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Chapitre 5 : Les chants

5.5 Émancipation

LIBERATION DAY Oh Liberation day, ô liberation day

Ô what a day ,day it must be When I n I get free (Enregistrement terrain)

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Au sommet du complexe symbolique rastafari, trône tel un prisme réfléchissant l’horizon une volonté de s’émanciper. À travers les décennies et les multiples demeures

herméneutiques des diverses communautés rastafaries, cet horizon recouvrit plusieurs

revendications. J’affirme que cette libération est avant tout la revendication d’un droit à l’ailleurs, à un lieu hors du colonialisme permettant une négation dialectique du devoir-être colonial puis post-colonial. L’ascendance à l’Afrique tire en effet une partie significative de sa puissance symbolique de la négation de la culture dominante 81 . Cependant, la

conceptualisation de l’émancipation chez les rastafaris déborde amplement un retour à la terre sainte.

En dernier instance, cette négation dialectique de l’hégémonie coloniale visant l’émancipation est aussi et surtout une libération du soi, une réédification de l’âme. C’est pourquoi beaucoup de rastafaris se disent nés de nouveaux dans la culture rastafarie. À cette occasion ils changeront leur nom pour une appellation Iyaric et feront vœu d’ascétisme inspiré du Naziréat. Bien que le terme Naziréat renvoie au livre des nombres82 dans la bible, issu de la tradition hébraïque, il trouve écho dans l’ascétisme propre aux autres grandes religions. Les Sâdhus sont à l’hindouisme ce que les Nazaréens sont au judéo-christianisme.

L’Étiopianisme des baptistes puis le nationalisme noir de Garvey permit une ré/appropriation herméneutique des textes et symboles hébraïques présents dans l’ancien testament de la Bible du roi James, déclarant que les descendants d’esclaves étaient les véritables Israélites, peuple voué à l’esclavage par Babylone dont Dieu se fit complice de leur libération (Awake Zion, 2013). Suite au couronnement d’Haile Selassie I, vécu par de nombreux leaders d’opinion des négations idéologiques de l’époque comme une prophétie en

81 Les rastafaris se disent non pas descendants africains, mais bien ascendants africains. 82 Loi sur le Naziréat (Nombres 6.1-21).

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cours d’accomplissement, l’appropriation des symboles juifs servit de point d’ancrage, comme me l’affirmèrent certains leaders interrogés. La culture rastafarie se déploya donc sur l’utilisation des capitons mythiques juifs tel Zion pour désigner l’ailleurs idéalisé, le Lion de

Judah pour désigner leur libérateur Messianique, l’Étoile de David servant d’armoiries83, postulant que l’arche d’alliance se trouve en Éthiopie depuis que Menelik, fils de la rencontre de la reine de Saba et du Roi, la lui déroba.

Ainsi, bien que les rastafaris soient généralement investis par les chercheurs et les institutions à partir des référents bibliques judéo-chrétiens issus de la culture dominante, la culture rastafarie et son complexe symbolique corollaire se sont en fait édifiés aux confluents des influences de multiples cultures et communautés, ainsi que de plusieurs formes d’ascétismes millénaires (Chevannes 1994). Une des forces du mouvement réside dans sa capacité d’intégration et de ré/appropriation culturelle lui permettant de tisser des ponts entre les diverses cultures de résistance actives et de suite revigorer des pratiques en déclin. On retrouve donc dans une assemblée Nyabinghi une convergence de mouvements contre- hégémoniques aptes à s’exprimer dans le langage symbolique propre aux autorités coloniales puis post-coloniales, dans ce cas-ci, l’herméneutique judéo-chrétienne issue des églises Jamaïcaines s’appuyant sur une lecture de la version du Roi James de la bible.

Cette réinterprétation d’un objet pilier de l’idéologie coloniale fut d’une puissance telle que les autorités se trouvèrent incapables d’articuler une quelconque réplique conceptuelle. Les autorités tentèrent de faire effondrer la construction symbolique rastafarie en fomentant un désaveu public de la part de leur messie, Haile Selassie I, qui échoua et se solda par une explosion de la popularité et de l’acceptation du mouvement, tel que décrit dans la

83 L’hexagramme se retrouvant aussi dans les symboliques gnostique, hindouiste, massonique a pu ainsi être un trait d’union symbolique, au confluent des diverses communautés formant la culture rastafarie.

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présentation historique. Dans un contexte colonial où l’organisation sociale était fortement cadrée par quelques méta-récits dont la bible, immanente à la constitution identitaire Jamaïcaine, il dut être fortement déstabilisant pour les individus en position d’autorité de se voir dépeints comme les vilains du récit biblique. Cette conception des rastafaris en tant qu’authentiques Israélites a de quoi hanter les chrétiens puisque les deux mouvements se revendiquent du même Dieu, de la même protection divine pour les justes.

Au-delà des pratiques et symboles, la mobilisation par les rastafaris du mythe biblique du jugement dernier en faveur des élus de Dieu, victime des mécréants, a de quoi semer sinon le doute du moins un certain mal être dans la population chrétienne non-sympathisante aux rastafaris. Le jugement de Dieu en est un terrible et sans équivoque; ceux dont le nom ne figure pas dans le livre des justes seront châtiés dans les tourments des souffrances éternelles. Plusieurs mots, concepts et figures de styles émergents de ces récits sont utilisés par les rastafaris pour invectiver leurs opposants, se positionnant ainsi dans la symbolique chrétienne comme au côté de Dieu, face aux faux croyants.

L’émancipation est ainsi une revendication jouissant d’une certaine plasticité. Au fondement du mouvement, elle était clairement exprimée par une revendication sans- équivoque : le rapatriement en Afrique. Le couronnement d’Haile Selassie I fut interprété comme l’annonce de son accomplissement imminente. L’effervescence provoquée par cette annonce et l’engouement des populations subordonnées jamaïcaines pour ce retour en Afrique prochain fut remarquable. Les premières assemblées Nyabinghi avaient ainsi pour thème le rapatriement et l’organisation de l’attente. Le gouvernement jamaïcain, alors colonie britannique finança même une expédition dans cinq pays d’Afrique afin de trouver une terre d’asile pour les rastafaris (Smith & al, 1960). Cette mission n’aboutit pas et quelques années

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plus tard, suivant son accession à l’indépendance de la Jamaïque, les autorités gouvernementales y reçurent Haile Selassie I. Cette visite permit à la culture rastafarie de sortir de l’ombre et d’être validée publiquement, tant grâce à la démonstration de ses capacités à déborder l’ordre colonial qu’à ses capacités diplomatiques auprès du Negus - empereur éthiopien, qui multiplia les signes de reconnaissance envers les représentants rastafaris sans équivalent auprès des autorités gouvernementales ou ecclésiastiques du pays. À l’occasion de cette visite, l’Empereur conseilla aux rastafaris d’émanciper la Jamaïque avant de venir s’installer en Éthiopie. On vit alors apparaître un mouvement exigeant plutôt une réparation d’ordre économique et symbolique plutôt qu’un simple rapatriement. De plus, le mouvement connut alors une reconnaissance inespérée, dans les diverses communautés du pays mais aussi à l’international, grâce en autre au Reggae qui fut accepté mondialement comme musique des opprimés avec à sa tête Bob Marley, précurseur de la world music (White, 2002) et première vedette de masse issue du tiers-monde84 . Cette vague de reconnaissance généra une série de pression interne et externe sur le complexe symbolique tout comme sur les dynamiques de reconnaissance à l’œuvre dans le mouvement. De nos jours, l’aspiration à l’émancipation tel que conçue par la culture rastafarie a bien nombreuses déclinaisons.

Voici quelques chants reliés à l’émancipation qui bercent les assemblées Nyabinghi. IS YOUR NAME WRITTEN THERE

Is your name written there in the Lambs Book of Like On that terrible Judgement morning

Wen the books are open wide

Yes Is your name written there in the Lambs Book of Like You better ask yourself that question

Is your name written there. (Ivy Tafari, 1993, #21)

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ONLY PASSING THROUGH

This world is not I own – I n I only trodding through All I treasure are in Zion

Behind the Seven Seals.

Rastafari is waiting on I n I for I must surely trod

Congo Man cannot stay no longer in a mystery Babylone any more (Ivy Tafari, 1993, # 52)

OPEN THE GATES

Open the gates mek we repatriate (rep) JAH JAH open the gates mek we repatriate

Oh – JAH Rastafari, Oh Selah The Lion of judah break every chain (3x)

Oh Rastafari,Oh Selah

Emperor Haile Selassie I is JAH and King (3x) Oh JAH Rastafari, Oh Selah

(Ivy Tafari, 1993, #72) WHAT A WOE

What a woe pon Babylon – What a woe (rep) JAH have the Lightening and Thunder

JAH have the Brimstone and Fire Jah have the Earthquake Hot Lava

What a Woe (Ivy Tafari, 1993,#59)