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Chapitre 6. Iyaric : Langage de la culture rastafarie

6.3 Moi tue Je, I&I Rastafari, Je nie Moi et l’Autre

Dans cette section utilisant la dialectique de la reconnaissance, je voudrais montrer que la culture rastafarie, son langage et sa sémantique procèdent de trois horizons : Refus du grand Autre propre à l’Idéologie coloniale, subversion des maîtres (par un autre maître) sous tendu par l’espoir d’une réciprocité entre minorés (face à Dieu).

J’avais noté précédemment que dans les pratiques langagières présentes en Jamaïque (Proper english, Patois, Iyaric) le pronom désignant la 1ère personne n’était pas le même. I&I

chez les rastafaris, I pour l’anglais de convenance et Me pour le Patois. Il est intéressant de noter que ces trois formes d’identification et de définition du sujet représentent des postures distinctes dans notre schème d’analyse de la dialectique de la reconnaissance.

Alors que le Je est la forme pronominale commune à la désignation de la 1ère personne du singulier, référer à soi en tant que Moi tel que le font les pratiquants du patois renvoie à soi depuis les médiations symboliques opérées en société.

Le Moi n’est pas tant une personne (comme l’est le Je) qu’un personnage. Il est ce cumul des médiations, une certaine sédimentation des interactions symboliques désignant

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l’appréciation, la valeur, la position que la société (l’Autre généralisé) lui reconnaît. Lorsque l’on réfère à soi en tant que ce personnage plutôt qu’en tant que sujet à la première personne du singulier, on témoigne de la séparation achevée entre sa personne et son alter social. On est alors assujetti par l’extérieur de sa personne.

On réfère naïvement à cette forme de langage comme à du baby talk (un langage de bébé) en évacuant le fait que cette forme d’identification à soi n’est pérenne qu’en contextes coloniaux / postcoloniaux et que cette forme de langage témoigne de la dynamique d’aliénation (oppression/altération) de sa personne dans un cadre intersubjectif Maître- Esclave.

Partant du moment où le soi croule sous la pression normative d’une aliénation hégémonique qui œuvre à dissoudre la personne, la posture rastafarie témoigne d’une dynamique de réappropriation et de redéfinition du cadre normatif et symbolique.

Le cadre intersubjectif rastafari ouvre les voies de la libération et de la création en refusant les personnages de Soi qu’offre la culture hégémonique postcoloniale jamaïcaine (voir figure 4). Il l’explicite inlassablement jusque dans les formes du langage qu’il permet. Ni

Patois Ni Proper English, la parallaxe rastafarie permet ainsi de revendiquer une sortie/un

déplacement des dynamiques de reconnaissance en place de par l’identification du Soi à Haile Selassie I né Ras Tafari. Le Moi est alors déplacé, réhabilité dans les dialectiques intersubjectives par l’avènement de la culture rastafarie qui redéfinit les termes d’identification en place. La société coloniale et son Autre (la couronne britannique) sont remplacés par un autre Autre en la personne d’Haile Selassie I (la couronne Salomonique, manifestée en Éthiopie).

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Ce nouveau personnage (référent au Moi) émanant en 1930 avec le couronnement globalement médiatisé d’Haile Selassie I, né Ras Tafari, permet aux cultures de résistances jamaïcaines de trouver appui à l’extérieur du complexe symbolique post esclavagiste caribéen. Un roi noir est couronné et l’ensemble des puissances de ce monde lui témoigne leur reconnaissance, célèbre son couronnement, le traite en égal. Il tient un rôle important à la

Société des nations, étant le seul interlocuteur africain. En Jamaïque, de nombreux

mouvements de résistance, de garveyiste et d’églises y voient là leur roi (en opposition à la reine d’Angleterre avec laquelle ils n’ont aucune affinité). On vend son portrait comme

passage vers l’Afrique, on lit ses discours comme des évangiles annonciateurs d’un

basculement/d’une renaissance imminent/e. Cet appui à l’extérieur du complexe symbolique post esclavagiste permet aux sujets de revaloriser symboliquement leur personne en cessant de l’aplatir sur le Moi du Patois tout en la présentant comme accompagnée d’une royauté reconnue, I & (Haile Selassie) I, I & (Ras Tafari) I. Cette association directe avec le 225è descendant de Salomon, Empereur d’Éthiopie, permet un abyme sur l’ordre normatif- symbolique de la couronne anglaise et du commonwealth britannique chrétien en y opposant un empereur africain non conquis et reconnu par les puissances coloniales comme Égal. Il mobilise de plus une filiation biblique directe, avantage notoire dans un contexte où ces puissances se revendiquent d’églises chrétiennes.

Haile Selassie I, né Ras Tafari deviendra rapidement cet Autre par lequel de nombreuses cultures de résistances jamaïcaines se réuniront, se reconnaitront et par lequel ils problématiseront la culture post esclavagiste coloniale, le Queendom (Reinaume). Ainsi par

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cette parallaxe d’un nouveau terme référentiel, c’est l’ensemble des pôles de la dialectique Maître-Esclave qui s’en trouve déstabilisé.

New name Jah got and it’s terrible among man, Heathen no like Jah nam New name, Precious Name, Call him Rastafari, watch the weak heart tremble Heathen no like Jah name.

Le grand Autre hégémonique est mis en tension par ce nouvel emblème ayant figure christique, intégré à une dynamique identitaire essentiellement contre-hégémonique. Ce Moi – personnage desubstantifié de la culture coloniale se trouve remplacé par un Je conquérant, l’étant rastafari – réincarnation de la figure et appropriation de la posture d’Haile Selassie I, Empereur déifié d’Ethiopie, sujet magnifié de la résistance au colonialisme – par lequel la première personne réapparait comme double. Je est sujet accompagné de son Autre – la redéfinition consciente de son Alter Social – tout comme il retrouve sa légitimité en se faisant sujet d’un Haile Selassie I idolâtré. Ce déplacement permet de résister à la polarisation en place des termes courants et d’aplatir sur l’Autre hégémonique le Tu des interactions courantes. Le tu qui n’accepte pas les nouveaux termes est ainsi directement associé à l’ordre post esclavagiste, on le dira bald head100.

La figure 4 montre ce déplacement des termes de la dialectique de la reconnaissance. Le

R fléché en haut de la figure indique que la pro/position rastafarie subvertit la dynamique

typique d’une reconnaissance Maître-Esclave - l’assujettissement du Soi à l’Autre (expliqué au chapitre deux) – par le biais d’une primauté du I (le Je, la conscience de Soi en soi) et la désignation d’un Autre alternatif en l’icône de Rastafari (Haile Selaisse I). De plus, cette figure rappelle le postulat rastafari de la prééminence de la première personne et le refus de considéré l’autre comme une seconde personne.

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Figure 4 : Déplacement de la dynamique de la reconnaissance chez les rastafaris

Cette parallaxe et la déstabilisation dialectique qu’elle encourt créent alors l’opportunité de ré/unir plusieurs siècles de tendances contre-hégémoniques évoluant en Jamaïque101 qui n’étaient pas jusqu’alors parvenues à trouver leurs points de capiton ; et elle libère un dynamisme sans commune mesure qui ne peut que renforcir le sentiment de puissance, de joie et de vérité re/trouvée dont les assemblées Nyabinghi témoignent. L’emprise sur la société et la culture que permet l’édification d’un complexe symbolique alternatif à celui érigé par l’ordre colonial et la société esclavagiste d’antan est particulièrement manifeste dans les premières assemblées Nyabinghi qui se soldèrent par des occupations de lieux symbolisant l’ordre colonial post esclavagiste tel le parlement, le quartier des affaires ou les jardins de king’s house (Campbell, 1987, Chevannes, 1994).

C’est dans cet état d’esprit que le langage en tant qu’outil de signification mais aussi de duperie et de domination est soigneusement investi d’un intérêt particulier. Les archétypes et postures que le langage sous-tend sont, après tout, des constituants de premier ordre de l’écran des médiations symboliques. Ainsi une multitude d’acteurs de la résistance à l’hégémonie

101 Buru drums, Pocomania, Junkanoo, Kumina, Carnaval, Maroons et les narratifs sous tendant les multiples rébellions d’esclaves du XIX et XXè siècle.

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investirent cette pratique nouvelle, cette nouvelle forme de langage qui se cristallisa autour des pratiques rastafaries et qu’on nomma dread talk ou Iyaric.

Ce nouveau langage a de particulier une volonté explicite de médier le sens, de se mettre en travers d’un véhicule culturel hégémonique qu’est le langage typique/conventionnel. Cette parallaxe surprend l’interlocuteur (suspend le cadre normal d’interaction) car elle bouscule l’univers de sens naturalisé et problématise, de fait, la culture dominante. Elle pose la question à savoir si l’autre questionne ce qu’il dit et plus largement, s’il questionne ce par quoi il s’exprime.