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Chapitre 6. Iyaric : Langage de la culture rastafarie

6.1 Le I [Aï] conquérant

Dans un environnement langagier rastafari, chaque occasion de remplacer une syllabe (plus souvent qu’autrement la première) par la sonorité [Aï] est célébrée comme telle. L’assemblée Nyabinghi est donc nommée Issembly, la bible renommée Ible, Unity devient Inity, déclaration se dit Iclaration etc. De plus ce I [Aï] placé au début des mots offre également une ambiguïté homophone permettant une plasticité des interprétations, une ouverture polymorphe. How the [Aï] gwaan ? peut alors signifier How the I gwaan ? How the

eyes gwaan ? How the high’s gwaan ?95

Il est de même possible que l’exercice ait lieu sur la dernière syllabe s’il s’avère plus éloquent, Geoffroy [Zéofrwa] devint alors Geoff-r-I [Dzéof-r-aï] puis Jah-Far-I [Dzaf-r-aï], Bob W.White [Bòb-dublv-wajt] pourrait bien être rebaptisé I White [Aï-wajt] avant de devenir I W. Heights [Aï-dublju-aïts]. Ces remplacements de syllabe s’inscrivent comme jeux de mots permettant de jouir des consonances relatives à la trinité JAH-RastafarI & I et de se

94 Règles de conduite morale et physique ayant pour but de conduire à un perfectionnement spirituel, à une libération de l’esprit. Voir Babagbeto (2000).

95 Signifiant alors en même temps comment vas tu? Comment va ta vision c’est-à-dire ta vision du monde ta compréhension? Comment va ton high, ta méditation, ton rapport transcendantal au monde.

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positionner face à l’hégémonie présente dans le langage96, tout en facilitant du même coup la renaissance des individus au sein de la culture rastafarie sous de nouveaux noms aux résonnances familières.

Notons que le I [Aï] jouit d’une forte polyvalence en anglais et en patois et renvoie à plusieurs mots investis par la culture rastafarie comme hautement significatifs (I, Eye, High, Heights, I&I). Le I [Aï] est un son vaste et ouvert, avec un fort rebond, qui se tient debout, droit. Un son de corps, de bouche qui ne requiert pas de synchronisation des lèvres ou de la langue, un son franc. De plus, il simplifie la prononciation des mots tout en les faisant résonner dans un univers de significations et de symboles richement densifiés. Un flou artistique dans lequel chacun peut y déposer ses interprétations, aspirations et ascendances. Signalons toutefois que la prononciation de I et celle de Aï demandent une légère différence lors de la manipulation des lèvres et de la langue.

Ainsi lorsque l’on désigne une assemblée par le terme Issembly, on peut parier que la vaste majorité des rastafaris sont conscients que c’est un terme dérivé des pratiques langagières communes en Jamaïque, un détournement effectif du terme Assembly. Ce qui est moins évident, c’est ce qui résonne en chacun des participants mis en contact avec le terme. Cette polyvalence représentationnelle ne fait que renforcer l’effet et la jouissance de la subversion, puisque la pluralité de sens donne à voir la prose symbolique animant la culture rastafarie.

Cette pratique du « I [Aï] conquérant » permettrait aux néophytes de communiquer aisément dans une forme de langage développée à partir de l’anglais conventionnel de Jamaïque tout en exprimant sa subversion face à ce dernier. Jouer avec les mots suggère

96 Par exemple, Chris Blackwell, producteur de Bob Marley et des Wailers, se vit ainsi rebaptiser en Iyaric Chris Whiteworst par Peter Tosh, cadrant leur conflit personnel dans un historique racial les débordant.

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également une certaine liberté quant aux normes grammaticales imposées par la culture dominante. L’effet est clair et sans équivoque, saisi au bond on pourrait croire à un accent régional mais lorsqu’il est mis en pratique par un membre de la communauté, un proche, quelqu’un qui s’exprimait « normalement » jusqu’alors, on constate que la région mentionnée est alors la contrée rastafarie. Ainsi le langage marque un ailleurs de l’intérieur. Cette hétérotopie permet aux participants d’exprimer son appartenance à la culture rastafarie, permettant d’être identifié comme rastafari, comme Iyaman (littéralement homme d’en haut). Ainsi l’utilisation de ce langage suggère une compréhension originale, une perspicacité quant à l’influence de l’hégémonie sur le langage.

Au fin de la présente analyse, j’ai nommé la pratique dont il est question le « I [Aï] Conquérant » en référence à une expression vastement répandue chez les rastafaris, « the conquering I ». C’est qu’il faut résonner cette pratique, ce phénomène de la syllabe conquérante comme une volonté d’emprise sur les normes régissant l’expressivité langagière, une problématisation/dénudement de la phylogenèse culturelle97 If the I don’t know where him

coming from, Him will never know where him go.

Cette subversion du langage hégémonique se présente comme allant de soi, ayant toujours été, en tant que norme naturelle. Elle ne se justifie pas, ne s’explique pas, ne se présente pas comme un biais culturel. On ne dira pas l’assemblée, qui chez nous les rastafaris

se dit Issembly… On parlera en Iyaric, niant la tension tacite qu’implique de réformer les mots

jusqu’à ce qu’une question se présente, pour en être son miroir et se faire miroir de l’étrangeté même. Vous ne comprenez pas ? D’où venez-vous donc ? Quel langage parlez vous ? Ô, vous

êtes un sujet de la Reine (d’Angleterre) ? Justement, à propos de ce reinaume… Cette

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parallaxe langagière c’est-à-dire ce changement de position de l'observateur sur ce qu'il perçoit, cette mise en scène de l’étrangéité du langage courant par la subversion naturalisée d’un cadre normatif qui s’ignore, offre une opportunité intersubjective de problématiser les thèmes de l’origine, de l’histoire, les dispositifs d’asservissement hérités de l’esclavage et tous autres causes de mal-être dynamisant la culture rastafarie. Les thèmes constituant de cette posture subversive quant à culture hégémonique ayant cours en Jamaïque trouvent ainsi moyen de s’immiscer dans une rencontre par le manque de compréhension entre deux interlocuteurs.

Pour résumer, cette pratique du « I [Aï] conquérant » permet à quiconque de s’exprimer comme un rastafari et de marquer sa distance avec le langage commun, sans trop d’effort. C’est le « virus culturel » langagier le plus aisé à répandre. Accessible à toutes les strates culturelles et adaptables à tous les registres de langages. Il permettrait une contestation davantage sur la forme que sur le fond mais est tout de même susceptible d’engager des discussions et débats sur l’hégémonie au quotidien.