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Le cas de Pampille nous intéresse, parce qu’il constitue une illustration assez complète du diagnostic homéopathique tel qu’il est susceptible de s’opérer selon un processus fait d’inflexions successives. Il donne aussi une bonne idée de comment peut fonctionner la dynamique du Diois, lorsqu’une éleveuse comme Audrey se retrouve « face à un cas ». Grâce aux comptes rendus détaillés des protagonistes, nous avons pu restituer le déroulé de ce cas. Mais l’objectif de ce mémoire étant de rendre compte avec le plus de précisions et de clarté possible de l’agir à plusieurs des éleveurs du Diois, nous allons rajouter une couche d’analyse à ce compte rendu que les acteurs font d’eux-mêmes. L’objectif de cette opération étant de faire un fromage, non pas de chèvre, mais du caractère collectif de cette expérience, en faisant subir quelques transformations au matériau que nous venons de restituer.

Plus précisément, je l’ai annoncé en introduction, je voudrais, sur la base de ce cas, proposer une représentation générique qui, sous la forme d’un réseau, essaye de schématiser la situation dans laquelle se trouve un éleveur lorsqu’il se trouve aux prises avec la nécessité de soigner une de ses bêtes avec un remède homéopathique ; remède qu’il doit chercher et choisir. L’objectif de ce schéma est de représenter la diversité des acteurs potentiellement

impliqués dans le processus d’un diagnostic homéopathique. Par souci d’allègement de mon propos, il m’arrivera par la suite de me référer à ce schéma via l’abréviation « RESDHOM », pour : réseau des acteurs mobilisables en situation de diagnostic

homéopathique.

Quelques précisions supplémentaires sur le modèle théorique sollicité

Dans la suite de notre développement, j’aurai régulièrement recours à l’image de ce réseau pour expliquer, justifier et relancer mes raisonnements. À tel point qu’on pourra peut-être croire que j’accorde à ce réseau les vertus que j’avais pourtant refusé d’accorder au « collectif » (1-A). Précisons donc qu’il s’agit là d’un registre d’ordre métaphorique. Et tout comme il n’y a pas de « collectif » qui agisse par lui même, il n’y a pas d’entité « réseau » pour laquelle il soit possible de conclure d’un tel pouvoir. Le réseau, au sens où on le définit dans ce mémoire, est à appréhender comme un circuit, fait d’associations possibles entre des acteurs divers. Un circuit qui est mobilisé par ces derniers afin de soigner un animal malade. Plus radicalement encore, pour reprendre une image de Bruno Latour, on peut le considérer comme l’ensemble « des traces laissées par les associations » qui furent nécessaires à la résolution d’un cas – traces que « l’enquête » a permis de « détecter » (Latour, 2012). Ajoutons par ailleurs et toujours dans une veine latourienne, que ce réseau constitue une représentation générique et schématique, c’est à dire une réduction. Ce qui signifie qu’il est condamné – par essence – à être débordé à chaque nouvelle expérience de diagnostic.

Cette dernière précision est à relier au caractère nécessairement relatif de la représentativité du cas de Pampille, sur la base duquel s’est principalement construit ce schéma. Si le cas que nous venons de décrire a certes été choisi et mis en avant parce qu’il faisait écho à de nombreux autres, il a aussi et surtout été choisi parce qu’il était un des mieux documentés de mon enquête. Ce sont les détails qui importent. Sa représentativité n’est donc pas absolue. En fait, l’objectif avec ce cas n’était pas tant de montrer comment en général, les choses se produisent dans le Diois, que de donner l’illustration d’une possibilité d’entraide entre éleveurs confrontés à l’épreuve de soigner par homéopathie une bête malade. Ainsi, l’intérêt heuristique de ce réseau n’est pas de constituer un modèle pour décrire comment d’autres cas se déroulent, mais de pouvoir servir d’outils pour questionner les différentes façons de faire collectif autour d’un cas.

Autrement dit, ce n’est donc pas le réseau qui fait que les gens agissent ainsi, mais ce sont les gens qui agissent en réseau et nous, les enquêteurs, qui choisissons de représenter ce phénomène de cette façon. D’un point de vue analytique, le réseau est donc utilisé dans ce mémoire comme une métaphore du collectif comme qualité.

* Les formulations sont tirées du chapitre 1 de Enquête sur les modes d’existence, une

Figure 1 - Réseau des acteurs mobilisables en situation de diagnostic homéopathique (RESDHOM)

Ci-dessus, une représentation sous forme de réseau des acteurs susceptibles d’être mobilisés en situation de diagnostic homéopathique. Les deux acteurs centraux sont l’éleveur (à gauche) et l’animal malade (à droite). C’est l’animal malade qui déclenche le processus de diagnostic en signalant son état. Mais l’événement que constitue le déclenchement du processus de diagnostic ne peut exister si l’éleveur ne réalise pas que le malade manifeste des signes. Une interaction faite d’attention sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Une fois l’état du malade réalisé, le soin homéopathique commence par la recherche du remède. Pour établir un diagnostic homéopathique, l’éleveur est susceptible de mobiliser ou non, directement ou indirectement, d’autres acteurs. Il mobilisera par exemple d’autres éleveurs comme les Meurot, ou encore Alain Boutonnet le vétérinaire. Dans le cas d’Audrey, on a pu voir qu’elle a hésité à appeler Alain, ce qui signifie qu’il lui arrive de le faire (ce que j’ai pu vérifier en la questionnant sur le sujet). Mais après avoir commencé à chercher un remède de son côté, elle s’en est très vite remise aux Meurot afin qu’ils l’épaulent sur ce cas de Pampille qui ne pouvait pas attendre. Ces derniers l’ont aidé dans un premier temps par téléphone : ils ont donc d’abord diagnostiqué le remède au travers de la médiation d’Audrey. Puis, au bout de quelques jours, ils se sont déplacés eux-mêmes afin de voir Pampille « de leurs propres yeux ». À chacune de ces étapes c’est donc une nouvelle façon d’articuler ce réseau qui s’est manifestée (voir le schéma en trois étapes ci-contre).

L’intérêt de cette représentation sous forme de réseau ne s’arrête pas là. À ce premier type d’acteurs le schéma RESDHOM en ajoute un autre, en vert sur le schéma, qui lui aussi joue un rôle déterminant dans le processus de diagnostic homéopathique. Qu’il s’agisse d’outils, tels le Répertoire ou la Matière Médicale ou encore de situations d’interactions, telles les formations, les veillées, ou le quotidien de l’élevage, les éléments notés en vert constituent autant de médi’acteurs23

ou d’activités médiatrices qui participent du processus qui aboutit au choix d’un remède.

Médiateurs et médiations

Il s’agit de notions clefs pour la suite des analyses et des questionnements qui seront les nôtres. L’usage que j’en ferai se réfère une fois de plus au travail de conceptualisation qui est celui de sociologues comme Bruno Latour (2006) ou encore Antoine Hennion (2007). Si dès ce stade de notre réflexion je fais apparaître des « objets » - que Bruno Latour qualifierait « d’acteurs » - et souligne leur rôle de « médiateur » dans ce réseau de diagnostic homéopathique, ce n’est pas pour faire de ce dernier le véhicule d’une théorie d’un déterminisme technique. Toutefois, le rôle de ces « entités », ou de ces « collectif d’entités » dans le cas des « situations d’interactions », peut bien se penser dans les termes d’une participation. Cela dans la mesure où le diagnostic homéopathique est impacté par leur action. Les médiateurs se caractérisent par le fait qu’ils « introduisent une différence » dans le cours d’une activité ; une différence qualifiable au travers d’« épreuves » que l’observateur est en mesure de documenter (Latour, 2006). Ainsi nous avons pu voir que le diagnostic de Pampille n’aurait pas été le même si la médiation des veillées n’avait pas permis de tisser un lien entre les Meurot et Audrey, si le réseau téléphonique ne passait pas dans le Diois, si le fait de pouvoir « voir de ses propres yeux » la chèvre Pampille plutôt que d’en entendre la description par téléphone et au travers de la médiation d’Audrey n’avait pas ensuite été possible etc. Nous verrons par la suite qu’un diagnostic ne serait pas le même non plus si l’animal ne répondait pas aux questions qu’on lui pose, ou encore si la Matière Médicale et le Répertoire ne s’en mêlaient pas eux aussi. Tout l’enjeu d’une analyse de ce qui fait collectif dans la pratique de l’homéopathie, c’est à dire d’une analyse de la façon dont sont en relation les acteurs de ce réseau, réside selon notre perspective en une caractérisation de ces médiations. Tâche de longue haleine, à l’égard de laquelle je proposerai bien souvent autant de questions que de réponses.

23 Je m’autorise ce néologisme qui est le fruit d’une contraction entre les termes de « médiateur », et « d’acteur » (sur le même modèle que le concept de consomm’acteur).

Comme annoncé précédemment, cette représentation sous forme de réseau a vocation à générer plusieurs mouvements d’analyses qui constitueront l’armature de la suite de ce rapport d’enquête. Que le grand crique me croque si des résidus d’une certaine volonté d’analyse systématique de ce réseau transparaissent dans les pages suivantes. Nous n’en avons pas les moyens, et l’ambition est toute autre. Nulle analyse chiffrant la fréquence de connexions entre les éleveurs du Diois ne sera apportée, ni non plus de cartographies nous indiquant quels acteurs sont périphériques ou isolés, quels acteurs sont connectés ou autre. Plutôt qu’une sociologie des faits représentatifs, c’est une sociologie des possibles et de leurs qualités qui est ici envisagée, à l’appui de cas et des récits qui en sont fait. Autant qu’à une posture théorique, la démarche renvoie aussi à des contraintes, ou plutôt à des choix méthodologiques. Le type d’informations recueillies par mon protocole d’enquête, à savoir des données qualitatives produites par la méthode de l’entretien compréhensif (Kaufmann, 2003), et non des données systématiques obtenues par l’administration de questionnaires, invite de facto à une analyse de type qualitatif.

L’analyse en question s’inscrit dans la perspective d’une sociologie de la traduction (Akrich et al., 2006). C’est à dire, une sociologie qui s’attache à documenter ce qui circule dans ce réseau et qui cherche à qualifier les relations entre les acteurs qui le composent du point de vue de leur action sur la qualité de cette « marchandise » qui circule. Qu’est-ce qui se joue dans le fait de faire appel à d’autres éleveurs comme les Meurot, ou encore au vétérinaire Alain Boutonnet ? De quelle manière ces entraides contribuent-elles à la réussite des éleveurs dans l’épreuve de guérir leurs animaux ? Nos analyses se spécifieront par ailleurs dans l’attention portée aux rôles des médiateurs et des médiations du point de vue de la spécificité des relations nouées entre éleveurs, vétérinaire et animaux au sein de la dynamique du Diois.

Ainsi ces perspectives de réflexions se traduiront tout d’abord en 2-B par une analyse des entraides et des relations qui se tissent entre éleveurs, vétérinaire et animaux soignés au travers de cette expérience de l’homéopathie en collectif. Puis, en 2-C, par une réflexion menée sur la relation éleveur-animal telle qu’elle se caractérise au travers du processus de diagnostic homéopathique. Ce processus diagnostic homéopathique sera abordé comme un processus d’enquête se fondant sur une démarche de compréhension du malade équipée d’outils spécifiques.

B. Entraides et relations entre éleveurs, animaux

et vétérinaires

Le cas de Pampille constituait une bonne entrée en matière pour saisir ce qui se joue dans le Diois du point de vue d’une pratique collective de l’homéopathie. Par ce qu’il donnait à voir (le soin d’un animal, une entraide entre éleveurs) ou ce qu’il laissait envisager (un appui potentiel d’Alain), il nous invitait à approfondir nos analyses de cet agir à plusieurs tel qu’il s’observe « face à un cas ».

En commençant par nous arrêter sur le cas de Mélusine, une chèvre de Delphine, nous tenterons de qualifier l’accompagnement d’Alain. À l’appui du cas de Ressuscitée, une agnelle de Chantal, ainsi que d’autres témoignages d’éleveurs, nous rendrons compte par ailleurs des échanges qui existent entre éleveurs et de leur intérêt. Puis, nous nous intéresserons aux significations politiques de cette expérience de l’homéopathie en élevage, du point de vue des éleveurs qui y prennent part, d’Alain ou encore de Christel. Enfin, parce que cette nouvelle distribution des rôles entre éleveurs et vétérinaire ne va pas sans avoir des conséquences directes sur la relation éleveur-animal, nous explorerons, dans un troisième temps, l’hypothèse d’un partenariat de soin entre animaux et éleveurs.