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Chapitre 1 : L’intermittence du spectacle, un régime inédit de sécurisation des trajectoires

1.3. Précarité et rapport aux temporalités : vers la prise en compte des dimensions subjectives du

1.3.2. Le rôle du temps dans la précarisation

Les expériences de précarité ne sont pas réductibles à des insertions sociales que l’on pourrait définir de manière objective et extérieure à l’individu, mais engagent également des expériences subjectives. Nous avons tenté, à partir de ce constat, d’enrichir l’analyse que nous pouvions faire de ces situations de précarité, en abordant les deux grandes dimensions qui les sous-tendent, l’instabilité et l’incertitude : effectivement, les situations précaires sont d’abord définies par l’emploi précaire, qui est lui-même un emploi salarié dont la durée n’est pas garantie. Dans le cadre de l’intermittence du spectacle, celle-ci est toujours incertaine.

Cependant, intégrer des facteurs subjectifs pour analyser les expériences de précarité nécessite que l’on prenne en compte le vécu de ces situations pour les individus qui les vivent. Effectivement, si l’instabilité et l’incertitude sont vécues c’est qu’elles ne se réduisent pas à la simple opposition entre un CDI/temps plein et un contrat atypique. L’enjeu pour les individus réside davantage dans la sécurisation des trajectoires professionnelles ainsi que dans leur continuité, et dans la recherche de garanties contre les risques de « décrochage de l’emploi » et, à terme, de marginalisation (Eckert & Mora, 2008). Dans ce cadre-là, si l’incertitude et l’instabilité participent au vécu des situations de précarité, c’est bien qu’elles renvoient pour l’individu à la possibilité qu’un événement négatif, c’est-à-dire néfaste dans ses conséquences

27 pour le sujet, s’actualise effectivement dans le futur, proche ou lointain. Nous postulons donc ici que les individus appréhendent leurs situations précaires en les référant à des logiques

temporelles qui leur confèrent une signification particulière. Ce postulat rejoint celui de nombreux

auteurs qui ont ainsi mis en avant le rôle essentiel du rapport au temps dans l’analyse du vécu des situations de précarité (Singh- Manoux & Marmot, 2005). Le rapport au temps, ce n’est donc pas le temps social et « objectif », tel qu’il est formalisé par les calendriers, mais bien le temps « psychologique », tel qu’il est vécu et pensé par les sujets : ce temps psychologique est une dimension centrale du rapport que les personnes entretiennent à leur situation sociale (Allport, 1948).

Nous finirons donc ce premier chapitre en tentant d’approfondir ce que peut être le rôle du temps dans le vécu des situations de précarité, car si une situation actuelle succède à d’autres situations passées et précède des situations à venir, cela signifie que toute situation, au niveau psychologique, possède une profondeur temporelle qui participe à lui donner sa signification. Nous développerons en premier lieu le rôle que peut avoir le futur dans le vécu des situations de précarité, avant de nous intéresser à la perspective passée, qui, bien qu’elle ait une action différente, entre tout autant en jeu dans le vécu de ces mêmes situations. Le rapport au futur

Si l’instabilité et l’incertitude sont au cœur de la dynamique de précarité, c’est bien parce que celles-ci s’établissent en relation avec une anticipation du futur, au sein de laquelle ce dernier peut être considéré comme une menace, une perspective pour le moins porteuse d’insécurité. Ainsi, les auteurs qui ont tenté de définir la précarité y ont tous intégré une dimension temporelle : en 1961 déjà, Moscovici écrira que « l’absence d’horizon temporel crée

un sentiment de discontinuité générateur d’insécurité qui ne laisse pas à l’individu la possibilité de regarder au-delà de l’instant présent ». Pour Wresinski encore, la précarité « compromet gravement les chances (…) de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible ». D’autres auteurs (Sordes-Ader & Tap, 2002) soulignent que la précarité

s’accompagne d’ « une absence de perspective (…) et l’impossibilité de donner sens à

l’avenir ». Bourdieu souligne également le fait que les personnes vulnérabilisées et/ou précarisées

vivent dans un temps annulé, car pour qu’il y ait une impression de déroulement, de progression, pour que l’on perçoive une démarcation entre le passé et l’avenir, l’individu doit remplir une fonction, doit être investi d’une mission, exigeant de lui des impératifs, des investissements dans

28 le futur.

Aussi, l’insertion sociale précaire entrave largement les possibilités d’anticipation, de projection de l’individu et au-delà le sentiment de contrôle qu’il peut avoir sur son avenir (Paugam, 2000 ; Palmade, 2003). L’impossibilité de se projeter dans l’avenir et de contrôler sa destinée revient à « compter au jour le jour » et, par conséquent, à restreindre l’horizon temporel de ses engagements (Leclerc-Olive & Engrand, 2000). Dès lors, l’impossibilité d’envisager l’avenir comme durable et continu va modifier le rapport que la personne entretient à son travail, à son conjoint, à sa famille, et plus largement aux institutions et à la société (Castel, 1995; Leclerc- Olive & Engrand, 2000 ; Paugam, 2000) et engendrer souffrance et frustration chez ceux qui y sont confrontés (Paugam, 2000). L’absence d’avenir, ou plutôt l’impossibilité de se « voir » dans le futur est donc génératrice de vulnérabilité et conduit, à terme, au repli sur soi, à l’isolement et possiblement à l’établissement de pathologies (Fieulaine, 2006). Alliant l’anxiété au stress, à la dévalorisation de soi, à la dégradation de la confiance en ses capacités et au développement d’un sentiment d’inutilité, ces expériences de précarisation nécessitent la mise en place de modes d’ajustement spécifiques (Palmade, 2003). La précarisation participe donc à transformer le rapport au monde environnant, tant au niveau des significations qu’au niveau de l’action (Barus- Michel, 1990). Encore une fois, nous préciserons ici que si l’incertitude et l’instabilité sont ressenties différemment chez des personnes qui, pourtant, partagent des insertions sociales similaires, c’est bien que celles-ci attribuent à leur vécu des significations différentes, que donc, le rapport subjectif que les sujets entretiennent à leurs conditions d’existence introduit la possibilité ou l’impossibilité, la facilité ou la difficulté de rétablir des sentiments de stabilité et de confiance en l’avenir, aussi minimes soient-ils, et que c’est pour cette raison que chaque individu va développer des « faire-avec » bien particuliers au regard de leur propre situation. Le rapport au passé

Si le futur joue un rôle important dans le vécu des situations de précarité, le rôle du passé doit également être abordé, puisque les insertions sociales précaires s’établissent aussi en rapport à l’instabilité des trajectoires et à « la fragilisation qu’impliquent les ruptures, tournants ou discontinuités qui affectent les biographies individuelles » (Cingolani, 2005). Les processus de précarisation entrainent la déstructuration des temporalités biographiques (Dubar, 2000) : la multiplication et l’instabilité d’expériences hétérogènes entravent le sentiment d’unicité et de continuité des individus, les empêchant de se sentir « un », constituant de fait un facteur de

29 fragilisation. Car l’injonction socio-politique de flexibilité comme les formes de contrats qui en découlent impliquent qu’un statut (professionnel, social, familial) actuel peut ne pas avoir été le même hier et est différent de ce qu’il sera demain. Autrement dit, un salarié peut avoir été travailleur indépendant hier et devenir chômeur demain. Cela signifie aussi que l’examen de l’histoire passée peut révéler de multiples ruptures, tournants, enchaînements de situations de déclassement-reclassement. Le rapport au passé apparait dès lors lui aussi fondamental, la «

fragilité biographique » qui peut accompagner les trajectoires sociales en situation de précarité

constituant un facteur de vulnérabilisation (Delor et Hubert, 2000). L’instabilité et la complexité grandissantes des trajectoires sociales rendent problématique, voire impossible, l’articulation signifiante des expériences professionnelles et personnelles, qui constituent pourtant un appui majeur de la construction de l’identité personnelle (Dubar, 2002) et qui constituent également le « socle à la projection d’un avenir maitrisable » (Castel, 1995). Bruner indique que les processus cumulatifs des échecs, des licenciements, du chômage, constituent autant de paralysie et d’insécurité qui affectent l’individu dans sa prise de conscience du moi, de ses qualités individuelles et de ses aspirations professionnelles ou privées. Ainsi, les motivations deviennent restreintes, voire absentes, l’individu subit les évènements plus qu’il ne les maitrise, ses objectifs sont limités à court terme au détriment d’un effort soutenu à long terme. Plus le passé biographique présentera de ruptures, moins l’individu sera en mesure de donner un sens à ses expériences, ce qui contribuera à fragmenter la vision qu’il a de lui-même. Les situations de précarité concourent donc à mettre en péril « la préservation du sens et de la

continuité de son histoire de vie » (Mégemont, 1998). Lorsqu’elles se prolongent, « la possibilité de construire des récits de vie qui se tiennent s’amenuise » (DeConinck, 2002). Les

évènements de vie (« life event ») jalonnant la biographie d’un individu, qu’ils soient vitaux (naissances, maladies, accidents…), familiaux (naissances, décès, divorces) ou encore professionnels (embauche, chômage, ascension ou déqualification professionnelles) vont donc être impliqués dans les processus de précarisation, en constituant autant de vulnérabilités qui vont agir tantôt comme un ensemble de déterminants, tantôt comme déclencheurs de l’entrée dans la précarisation.

Pour autant, il ne s’agit pas ici de majorer l’ampleur de ces déterminismes, mais de ne pas nier l’existence d’une « chaîne (…) symbolique, où les évènements prennent sens les uns par

rapport aux autres (…) une chaîne qualifiée de magique, plus quantitative, où les évènements s’accumulent, leur impact se multipliant dans la famille, chez l’individu» (Guyotat, 1985), en

30 gardant à l’esprit que le rôle de ces déterminants familiaux et sociaux dans le vécu des situations de précarité, loin d’être simple et mécanique, ne peut être appréhendé qu’au travers des nombreuses relations que ces déterminants entretiennent les uns aux autres dans ces différents milieux de vie.

Synthèse

Si l’emploi dans le milieu artistique apparait « par nature » précaire du fait de la discontinuité de l’activité elle-même, les intermittents et leurs syndicats ont toujours tenté de s’émanciper de cette précarité, comme nous avons pu le voir précédemment. Il reste qu’au fil des réformes, l’emploi intermittent et plus largement les métiers du spectacle, sont devenus un véritable « laboratoire de la flexibilité » (Menger 2002, p. 61), expérimentant des formes d’engagements professionnels en voie de généralisation (auto-emploi, rémunération sur droits d’auteur), caractérisées par une précarisation croissante, une forte incertitude sur les revenus et une individualisation des rapports au travail. Ces évolutions sont légitimées par les nouveaux discours managériaux qui exploitent les valeurs associées au travail artistique (comme l’imagination, la singularité, l’implication personnelle), progressivement transposées dans d’autres types d’activités productives (Boltanski & Chiapello 1999). Ainsi, le « travailleur du futur » ressemblerait aux représentations actuelles de l’artiste au travail : inventif, mobile, motivé, aux revenus incertains, en concurrence avec ses pairs, et à la trajectoire professionnelle précaire (Menger 2002). Or dans le cadre de l’intermittence, l’incertitude des revenus, l’informalité des modes d’embauche et de constitution des collectifs de travail, et la flexibilité du travail s’avèrent fortement discriminantes pour celles et ceux qui ne bénéficient pas de réseaux professionnels construits dans des écoles (de plus en plus payantes) ou dans leur milieu social. La brièveté de certaines carrières s’explique non seulement par les effets de la pratique artistique sur l’usure du corps (danseurs, circassiens), mais aussi par les spécificités de cette organisation du travail. Les barrières à l’entrée dans la carrière sont d’autant plus infranchissables qu’elles sont invisibles (accès au travail par le bouche-à-oreille, non-publicité des offres, absence de régulation anti- discrimination). Alors que les discours sur la créativité valorisent l’expression de soi et véhiculent l’idée que les milieux créatifs seraient des espaces d’expression et d’épanouissement des minorités, les pratiques sociales en vigueur dans ces milieux reproduisent les schémas classiques de sélection sociale.

31 Cependant, nous avons souhaité insister sur le fait que les situations professionnelles d’intermittence recouvrent une pluralité de réalités et que l’incertitude et l’instabilité qui sous- tendent le fonctionnement du régime seront vécues de manière plus ou moins positive en fonction des significations que les personnes accordent à leurs différentes insertions et positions (professionnelle, sociale, personnelle, familiale). Nous avons aussi souligné que le rapport au temps constitue une dimension importante de l’univers des acteurs sociaux (Pronovost, 1996), sous- jacent à la structuration de leurs attitudes et comportements et dépendante des situations et des évènements passés, présents et futurs. Le rapport au temps qui sous-tend l’organisation des buts et des aspirations de l’individu va ainsi contribuer à donner du sens au vécu des situations de précarité, comme il donne du sens à toutes les autres situations auxquelles l’individu se trouve confronté. La « mise en précarité » va entraîner une réelle rupture avec un espace-temps qu’il devient impensable d’habiter : « le sujet, psychiquement, n’occupe plus que le point de l’instant,

cet atome de réel entouré de néant. Cette forme particulière de rapport à la réalité condamne à l’impossibilité de penser. L’atome de temps ne se pense pas puisqu’il ne saurait prendre son sens qu’au regard du passé et du futur » (Declerck, 2004). Dans cette recherche, nous nous

attacherons à identifier et à rendre intelligible la diversité des rapports au temps chez des salariés confrontés à des situations de précarité et aux inégalités dont sont porteuses ces situations. Cette analyse compréhensive passera par l’examen des logiques temporelles des individus, en lien avec leur passé biographique, leur situation présente et leur vision de l’avenir. Afin de pouvoir mener cette analyse, nous introduirons maintenant le concept de « Perspective Temporelle » et nous défendrons l’intérêt heuristique de développer une approche psychosociale de ce concept.

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Chapitre 2 : Pour une approche psychosociale de la Perspective