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Troisième constat : La difficulté à discriminer et à référer à un adulte non interchangeable

Chapitre 4. Discussion

4.3 Troisième constat : La difficulté à discriminer et à référer à un adulte non interchangeable

Ces difficultés à discriminer et à référer à un adulte non interchangeable pourraient être liées en partie au fait que la majorité des enfants décrivent avoir vécu de nombreux déplacements suite au retrait de leur milieu familial, mais aussi, de nombreuses pertes et ruptures sur le plan

relationnel, et ce tant avec les enfants avec qui ils partagent le quotidien qu’avec les adultes jouant le rôle de figures de soin substituts. De plus, au moins la moitié des enfants présentent selon ce qui est rapporté par l’éducateur, des difficultés d’attachement.

4.3.1 Le défi de l’ancrage affectif en lien avec les représentations d’attachement

L’attachement serait selon Bowlby (1969) un besoin fondamental de l’être humain. Pour assurer sa survie, l’enfant humain recherche spontanément la proximité d’abord physique puis émotionnelle de l’adulte pour vivre du réconfort lorsqu’il perçoit une menace (réelle ou pas) dans l’environnement ou qu’il ressent un inconfort. Les enfants placés en CR ont vécu différentes formes de maltraitance et ont été exposés à diverses expériences potentiellement traumatiques en plus du choc de la séparation du milieu familial qui en résulte (Briggs et al., 2012 ; Collin-Vézina et al., 2011). Ces expériences négatives précoces entraînent différents impacts reconnus dont celui pour l’enfant de développer des représentations d’attachement non sécurisantes et même désorganisées (Cook et al., 2017). Les enfants en CR présentent souvent des difficultés d’attachement (Briggs et al., 2012 ; Moss et al., 2006) qui amènent une vision de l’adulte comme étant indigne de confiance, punitif et rejetant. Ceci ne favorise pas que l’enfant s’appuie sur celui-ci de façon positive pour trouver du réconfort quand il perçoit une menace ou ressent un important inconfort (Moore et al., 1997). Ceci vient appuyer les résultats de la recherche qui démontrent comment plusieurs enfants ne réfèrent plus du tout à l’adulte ou au contraire réfèrent à n’importe lequel pour réguler leur détresse devant trouver des stratégies plus coûteuses pour faire face à celle-ci que de s’appuyer sur une connexion émotionnelle rassurante.

Les expériences relationnelles difficiles antérieures vécues par l’enfant peuvent créer un défi de s’ouvrir à l’investissement d’adultes autres que leurs parents (Levy & Orlans, 2006). En effet, certains jeunes vivent comme très confrontant de se sentir investis par des « étrangers » et plutôt que par leurs géniteurs. Selon Dansey et al. (2018), le concept de conflit de loyauté est très utile pour donner un sens à ce type de lien très fort entre l’enfant et son parent dans des contextes qui n’offrent pourtant pas la sécurité nécessaire à son bon développement. Dix des 12 enfants qui sont placés dans le même lieu depuis au moins un an et demi se représentent comme ayant des éducateurs dans leur cœur. On peut penser que la durée de placement puisse jouer sur cette capacité à créer des liens plus significatifs. Tous les enfants du groupe « les enracinés » présentent ce profil, mais, en plus, ils sont accompagnés par le même éducateur de suivi depuis longtemps. Ces cinq

enfants se représentent tous comme étant dans le cœur d’un éducateur. Ainsi, ces enfants semblent pouvoir développer des liens réciproques avec d’autres adultes que leurs parents, et ce même s’ils ont tous encore des liens (de différentes natures) avec ces derniers. Il serait intéressant de mieux comprendre, selon la perspective des enfants, les processus qui font que certains arrivent à surmonter les enjeux de loyauté et à créer de nouveaux liens significatifs (Dansey et al., 2018).

4.3.2 Le défi de l’ancrage affectif et l’organisation des services

Les difficultés développées par l’enfant antérieurement à son placement pourraient aussi se conjuguer avec certaines caractéristiques de l’organisation des services (roulement du personnel, déplacement dans différents services, placement tardif en CR après différentes offres de services dans le milieu) et expliquer en partie la « prudence » des enfants à investir de nouvelles figures de soins discriminées et vers qui il est possible d’orienter des besoins d’attachement. Et ce d’autant plus que les enfants décrivent le contexte de placement en CR comme indubitablement transitoire et associé par le fait même à la possibilité de vivre de nouvelles ruptures.

4.3.3 Le défi de l’ancrage affectif et la compréhension de l’enfant du rôle de l’éducateur

D’autres pistes apparaissent dans le discours des enfants qui permettent de faire certaines hypothèses quant à leur difficulté à identifier un éducateur comme étant une figure de soin non interchangeable et à y référer. Une de celles-ci réside dans la compréhension qu’ils ont du rôle de l’éducateur. Les différents éléments rapportés dans le discours des enfants pour décrire le rôle et les tâches des éducateurs ont été analysés à partir du modèle de soutien social. En effet, le soutien social offert par la figure de soin, tel que perçu par l’enfant est un élément central dans le sentiment d’être aimé de celui-ci (Lausten & Frederiksen, 2016). Cobb (1976) mentionne que le soutien social représente d’abord et avant tout la communication d’affection et l’établissement d’une connexion entre deux personnes. Cette réponse de l’autre permet à l’individu de se sentir aimé, estimé, et membre d'un réseau.

Barrera (1986) a développé une typologie qui comporte cinq catégories d’aide qui peuvent être offertes à une personne soit le soutien émotionnel (écoute, affection, réconfort) ; le soutien instrumental (aide concrète ou matérielle, aide à l’accomplissement d’une tâche) ; le soutien informationnel (fournir une information, un conseil, des directives pour apprendre une tâche ou développer une habileté) ; le soutien normatif (indications relatives aux normes et aux valeurs) ; et

l’accompagnement social (partage d’activités sociales ou récréatives). C’est ce système qui a été utilisé pour classer les éléments de réponses apportés par les enfants.

Bien que toutes les formes de soutien soient importantes et pourraient aussi bien être décrites comme des fonctions parentales, ils semblent que les enfants ne perçoivent pas spontanément le soutien émotionnel comme étant au cœur de la tâche des éducateurs. Cependant, tant dans des recherches antérieures (Cahill et al., 2016 ; McNeely & Barber, 2010) que dans la présente étude, les enfants mentionnent que la présence attentive de l’adulte, les gestes et les mots affectueux sont des manifestations de l’adulte qui permet de se sentir aimé. La résilience a été associée fortement à la possibilité d’établir une connexion affective stable à un adulte disponible et sensible (Bowlby, 1953 ; Cahill et al., 2016 ; Masten, 2001). Cependant, comme le soulignent McNeely et Barber (2010), il ne suffit pas que cet adulte soit présent dans l’environnement, mais bien que l’enfant s’y sente relié.

4.3.4 Le défi de l’ancrage affectif et la compréhension de l’éducateur de son rôle

Si une partie de la possibilité de développer un ancrage affectif repose sur la capacité de l’enfant à se rendre disponible à investir une nouvelle figure de soins malgré les blessures relationnelles vécues antérieurement (Cahill et al., 2016), il demeure que l’éducateur doit croire fondamentalement que son rôle est de favoriser une connexion relationnelle avec l’enfant. Moore et al. (1997) ont constaté que plusieurs services accueillant des jeunes placés ont été construits sur la prémisse qu’il faille diminuer les comportements indésirables et augmenter les comportements prosociaux afin que l’enfant puisse répondre de façon adéquate à ses besoins et devenir autonome.

Ce sont les approches comportementales et d’apprentissage social qui ont ainsi dominé dans les CR durant plusieurs années. Or elles se sont parfois avérées peu efficaces auprès de certains jeunes pour leur offrir, à la sortie du placement une vie autonome satisfaisante et épanouie (Cahill et al., 2026). Les approches qui s’appuient sur une relation réparatrice avec un adulte, telle que celle du Maple (Moore et al., 1997) et celle du modèle Attachement Régulation et Compétences (ARC ; Blaustein & Kinniburgh, 2010) favorisent davantage la résilience du jeune. Bowlby (1953) a affirmé l'importance de relations sûres et sensibles tout au long de l'enfance pour qu'une personne devienne un « adulte heureux et équilibré ». Pour que ces approches aient des résultats positifs (créer un lien significatif et modifier les représentations d’attachement antérieures du jeune), certaines qualités personnelles de l’adulte favorisant l’établissement d’une relation suffisamment

bonne sont essentielles (Cahill et al., 2016). Levrouw et al. (2020) suggèrent que les préoccupations des gestionnaires d’établissement autour de l’efficacité et l’efficience pourraient avoir détourné les éducateurs de la dimension relationnelle pour orienter leur centration vers d’autres tâches administratives.

4.3.5 Les qualités de l’adulte pour favoriser une expérience relationnelle réparatrice

Selon Schofield et Beek (2009), pour avoir un effet réparateur en termes d’attachement, la relation avec l’adulte devrait reposer sur cinq dimensions s’appuyant sur des qualités de la figure de soins : 1) la disponibilité, permettant à l’enfant de développer un sentiment de confiance ; 2) la sensibilité aux besoins de l’enfant permettant de l’aider à réguler ses émotions et ses comportements ; 3) l’acceptation, permettant à l’enfant de se sentir apprécié et de développer une estime de soi positive ; 4) la coopération, afin que l’enfant ressente un sentiment d’auto-efficacité et un pouvoir d’agir ; et 5) l’appartenance, permettant à l’enfant de développer un ressenti d’ancrage. Bien entendu, ces dimensions sont plus facilement mises en place par un adulte ayant lui-même développé des représentations d’attachement sécurisantes. Cependant aucune sélection de personnel ne prend réellement en compte ces facteurs. De plus, compte tenu des expériences antérieures difficiles de l’enfant et de ses représentations d’attachement non sécurisantes, l’éducateur doit pouvoir s’appuyer sur de la formation continue, mais aussi de la supervision clinique de qualité (Cahill et al., 2016).

À partir des résultats obtenus, il est pertinent de se demander s’il ne serait pas plus favorable de permettre à l’enfant de choisir la personne avec qui il ressent des affinités ou une attirance spontanée. La consultation auprès du jeune lui-même devrait être au centre des pratiques (Cahill et al., 2016). Les résultats de l’étude montrent en effet que plusieurs enfants voient un adulte autre que celui avec qui ils ont été jumelés comme étant plus significatif. De plus, les enfants mentionnent qu’ils peuvent demeurer liés à un adulte qu’ils ont côtoyé dans un placement antérieur et qu’ils vivent de la peine et un sentiment de rupture en lien avec ces séparations.

La capacité de l’éducateur à prendre en charge un groupe de jeunes ayant de multiples et importants besoins représente autre défi pour les adultes afin que l’enfant développe un sentiment de confiance et de sécurité envers lui. L’éducateur doit posséder une importante sécurité personnelle qui ne s’acquiert parfois qu’avec l’expérience pour faire de la vie de groupe une expérience positive. Il est en effet de la responsabilité de l’équipe d’éducateurs d’offrir un

environnement sécurisant et nourrissant en offrant bien sûr une surveillance adéquate, mais aussi en faisant la promotion de relations positives entre les adultes et les enfants ainsi que pour les enfants entre eux (Smith, 2009). L’analyse du discours des enfants montre que certains n’ont pas réussi à faire l’expérience d’un tel environnement dans le lieu du CR alors que d’autres y arrivent ; on retrouve alors dans leurs discours des verbalisations du type « comme des parents ».

4.3.6 « Faire famille » pour favoriser l’ancrage affectif

À défaut de vivre dans sa famille, Kendrick (2013) s'interroge sur la capacité des CR à offrir à l’enfant un environnement qui aurait les qualités affectives d’un environnement familial (family like). Finch (2007) mentionne qu’en plus de poser des gestes qui sont par définition proches d’une réalité familiale, comme manger ensemble, il faut aussi soutenir chez l’enfant l’élaboration des représentations naissantes à travers le narratif et les objets physiques tels que des photos et des souvenirs comme dans une famille et où l’on a des relations de proximité qui ressemblent à celles présentes dans une famille. Il semble cependant, selon Kendrick (2013), que les professionnels qui travaillent en CR vivent une certaine tension dans leur rôle en lien avec le fait d’être un substitut parental et de poser les gestes associés à cette fonction (câlins, mots doux, dire je t’aime...). Ceci a bien été entendu dans le discours des enfants qui rapportent que les adultes préfèrent que l’on dise

« je t’apprécie » plutôt que « je t’aime ». Kendrick (2013) souligne que l’on ne peut réellement remplacer le parent même si on pose tous les gestes, mais que néanmoins l’enfant a besoin de développer un attachement à l’adulte et que cela nécessite que celui-ci fournisse affection et chaleur d’une façon qui dépasse habituellement les attentes habituelles des institutions.