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Les travaux fondateurs de Lewin : ancrage théorique de la notion de Perspective Temporelle.

Chapitre 2 : Pour une approche psychosociale de la Perspective Temporelle : éléments

2.1. Les travaux fondateurs de Lewin : ancrage théorique de la notion de Perspective Temporelle.

Souvent considérés comme princeps40, les travaux de Lewin ont, les premiers, permis de dépasser les clivages épistémologiques opposants temps objectif et temps subjectif, temps physique et temps psychologique, temps quantitatif et temps qualitatif. C’est donc Lewin qui, pour la première fois, pose les jalons d’une approche réellement psychosociale des temporalités en intégrant la Perspective Temporelle à sa théorie générale. Afin de mieux comprendre l’apport essentiel qu’elle a constitué dans l’étude du temps psychologique, nous développerons donc, dans un premier temps, la théorie du champ ainsi que les notions connexes d’interdépendance entre la personne et son environnement, de situation totale et de contemporanéité. Nous présenterons ensuite la définition lewinienne de la PT que nous discuterons au regard de son ancrage à la théorie du champ.

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Bien que les travaux de Lewin sont considérés comme fondateurs, l’origine de la notion de « Perspective Temporelle » apparait pour la première fois dans un article de L.K. Franck datant de 1939, intitulé « Time Perspectives » et paru dans le Journal Of Social Philosophy.

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2.1.1. La théorie du champ et ses principes fondamentaux.

La théorie du champ constitue la base des travaux réalisés par Lewin. D’inspiration gestaltiste, cette théorie repose avant tout sur le postulat général selon lequel les phénomènes psychologiques, dans leur étude ou leur conception, ne peuvent être appréhendés comme étant isolés les uns des autres ainsi que de l’environnement au sein duquel ils apparaissent, mais que l’étude des comportements doit s’accompagner de la nécessaire considération de l’ensemble de ces faits, qui existent à un moment donné pour un individu ou un groupe. La position épistémologique Lewinienne part donc de l’idée selon laquelle le comportement social serait déterminé par un champ de forces psychologiques et sociales : comportement et contexte se situeraient à l’intérieur d’un système d’interdépendance qui engloberait tous les facteurs qui déterminent le comportement et qui est défini par Lewin comme « un champ psychologique,

fondement des interactions entre la personne et le milieu » (1951). Ainsi, Lewin applique son

modèle à l’analyse du fonctionnement d’un groupe. Il considère le groupe comme un « tout dynamique » au sein duquel s’expriment des forces reliant les personnes entre elles ; le fonctionnement dynamique propre au groupe ne peut donc être limité aux réactions individuelles des membres qui le composent. Dans ce cadre, le comportement apparait donc comme une fonction de la personne et de son environnement selon une double dynamique : l’environnement sera déterminé par l’état (développemental, affectif, cognitif…) de la personne, qui sera lui-même déterminé par son environnement. L’environnement dont il est ici question inclut, bien au-delà d’une dimension géographique, spatiale et objective, une dimension psychologique : l’individu organise sa conduite relativement à l’ensemble des faits qui, à un moment donné, ont une réalité ou font sens pour lui. Ce champ psychologique constitue « l’espace de vie » (« life-space ») de l’individu. A l’intérieur de cet espace, la conduite humaine se définit par rapport à des valences, c’est-à-dire par rapport à des régions pouvant être considérées comme attractives ou répulsives pour la personne et la satisfaction de ses besoins. L’espace de vie entretient des relations avec un certain nombre de variables non-psychologiques, qui deviendront partie prenante de la situation totale dès lors que l’individu en aura fait l’expérience. Par conséquent, l’expérience va en permanence modifier l’ensemble du champ psychologique qui sera donc défini par les relations dynamiques qui s’instaurent entre la personne, le milieu et l’environnement (Lewin, 1943). Ce

life-space est donc un espace qualitatif et topologique, orienté et défini par des valeurs et des

significations et n’est donc pas conçu comme étant homogène, isotrope ou uniforme. Personne et environnement sont donc considérés comme « une constellation unique de facteurs

34 indépendants » (Lewin, 1946). L’espace de vie englobe différentes entités, dont la personne, l’extérieur, le milieu psychologique et le comportement. Les forces qui déterminent le comportement sont les forces présentes au moment où le comportement est émis. Autrement dit, les faits anciens, l’histoire vécue, le passé, n’interviennent ici que par rapport à ce qu’ils impliquent dans la situation présente : c’est le principe de contemporanéité. L’organisation de ce champ de force aboutit à un équilibre qualifié de « quasi-stationnaire » résultant des forces mouvantes et opposées qui apparaissent dans le groupe. Quand cet équilibre est rompu, il y a une tension que l’individu comme le groupe cherchera à résoudre. Ces tensions créent une résistance au changement. Pour faire disparaitre cette dernière, il faut alors soit augmenter les forces visant le changement, soit diminuer les forces opposées, solution la plus efficace selon Lewin. Le principe de contemporanéité a ici son importance : pour Lewin, les phénomènes psychologiques ne dépendent pas essentiellement de leurs caractéristiques propres mais plutôt de leur interdépendance. Leur description ne consiste donc pas à caractériser leur essence mais bien à déterminer les relations dynamiques qu’ils entretiennent avec d’autres phénomènes psychologiques. Dans une perspective lewinienne, il convient donc de déterminer la « situation

totale » dans laquelle se trouve un individu ou un groupe à un moment donné, au travers de la

mise en évidence des caractéristiques du champ psychologique. Cette mise en évidence s’effectue sur la base d’une démarche qui isole et articule, de manière conceptuelle, les variables prises en compte : ces dernières sont donc envisagées comme des « éléments de construction » des phénomènes psychologiques, qui se définissent au travers de leur relation d’interdépendance (Fieulaine, 2006). Ici, ces construits n’ont donc pas de propriétés essentielles mais sont nécessairement définis au travers des rapports dynamiques qu’ils entretiennent avec la situation.

2.1.2. La Perspective Temporelle selon Lewin.

C’est dans un article datant de mai 1939 que Lewin aborde pour la première fois la dimension temporelle, en la rattachant à son concept d’espace de vie. Au sein de sa théorie générale, cette dimension constitue, pour Lewin, un élément essentiel de structuration du champ psychologique qui véhicule et structure, dans sa fonction symbolique, une représentation de notre univers. Le principe de contemporanéité évoqué plus haut repose sur le fait que l’influence des événements ou expériences passés ne s’établit qu’en rapport à ces événements, tels qu’ils existent dans le champ psychologique contemporain des individus et des groupes. C’est donc dans leur actualisation au sein d’un champ psychologique donné que ces événements et expériences passés

35 peuvent jouer un rôle sur le comportement. De même, le futur, pour Lewin, n’apparait pas non plus dans le champ psychologique comme étant un élément séparé existant en soi, mais comme une composante du champ psychologique contemporain. Lewin envisage la PT comme étant

« l’extension temporelle à côté de l’extension spatiale, du monde comportemental » et la définit

comme « la totalité des points de vues d’un individu à un moment donné sur son futur

psychologique et sur son passé psychologique » (1951). Au travers du marquage temporel qu’elle

exerce à l’intérieur du champ, la PT contribue à donner son sens au champ et participe par la même à déterminer les comportements en rapport à leurs propriétés dynamiques, leur « signification ». Autrement dit, la PT détermine la signification psychologique que va prendre une situation ou un événement pour un individu ou un groupe (1942). La PT joue donc un rôle important dans la théorie lewinienne puisqu’elle détermine à la fois, et en même temps, l’organisation du champ, en permettant que soit faite une différenciation des zones psychologiques et des frontières qui scindent ces zones, ainsi que les tensions qui traversent ce champ, en déterminant la valence des objets présents dans ce dernier. D’autre part, et conformément à sa théorie dynamique, Lewin ne considère pas la PT comme une dimension indépendante mais souligne, au contraire, les rapports que celle-ci entretient avec d’autres composantes du champ psychologique. De même, les trois dimensions temporelles (passé, présent et futur) sont ici appréhendées dans une dynamique d’interdépendance. Enfin, et dans le cadre de ce qui constitue une « psychologie écologique » (1943), Lewin considère comme essentiel le rôle de la PT dans le maintien ou le déclin d’un bon état d’esprit face aux difficultés rencontrées dans la vie quotidienne : dans une étude menée par l’un de ses étudiants41, qui cherchait à repérer et à comprendre les attitudes et comportements de prisonniers, il est ainsi montré comment le niveau de souffrance déclaré par ces derniers dépend moins de caractéristiques objectives et inhérentes à leur situation (telles que la promiscuité ou l’isolement) que de facteurs d’ordre temporel, comme par exemple la rumination d’une sentence jugée injuste ou encore l’espoir de bénéficier dans le futur d’une remise de peine. La PT est donc dépendante des situations auxquelles sont confrontés les individus, d’une part. D’autre part, le sens psychologique donné à ces situations s’établit en fonction de la PT dans laquelle les individus et les groupes s’inscrivent. Milieux physique et social sont donc caractérisés par cette interdépendance qui lie la PT et l’environnement.

41 Cf. les travaux de M.L. Farber (1944).

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