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Chapitre 4 Les assemblées Nyabinghi : cérémonies rituelles

4.2 Fondation [grounding]

4.2.1 Tambours burru

Le burru drum est une des manifestations culturelles ayant survécu depuis l’implantation en terre caribéenne d’africains jusqu’à son absorption dans la culture rastafarie. On tolérait les formations burrus (burru drummers) sur les champs de travail afin que les burrus marquent le tempo des longs jours de labeurs pour les esclaves. Pratique importée d’Afrique, elle impliquait une métabolisation culturelle de la vie de sociale, c’est-à-dire un traitement artistique quant aux ressentis, aux conditions de vie corollaires du pouvoir, au divin etc. Les maîtres d’esclaves encourageaient la pratique de cet art puisque cette pratique rythmait la productivité. Cependant, dès que le maître entendait un ensemble burru se plaindre ou critiquer le système en place, ses membres étaient renvoyés immédiatement au labour du champ et on les remplaçait par des musiciens plus dociles.

Suite à l’abolition de l’esclavage, les formations de burru quittèrent les champs pour s’installer principalement dans les ghettos de Kingston où ils étaient actifs de septembre jusqu’aux temps des fêtes, allant de maison en maison pour témoigner de leurs impressions sociales et chanter leur version des évènements ayant eu cours durant l’année. Les tambours étaient aussi l’élément central des fêtes visant à accueillir dans les quartiers défavorisés, les voisins qui venaient d’être libérés de prison, afin qu’ils se sentent chez eux jusque dans la

chaire de leurs racines.

Lors de l’apparition du mouvement rastafari, les chants et les rythmes provenaient principalement des églises chrétiennes ; il n’y avait pas de chants propres à la culture

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rastafarie. Cela s’accompagnait d’un certain malaise à mesure que se développait le discours envers l’église usurpatrice des libertés et la doctrine voulant que le temple inviolable soit le corps de chacun. À ce même moment, un certain essoufflement se faisait sentir chez les ensembles burrus car ces derniers n’étaient plus associés à autre chose que leur musique pour elle-même. Les deux mouvements ayant leurs bases actives dans les ghettos de Kingston, les

burrus et les rassemblements rastafaris se fusionnèrent. « Being poor and sharing a similar status as pariah and social outcast, the two groups quickly gravitated toward each other. From there, emerge the Nyabinghi Rastafari style of churchical musical and worship »

(Savishinsky, 1998, p. 125).

Les premiers issus de l’esclavage retrouvèrent ainsi une structure culturelle au sein de laquelle se représenter l’africanité, les seconds issus des ghettos virent se greffer à leurs rencontres ces tambours mystiques, symboles de la survivance d’une certaine authenticité en terre coloniale. Au-delà du symbolisme que l’on peut révéler en analyse, des témoignages traitant des débuts de l’utilisation régulière des tambours dans les cercles rastafaris en parlent comme d’un moment charnière . Count Ossie (2011) - le premier rastafari à avoir opérer la fusion par un ensemble de burru drum rastafari visible lors des grounding et groundation et qui présenta la forme nouvelle aux habitants des quartiers de Kingston – raconte qu’après des longues sessions de drumming sérieux, les raisonings devenaient plus intenses et les réponses à plusieurs questions socio-politiques devenaient « crystal clear ». On décida alors de mettre plus d’emphase sur les tambours lors des rencontres et de les traiter en tant que grounding

force (Reckords, 1998).

Le burru drum est l’ensemble de trois tambours ainsi que la structure primitive de la polyrythmie aujourd’hui perçue comme traditionnellement rastafarie. Deux tambours graves

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marquent les temps d’une manière très régulière. Le plus grave des deux tambours, nommé

earthquake, bass ou encore pope smasher appuie le premier temps et résonne sur le reste de la

mesure. Le funde avec le son de moyenne-basse marque le premier et le troisième temps de coups double grave étouffé, le deuxième temps d’un coup sec, plus aigu puis laisse le quatrième temps vide. Ces deux tambours graves marquent et représentent un cycle régulier. Ce sont souvent des rastafaris anciens, reconnus et dignes de confiance qui tiennent ces tambours. Des rastafaris les présentent comme une allégorie du cœur, les battements du cœur de Jah57. Depuis une perspective psychanalytique, on peut lui prêter les attributs de la norme,

répétitive et immuable, structurant les expressions par le rythme et marquant le cadre par lequel l’Égo peut se révéler. Le troisième tambour, l’aketeh, est le plus aigu et il contre- balance les deux premiers. Alors que la bass et le funde ont comme rôle d’asseoir dans la régularité le rythme et les chants, l’aketeh entre habituellement en scène dans le vide laissé par les deux autres, soit sur le quatrième temps, soit sur un contre-temps ou sur un flam du rythme de base. Ses rythmes sont plus rapides que la base et il s’y oppose en tout temps. Alors que les premiers marquent les temps, l’aketeh rebondit entre les temps, les contournent ou les martèlent en sextolet c’est-à-dire en coups égaux pour un temps ou en série de deux triolets au temps double58. Ce dernier tambour, l’aketeh, est le lieu des distinctions. Dès lors que les tambours graves deviennent part du décor (après un moment où ils martèlent sans relâche les mêmes rythmes et tempo), l’aketeh est pratiquement le seul instrument qui varie, qui joue avec les chants, y répondant ou le soutenant. Certains rastafaris le présentent alors comme une allégorie de l’âme et de la vie s’affirmant par-delà la routine. On peut aussi y lire une représentation de l’expressivité qu’on ne saurait contenir, indomptable, qui tire ses lettres de

57 Le Jah hearthbeat.

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noblesses du fait que l’aketeh sait répliquer aux sons graves et ne se laisse pas encadrer. On peut aussi percevoir dans cet ensemble de tambours et de polyrythmie une représentation du mouvement rastafari face à l’ordre colonial où, lors du terme de l’anti-thèse, l’ordre colonial serait représenté par les graves réguliers et où les rastafaris se représenteraient dans ces aketeh contournant et évitant la détermination régulière et convenue puis, accompagnant une naturalisation de la culture rastafarie. Les tambours graves en viennent à symboliser l’ordre naturel, celui qu’on ne déplace pas, les traditions africaines, alors que les aigus symbolisent la vitalité et l’expressivité depuis cette tradition avec lesquels ils jouent, à l’intérieur de laquelle ils se déplacent et à laquelle ils font écho59.