• Aucun résultat trouvé

La flexibilité de l’emploi intermittent : l’organisation par projet et le recours aux CDD

Chapitre 1 : L’intermittence du spectacle, un régime inédit de sécurisation des trajectoires

1.2. Entre flexibilité et sécurité : la spécificité de la précarité intermittente

1.2.2. La flexibilité de l’emploi intermittent : l’organisation par projet et le recours aux CDD

Dans les secteurs du spectacle, la flexibilité (l’organisation par projet et le recours aux CDD d’usage) n’a pas toujours été la norme d’emploi. Ainsi, les grands studios de cinéma employaient de manière stable l’ensemble des personnels nécessaires à la production d’un film, jusqu’après-guerre et ont été démantelés suite au Paramount Decree37

37

Le Paramount Decree est une loi antitrust datant de 1948, qui limite les possibilités de concentration et d’intégration verticale dans la filière cinéma ; un studio de production ne peut posséder de salles de diffusion (Leriche & Scott 2008).

et à la concurrence de la télévision (Leriche & Scott 2008). Le régime de l’intermittence s’inspire donc directement des pratiques capitalistes en vigueur aux Etats-Unis durant la période fordiste. Hollywood, à cette époque, est alors un recruteur de choix pour un ensemble de secteurs artistiques et techniques caractérisés par d'importantes fluctuations d'activité pendant l'année. Conformément au modèle de la « production flexible », et pour pallier à ces fluctuations d'activités, Hollywood fonctionne par projets, menés par des associations éphémères de petites entreprises travaillant en réseau (Moulier-Boutang, 2003). Basées sur le principe de l'Outsourcing, méthode d'optimisation des ressources (humaines et économiques) par l'embauche temporaire de travailleurs externes à l'entreprise, ces pratiques permettent aux employeurs de ne plus avoir à entretenir en interne des salariés qui ne travaillent que de façon ponctuelle au cours d'une année. Le recours aux CDD d’usage, souvent présenté comme « constitutif » de l’intermittence s’est en fait peu à peu imposé comme la norme dans le secteur des spectacles, car il constituait la forme la plus parfaite d’emploi flexible et incarne depuis « la perfection concurrentielle : embaucher et débaucher en tant que besoin, sans barrière ni à l’entrée, ni à la sortie, sans coût de prospection ni de licenciement » (Menger, 2002).

21 Ainsi, la flexibilité de l’emploi intermittent découle d’abord de l’organisation par projet, mode d’organisation privilégié dans les secteurs du spectacle puisqu’il permet de mobiliser, sur un temps imparti correspondant à la réalisation d’un projet artistique38, une force de travail susceptible d’activer ses compétences dans un travail coopératif chaque fois différent (Sibaud, 2011). La relation intermittente d’emploi qui en découle est donc faite d’engagements contractuels à courts termes et de relations temporaires de travail avec des partenaires (employeurs et/ou collègues) multiples. Les intermittents doivent, dans ce cadre-là, avoir la capacité de s’adapter à l’extrême variabilité de la composition des équipes, à la variabilité des employeurs, des conditions de travail, des rémunérations et des délais de réalisation (Corsani & Lazzareto, 2008). L’organisation par projet explique la croissance déséquilibrée des secteurs du spectacle, au sein de laquelle l’offre de travail a augmenté plus rapidement que la demande, dans la mesure où cette forme d’organisation du travail nécessite la disponibilité d’une main-d’œuvre abondante et variée, afin de tirer le meilleur parti des compétences et des talents. Cette forme d’emploi est par conséquent « hyperflexible ». Dans ce cadre-là, le recours aux contrats à durée déterminée d’usage est désormais considéré comme la norme d’embauche, qui se veut adaptée au modèle de la production multi-projets, dans le secteur des spectacles où il est « d’usage constant »39

38 Les durées d’embauche pouvant varier d’une demi-journée (le temps d’une représentation théâtrale) à plusieurs mois (dans le cadre d’une tournée de chanteur, par exemple).

. Le statut d’intermittent permet donc une embauche en contrat à durée déterminée « d’usage » qui, contrairement au CDD ordinaire, peut-être de très courte durée (parfois quelques heures), se renouveler sans limite tout au long de la carrière sans avoir à respecter de délais de carence entre deux missions et ne donne pas droit au versement d’une prime liée à la rupture du contrat (Rey, 2001). Enfin, l’embauche à la tâche ou au projet rend caduque les contraintes procédurales relatives à la cessation de chaque relation contractuelles, puisque la fin d’un contrat ne s’apparente pas à un licenciement (Menger, 2004). Cette grande variabilité des durées contractuelles de travail justifie le recours à un mode de déclaration forfaitaire des heures, le cachet, source d’insécurité de l’emploi et d’instabilité permanente. La flexibilité requise par ce système d’embauche au projet génère en outre un fort taux de chômage structurel, dans la mesure où, à chaque instant, le nombre d’intermittents disponibles est supérieur au nombre d’emplois alloués et répartis entre les productions en cours. Enfin, si la multiplicité des employeurs peut contribuer, dans certains cas, à renforcer l’autonomie des travailleurs, nombreux sont ceux qui se voient contraints d’accepter des engagements peu intéressants et souvent mal payés, surtout en

39

Rappelons ici qu’il existe, dans le monde des spectacles, des salariés employés à durée indéterminée, mais cette proportion est minime, du fait de l’inversion de la norme d’emploi dans ce secteur.

22 début de carrière. Cette asymétrie employeur-employé inédite se traduit par une souplesse d’embauche totale et par une dépense salariale pouvant varier en fonction des projets réalisés, à l’heure près, ce qui représente autant d’avantages que ce régime offre aux employeurs qui ne sont nullement tenus, contrairement aux employeurs du salariat « classique » de justifier le lien contractuel les unissant à leurs employés, pour peu que la relation salariale liant les deux parties s’inscrivent au sein de « CDD d’usage ». Le renouvellement du contrat, le suivi de la carrière de l’employé, l’évolution de ses compétences et la gestion de sa retraite sont autant de responsabilités qui incombent non pas à l’employeur mais aux organismes sociaux – la Caisse des congés payés, l’assurance-chômage, ainsi que les caisses de retraites- chargés du suivi de la carrière individuelle des professionnels des annexes 8 et 10. Le marché artistique est donc un marché désintégré du travail au sein duquel les employeurs se dégagent de leur responsabilité par rapport aux carrières des artistes et techniciens du spectacle (Menger, 2005).

L’organisation par projet débouche sur l’individualisation et la précarisation croissantes qui se traduisent par un travail intermittent, et un revenu irrégulier et souvent faible. Pour s’adapter, les travailleurs intermittents, sans cesse menacés par le sous-emploi, doivent multiplier les réseaux de relations, développer des compétences toujours plus spécialisées (surtout chez les affiliés à l’annexe 8 qui doivent se former aux technologies) et s’investir personnellement dans la recherche perpétuelle de nouveaux engagements afin de « rentrer dans leurs heures ». A cette précarité s’ajoute une fragilisation des identités professionnelles : hormis dans quelques grosses entreprises culturelles (notamment dans l’audiovisuel), rares sont les collectifs de travail stables. Ce phénomène d’instabilité des collectifs de travail ne favorise pas la formation d’une identité collective. La fragilisation des statuts professionnels est problématique puisque au sein de cette organisation, le risque n’est plus seulement assumé par les entreprises mais aussi par les travailleurs qui deviennent entrepreneurs de leur force de travail. L’externalisation croissante des tâches engendre une individualisation du rapport au travail et à la production, ainsi qu’un plus grand isolement des travailleurs intermittents. L’individualisation du travail renforce la compétition entre travailleurs pour accéder à la commande et pousse à la concurrence par les coûts, en tirant les prix vers le bas, sans tenir compte des règles de rémunération horaire.