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2° Trouver le bon remède, trouver le remède du malade

Suite à cette entrée en matière, qui relève autant de la description que de l’analyse, beaucoup d’éléments ont surgi d’un coup. C’est là l’intérêt d’une description ethnographique : rendre compte d’une activité et des complexités qui lui sont inhérentes. Mais c’est aussi son inconvénient, dans la mesure où elle contraint tous les héritiers de Descartes à se résigner de respecter le second précepte du Discours de la Méthode41

. Remettons donc de l’ordre dans nos idées, et tirons quelques brèves conclusions de ce qui vient d’être décrit, au regard des problématiques qui nous importent dans cette sous-partie. Rappelons-le, nous nous intéressons à la façon dont se construit, dans la pratique du diagnostic, la connaissance que les éleveurs ont de leurs animaux.

Soigner le malade et non la maladie

C’est avec ce principe clef de la médecine homéopathique que se spécifie la façon dont les éleveurs des veillées s’intéressent à leurs animaux. Nous l’avons précisé en introduction générale, ce principe et ses conséquences supposées sur la relation éleveur-animal, se trouvaient au cœur de la problématisation de mon offre de stage. À cet égard, s’intéresser au diagnostic homéopathique avait donc pour moi un objectif bien précis : celui de rendre compte pragmatiquement de cette distinction telle qu’elle est « en train de se

faire » dans la pratique de l’homéopathie. Non pas sur le modèle d’une analyse opposant

pratiques déclarées et pratiques réelles, mais sur le modèle d’une « prise au sérieux » de la façon dont les éleveurs établissent des liens entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font42

. Quels éléments retirons-nous du diagnostic homéopathique tel qu’il s’opère dans les veillées ?

Cette idée de soigner le malade et non la maladie signifie que l’éleveur s’intéresse à son animal en le considérant comme singulier dans sa façon d’être malade. Cet intérêt, qui relève d’une véritable posture de recherche, se concrétise par une quête de symptômes à la fois originaux et variés. En effet, la constitution du « trépied »43

implique de distinguer et de valoriser certains symptômes plus que d’autres (« hiérarchisation des symptômes »).

41 « Diviser chacune des difficultés que j’examinerai en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qui serait

requis pour les mieux résoudre » (René DESCARTES, Méth. 2, 8). Tout fabriquant de logos se trouve

confronté à ce complexe héritage.

42 La nuance semblera sans doute infime, mais j’y tiens. Car dire agit certainement autant qu’agir n’en dit. « Prendre au sérieux les acteurs » et s’intéresser au social « en train de se faire » : je m’efforce ici d’inscrire ma démarche dans la perspective d’une sociologie pragmatiste (Barthe et al., 2013).

43 Le trépied, constitue un ensemble de trois symptômes répertorisables, conduisant chacun à plusieurs remèdes (voir II-A et le cas de Pampille).

Lorsque j’ai demandé à Alain ce qui fait la valeur d’un symptôme, ce qui distingue un bon d’un mauvais symptôme, ce dernier a répondu :« on ne va pas parler de bons et de mauvais

symptômes, mais on parlera de symptômes personnalisés, ou inusités (…) de ceux qui font que l’animal personnalise sa maladie, par opposition à ceux qui sont plus banals et qu’on rencontre communément ». Autre dimension importante dans le choix des symptômes du

trépied : leur nature variée. Car ce qui fait la singularité du malade réside par ailleurs dans le fait qu’il présente plusieurs types de symptôme en même temps. Par exemple Pampille avait la salive écumante (symptôme local), elle restait prostrée toute la journée (symptôme physique général) et elle se tenait systématiquement à l’écart des autres chèvres (symptôme psychologique).

On soulignera sur ce point que travailler sur des symptômes originaux implique de pouvoir les « obtenir de l’animal », comme le dit si bien Delphine. Car ces symptômes, qui sont propres à la façon dont « l’animal décrit sa maladie » (Delphine) ne tombent pas du ciel. S’entame alors un dialogue, que nous avons pu observer avec le cas de Mélusine, lorsque Delphine allait « lui poser des questions » (l’hypothèse d’un « partenariat de soin » fait de nouveau sens ici). Nous venons de le montrer, par la médiation du « représentant » de l’animal malade, ce dialogue s’observe aussi dans les veillées, au moment de l’affinage des symptômes. Plus généralement, pouvoir obtenir des symptômes originaux concernant un animal, implique de « prendre le temps de l’observer » (Aline), de « se poser pour le

considérer » (Céline).

Enfin, et en amont, cela nécessite d’être capable de distinguer en quoi une bête malade devient originale du point de vue de sa façon d’être en temps normal. Ainsi nous avions pu voir que la connaissance préalable qu’avait Audrey du « caractère de lion » de Pampille, lui a permis non seulement de déceler plus rapidement sa maladie, mais aussi de certifier sa guérison.

Une observation « équipée »

Ce premier principe, celui de « soigner le malade et non la maladie », n’est qu’un aspect de la pratique du diagnostic homéopathique que nous venons d’observer. Aussi, il nous faut prendre en compte que dans cette recherche des spécificités de l’animal malade, l’éleveur ne se trouve pas seul face à l’animal qu’il diagnostic. Comme le pédologue se rend dans la forêt de Boa Vista équipé d’une carotte, de balises et d’un pédocomparateur (Latour, 1993), comme l’amateur de musique s’attache à l’apprécier en s’équipant d’une chaîne Hi-fi de son goût (Hennion, 2004), les éleveurs des veillées s’appuient eux sur deux ouvrages, le

Répertoire et la Matière Médicale, pour effectuer leurs diagnostics. L’observation est « équipée ». Or ce qui s’observent dans les veillées, c’est que ces équipements ne sont pas

que des instruments de saisie des symptômes de l’animal malade. Ils sont aussi des acteurs de leur découverte.

En effet, par la complexité des descriptions que la Matière Médicale fournie pour chaque remède, ainsi que par les nombreuses variations que propose le Répertoire pour chaque type de symptôme, les éleveurs sont amenés à se poser des questions supplémentaires sur leurs animaux. Exemple : en veillée, Agnès fait part du fait que son ânesse Pupille ne se laisse pas approcher. Le groupe se lance dans une répertorisation des symptômes de l’ânesse en allant chercher du côté de la rubrique qui décline les différentes façons possibles d’ « avoir peur ». Mais la rubrique faisant plus d’une dizaine de pages, les éleveurs sont amenés à motiver leurs choix dans le détail. Ils le sont nécessairement, car sans symptômes, pas de remèdes possibles. Aux nuances du Répertoire doivent répondre les nuances des observations d’Agnès.

Le jour de notre entretien, par curiosité je demande à Delphine combien de remèdes elle utilise avec ses animaux. « Moins de cinquante » me répond-t-elle devant son fils qui pouffe de rire. « Je parie que t’en as au moins 100 » lui lance-t-il joueur, tout en se proposant de les compter. Dans un coin du salon, il sort une boite dont il semble connaître l’emplacement et s’y attèle aussitôt. « 118 tubes », c’est le résultat. « Il y en a qui y sont

plusieurs fois, confie Delphine, surtout que certains je les ai en plusieurs dilutions différentes ». Les dilutions… voilà une autre nuance que je m’apprêtais à oublier.

Figure 3 - La boite à remèdes d’Elodie

« À chaque remède correspond une façon pour l’animal de signer sa maladie » (Elodie) ; « un portrait possible pour le malade » (Jean Lou).

Car la dilution comme la posologie d’un remède renvoient autant au remède en lui même que, ici encore, à une observation de l’animal. C’est du moins ce que nous avons observé avec Jean Lou, Audrey et Victor lorsqu’ils ont décidé de passer de Belladonna 9 CH à 15 CH pour Pampille dont l’état semblait évoluer dans le bon sens. Et si Delphine m’a ajouté que « là haut à la bergerie elle doit avoir une trentaine de remèdes », ceux qu’elle utilise « le plus couramment », au regard des détails que donne la Matière Médicale pour chaque remède, le nombre reste toutefois conséquent. C’est dire si le choix de Natrum

muriaticum et Causticum signifiait quelque chose en terme de compréhension du problème

de Mélusine. Notons au passage que dans cette optique, les différentes inflexions du diagnostic homéopathique sont autant de comparaisons et d’affinages supplémentaires dans la compréhension du malade.

Figure 4 - Répertoires et Matières Médicales. Sur une étagère du salon des Meurot, on trouve la littérature

homéopathique qui les accompagne depuis trente ans dans le diagnostic de leurs animaux malades.

« Traduire les souffrances de l’animal »44

Nous avons donc vu que le diagnostic homéopathique passe par une recherche de singularités chez le malade. Puis nous avons montré que le Répertoire et la Matière

Médicale, comme systèmes de références, ouvrent le champ des possibles en matière de

portraits susceptibles d’être « signés » par un animal malade. Ils l’ouvrent, tout en lui

44 Je tiens à remercier Victor, ce fin limier du diagnostic homéopathique, pour m’avoir mis les yeux sur les enjeux de cette traduction.

donnant un cadre. Car in fine, « trouver le bon remède » implique de satisfaire deux impératifs. Le premier est d’établir une correspondance entre ce qui s’observe de l’animal et des symptômes qui puissent être répertoriés, c’est-à-dire des symptômes ayant une

« signification homéopathique » (Jean Lou). Le second est de choisir un remède dont la

description qu’en donnera la Matière Médicale continue de correspondre à ce que l’animal exprime. Un établissement de correspondances d’autant plus intéressant que la particularité des différents Répertoires existant est qu’ils répertorient des symptômes ayant été observés sur des humains. Ainsi, l’épreuve de trouver les symptômes correspondant s’apparente à une véritable opération de traduction. Et ce, au sens sociologique du terme (Akrich et al., 2006), comme au sens propre puisque ce qui s’observe chez l’animal doit avoir une signification homéopathique, « doit pouvoir être traduit dans le langage un peu particulier du

Répertoire » me disait Victor.

Remède du malade et remède du troupeau

Bien évidemment, ce constat d’une singularisation de l’animal dans la pratique de l’homéopathie connaît quelques nuances. Parmi lesquelles notamment, le fait que le diagnostic homéopathique peut aussi porter sur un troupeau, dans le cas d'épizooties par exemple. C’est même une pratique relativement courante, comme j’ai pu le comprendre avec les éleveurs que j’ai rencontrés. Les remèdes de troupeau constituent donc une nuance de taille à l'idée que homéopathie correspond à une individualisation du malade. Pour autant, ils ne me semblent pas contredire les idées que nous venons de développer. Car si la recherche d’un remède de troupeau ne s’attache plus à comprendre les bêtes prises individuellement, elle s’attache tout de même à chercher les singularités du troupeau (du point de vue de son humeur général, de son histoire etc.). Une autre forme de connaissances des animaux se développe alors, une connaissance d’ordre sociologique.

C’est d’ailleurs dans ces capacités de traducteurs que résident selon Agnès une bonne partie des compétences de l'éleveur homéopathe. De quoi s’agit-il ? De suffisamment bien connaître le Répertoire et ses rubriques pour pouvoir trouver aisément, et rapidement, « le

symptôme qui se rapproche le plus possible de ce que l’animal exprime » (Agnès). Dans ce processus, Agnès identifie deux étapes de traduction (au sens sociologique du terme) :

« La difficulté c’est de trouver quelque chose qui corresponde parfaitement tu vois… d’essayer de s’approcher le plus possible de ce que reflète le symptômes de l’animal. Et c’est ça qui est difficile. Déjà parce que lorsque tu constates un symptôme sur une bête, c’est le fruit de ton observation… ce n’est que ça en fait. C’est ce que toi tu as pu observer. Donc déjà tu le vois avec tes yeux, avec ta sensibilité, et tu as une interprétation de ce symptôme, tu l’interprètes… Et à côté de ça, après, il faut traduire ce que tu observes en mots. Il faut mettre les bons mots sur ces symptômes là (…) faire le parallèle entre ton symptôme et puis ce que tu vas trouver dans le Répertoire, parce que le Répertoire c’est un Répertoire humain. Tu vois, et

l’attitude d’une bête il faut arriver à la transplanter sur ce plan là… il faut arriver à parler avec des mots qui correspondraient à un humain » (Agnès)

On trouve donc trois types de symptômes dans l’esprit d’Agnès et deux étapes de traduction nécessaires pour passer successivement des uns aux autres. D’abord le symptôme de l’animal ; ensuite celui de l’observateur, cet « interprète » ; enfin celui du Répertoire. Une affaire d’autant plus compliquée, m’a par ailleurs souligné Aline, que « les bêtes ne

parlent pas ». Et ce n’est pas un hasard si un exercice apprécié par Agnès lors d’une récente

formation avec le vétérinaire Patrice Rouchossé touchait à ce point précis. L’exercice : noter les symptômes observés, les classer par ordre de valeur et enfin, « trouver les bons mot pour

pouvoir aller les chercher dans le Répertoire » (Agnès).

Concernant cette épreuve de traduction et les observations que nous avons pu en faire dans les veillées, le jeu incessant des allers-retours entre l’animal et le Répertoire que doit faire l’enquêteur me semble intéressant. Guérir l’animal, le sortir de son péril, c’est le diagnostiquer. Deux mouvements contradictoires mais pourtant indissociables s’observent ainsi dans la pratique : celui de se mettre sur la fréquence de l’animal, et en même temps, celui de mettre l’animal sur la fréquence du Répertoire. Chaque entité du réseau RESDHOM

contribue à cette opération de traduction :

à L’animal pour commencer, qui répond aux questions, manifeste son état, parfois fait échouer une demi-heure de recherche dans le Répertoire parce qu’elle a conduit à un remède qui lui était inapproprié (traduction non fidèle) ; une fois que le remède est testé, c’est l’animal aussi qui guérit ou non, relançant ainsi le processus.

à Le Répertoire et la Matière Médicale et leurs nombreuses nuances, qui souvent invitent à découvrir l’animal malade, d’autre fois contraignent les symptômes de l’animal à se traduire en un symptôme proche, mais pas tout à fait exact, « faute de mieux »… En principe le bon remède, le « similimum » existe mais… il faut le trouver !

à L’enquêteur-éleveur enfin, qui parvient ou non à se retrouver dans ce dédale, qui observe, interprète, représente l’animal, parfois suit ses intuitions, mobilise son expérience, juge des résultats d’un remède.

Car in fine, « le seul moyen de savoir si tu as trouvé le bon remède, c’est de l’essayer

et d’observer ce qu’il fait » (Elodie). C’est d’ailleurs toujours comme cela qu’on se quitte

après une veillée. « Tu essayes, et surtout du nous dis » ai-je souvent entendu dire Danielle aux éleveuses qui vers minuit s’en retournaient chez elles.

Partie 3

Réflexions autour de ce qui fait