnent la structuration de l’´ecoulement en agr´egats de tourbillons entour´es d’une circulation grande ´echelle, dont l’amplitude Γ est donn´ee par
Γ = I
v · dl = Z Z
ωdS (1.63)
D’apr`es ces auteurs, l’agr´egat de tourbillons permet le transfert d’´energie des petites ´echelles vers les grandes ´echelles. Un formalisme introduit par Eyink [18] et s’inspirant du mod`ele de viscosit´e n´egative locale introduite par Kraichnan [35], semble bien d´ecrire ces interactions entre circulation grande ´echelle et vorticit´e petite ´echelle [67].