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Chapitre 3 : Méthodologie

3.4 Présence et durée du terrain

Lors de ma résidence en Jamaïque (Août 2010 à mai 2011), je m’étais fixé comme objectif de participer à une assemblée Nyabinghi, du moins le temps que j’y tiendrais. J’avais en tête l’expérience de Jake Homiak (1985 a) qui est relatée dans Ancients Days’ seated

black. Sa démarche ethnographique s’accompagnait de mises en contexte justifiant sa courte

présence au sein d’une assemblée où il a cru que la culture rastafarie était entrain de lui tomber sur la tête, subissant des agressions symboliques constantes : « It was intimidating as hell »

« they were screaming thunder, lightning, brimstone » 51. Sa première nuit à l’assemblée fut sa

dernière. Plus tard, lors de notre rencontre fortuite durant un grounding sur le tarmac de l’aéroport Norman Manley, il sembla surpris de me voir là ainsi que par le fait qu’à ce

50 Les rastafaris réfèrent aux diverses communautés par le terme mansion , se référant à une phrase christique de l’évangile « in my father house, there are many mansions », « Il y a plusieurs demeures dans le maison de mon

père, » Bible. Jean 14 :2.

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moment-là, j’avais acquis une position officielle au sein de l’Ordre du Nyabinghi, qui plus est de documentariste.

Ainsi, je plongeais vers un inconnu réputé hostile avec comme seuls outils un capital culturel fonctionnel, un contact avec la Rastafarian Youth Initiative Council ainsi qu’une inscription à l’University of the West Indies – Mona Campus , le bastillon de l’intelligentsia rastafari. J’avais surtout bricolé un calendrier des dates potentielles d’assemblée.

11 septembre : Nouvel an Éthiopien

2 Novembre : Commémoration du couronnement Haile Selassie I et de Menem 7 Décembre : Noël Éthiopien

10 Décembre : Journée Internationale des Droits de l’Homme 6 février : Anniversaire de naissance de Bob Marley

23 Mars : Anniversaire de naissance de l’Impératrice Menem

21 avril : Commémoration de la visite de l’Empereur Haile Selassie I en Jamaïque 5 mai : Commémoration de la libération de l’Éthiopie des troupes fascistes

26 mai : Commémoration de la fondation de l’Organisation pour l’Unité Africaine 23 Juillet : Anniversaire de naissance de l’Empereur Haile Selassie I

1 Août : Émancipation Day (abolition de l’esclavage en Jamaïque) 17 Août : Anniversaire de naissance de Marcus Garvey

Deux mois après mon arrivée sur l’île (novembre 2010), ma chance se présenta ; l’université était parvenue à mobiliser deux minibus afin qu’étudiants, professeurs et sympathisants puissent participer à l’ouverture du socle de l’assemblée Nyabinghi soulignant le 80è anniversaire du couronnement de l’Empereur Selassie I et l’Impératrice Menem. Tout le groupe y allait pour la nuit, moi je m’étais préparé pour y rester deux semaines. Cherchant à éviter les faux pas, je questionnais un professeur responsable :

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• À qui dois-je m’adresser pour annoncer que j’aimerais participer à toute l’assemblée ?

o Tu n’as pas à demander puisque c’est là une assemblée de première personne, s’y présente qui en est digne.

• Comment dois-je m’habiller pour l’occasion ?

o Tu sais très bien comment un rastafari ne s’habille pas. Habille-toi bien, comme pour un mariage.

• Et je peux m’installer n’importe où sur le terrain du Binghi House ? o Tu sais bien où un rastafari ne s’installerait pas…

Après 4 heures de route, les minibus se garent à quelques minutes de marche de la

Binghi House. Je n’ai aucune idée de l’endroit où je me trouve. On me dit que le plus proche

village s’appelle Pitfall et qu’au loin il y a Mobay (Montego Bay). Dès que l’on sort du véhicule, on est happé par les basses des tambours qui résonnent au loin, le battement de cœur de Jah qui berce la nuit. Puis à mesure que l’on se rapproche du camp et du lieu rituel (le tabernacle), ce sont les ketes et les chants qui se superposent dans une enveloppe aux échos africains. Avant d’en saisir les paroles, les chants nous semblent se bercer d’un ailleurs si familier et lointain à la fois. À l’entrée du Binghi House, on distingue aisément les habitués des étudiants et autres curieux. Les premiers pénètrent triomphalement l’enceinte rituelle et interpellent les participants de l’Assemblée par des appels-réponses d’usage Haile I ?

Rastafari ! Jah ? Rastafari ! et pratiquent la poignée de main de circonstance, le lion palm.

Pendant ce temps, les étudiants et autres étrangers avancent calmement, scrutant le comportement de leurs semblables avec beaucoup d’attention. Nous assistons à un spectacle

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hors norme, à la fois intimidant et merveilleux, en terre des inconquis. L’ambiance est à la démesure et aucun ne voudrait déclencher les foudres relatives à un faux pas.

Je n’oublierai jamais cette première nuit de binghi soulignant l’ouverture du socle des célébrations entourant le 80è anniversaire du couronnement d’Haile Selassie I. Les diverses

mansions y arrivèrent en hordes, fanions et portes étendards hauts-levés, venant les intégrer au

tabernacle rituel comme autant de pièces d’une courtepointe identitaire. Comment oublier ce matin où les étudiants et professeurs que je côtoyais à l’université et avec qui j’avais fait le trajet jusqu’au Binghi House, remontèrent à l’aube dans les minibus et reprirent la route vers l’University of the West Indies alors que s’ouvraient pour moi les possibles d’un terrain que j’avais préparée des années durant, ces premiers pincements au cœur lorsque je croisai le regard incrédule de certains rastafaris constatant que j’étais là pour rester.

Après quelques nuits d’assemblée, un conseil des sages formé de 4 anciens m’a convoqué pour saisir mes motivations, pour sonder mon âme. J’expliquai alors que je voulais connaître la livity rastafarie et qu’aucun témoignage de deuxième main n’avait su me satisfaire. Amusés et intrigués à la fois, ils m’invitèrent à me présenter devant l’assemblée entière, forte d’une centaine de têtes. J’expliquai d’abord que je venais pour en apprendre davantage sur la sagesse rastafarie, que là où je vivais, se ressentait un intérêt latent dans plusieurs mouvements de contreculture de communier avec la culture rastafarie malgré le fait que cette culture ne se rendait à nous que via le symbolisme de médiations artistiques. Je partageai ce mythe qui circulait dans certains cercles québécois d’ascendants rastafaris durant ma vie de jeune adulte voulant qu’Haile Selassie I ait baptisé les montagnes de Val-David et y ait prophétisé la venue d’un ange y résidant qui sera témoin de l’effondrement de Babylone. Il n’en fallait pas plus pour que des membres de l’assemblée suggèrent que j’étais cet ange.

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J’ai réalisé au cours de mon séjour à quel point cette première assemblée m’avait positionné comme interlocuteur sympathique52 auprès de nombreuses personnes et des leaders d’opinions des diverses communautés présentes aux assemblées tel Ras IvI, Black Starliner,

Job, Shelly-Ann, Medhin, Bongo Greasy, Ras Iavy et pour ne nommer que les plus marquants.

Outre, les cinq assemblées Nyabinghi (rassemblements de longues durées) auxquelles j’ai participé en entier dans les diverses binghi houses de l’île, les multiples reasoning (conversations) et à plusieurs grounding (une journée ou une soirée), j’ai particulièrement apprécié le rassemblement atypique d’Avril 2011, soulignant le 45è anniversaire de la visite de l’empereur Haile Selassie I en Jamaïque. Ce fut l’occasion d’observer les vibrations rastafaries dans leurs plus sublimes déploiements. Cet évènement avait comme objectif de commémorer tous les endroits que l’Empereur avait visités lors de son séjour de 1966. Cela a commencé à l’aéroport de Kingston, puis à l’université pour se poursuivre sur une tournée de l’île sur trois jours en convois de 300 personnes dans différents lieux de la Jamaïque. Ce rassemblement dura 2 semaines au total et fut le théâtre de nombreuses révélations.