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Travail manuel et travail intellectuel

ET LA QUESTION DU DÉPASSEMENT DU CAPITALISME

1.3. Travail manuel et travail intellectuel

1.3.1. Le travail immatériel comme remise en question de la théorie de la valeur

Si le travail est posé par Hardt et Negri comme instance première à l’égard du capital, son autonomie tend pour ces derniers à s’accroître en ce qui concerne le travail immatériel dans la mesure où ce dernier produirait lui-même les conditions de son propre développement. Sur la base des commentaires établis dans la section précédente, la question consiste dès lors à savoir si, de par sa nature et son contenu spécifiques, le travail immatériel parvient effectivement à échapper au devenir étranger des potentialités inhérentes au travail qui accompagne la soumission formelle et réelle du procès de travail au capital. Cette question

44 Michael HARDT et Antonio NEGRI, Multitude, op. cit., p. 168.

45 Sur cette interprétation de la notion d’aliénation chez Marx comme perte de monde, voir Franck FISCHBACH, Sans objet, op. cit., p. 21 et p. 151-54 ; La production des Hommes, op. cit., p. 13 et 95-107.

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nous renvoie à la seconde thèse, intimement liée à la première, qui est défendue par Hardt et Negri en ce qui a trait cette fois à la spécificité du travail en sa forme immatérielle : sa capacité à échapper en partie au procès de valorisation du capital et la remise en question du rapport établi par Marx entre le temps de travail et la valeur.

Constituant la mesure spécifique de la richesse sous le capitalisme, la valeur est définie par Marx comme « temps de travail socialement nécessaire »46. La valeur d’échange des

marchandises est ainsi établie en fonction de la quantité moyenne de temps de travail qu’elles incorporent, cette dépense temporelle d’énergie, indifférente à l’égard du contenu et de la forme concrète que revêt le travail dans sa réalisation effective, étant elle-même définie par Marx comme « travail abstrait »47. Or, selon Hardt et Negri, l’avènement de la production

immatérielle implique la remise en question de cet équivalent établi par Marx entre la valeur et le travail abstrait :

Marx pose la relation entre travail et valeur en terme de quantités correspondantes : une certaine quantité de temps de travail abstrait équivaut à une certaine quantité de valeur. [...] Aujourd’hui, cependant, cette loi ne peut plus être maintenue sous la forme qu’elle revêtait chez Smith, Ricardo et Marx lui-même. Faire de l’unité temporelle du travail l’étalon de la valeur n’a plus aucun sens. Le travail reste bien la source première de la valeur dans la production capitaliste – cela ne change pas – mais nous devons nous demander de quel type de travail et de quelles temporalités il s’agit48.

Pour Hardt et Negri, la remise en question du rapport entre la valeur et le travail abstrait repose sur la spécificité du travail immatériel en ce qui concerne, d’une part, la temporalité au cours de laquelle il se déploie et, d’autre part, la forme immatérielle des produits qui en résultent.

Dans le premier cas, le travail immatériel implique un investissement personnel de la part du travailleur qui tend, d’après ces auteurs, à déborder le cadre normal de la journée de travail. Étant donné son caractère immatériel, les problèmes rencontrés dans le cadre de la

46 Karl MARX, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 44. 47 Ibid., p. 43-44.

48 Michael HARDT et Antonio NEGRI, Multitude, op. cit., p. 179. Cette remise en question de la théorie de la valeur est commune à tous les auteurs retenus qui se rattachent à la revue Multitude : André GORZ, L’immatériel,

op. cit., p. 11-12 et 33-34 ; Yann MOULIER-BOUTANG, Le capitalisme cognitif, op. cit., p. 77-86 ; Carlo

VERCELLONE, « Transformation de la division du travail et general intellect », loc. cit., p. 33 ; Paolo VIRNO,

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réalisation de cette forme de travail peuvent trouver leur solution à l’extérieur de l’intervalle temporel défini comme temps de travail. Par exemple, dans les formes de travail qui se rapportent à la production de connaissances, une idée peut surgir ou se préciser à l’extérieur du lieu et du temps de travail eux-mêmes. Les préoccupations inhérentes au travail immatériel et les tâches qui s’y rapportent auraient de cette façon tendance à « embrasser tout le temps de la vie49 ». D’après Hardt et Negri, le travail immatériel aurait ainsi pour

conséquence d’abolir les frontières entre le « temps de travail et le temps de la vie50 ». La

production qui en résulte ne pourrait ainsi être rapportée à des intervalles temporels fixes et déterminés comme pour le travail matériel décrit par Marx.

Dans le second cas, puisque le travail immatériel s’inscrit et se développe sur la base du commun, la valeur inhérente aux résultats de cette forme d’activité créatrice se rapporterait davantage à l’enrichissement du commun qu’à l’intervalle temporel au cours duquel elle se déploie. En effet, à la différence du travail matériel qui renvoie à la production de valeurs d’usage fournissant à la société les moyens de son existence, le travail immatériel participerait plutôt à la production même de la société : « La production immatérielle – la production d’idées, d’images, de connaissance, de communication, de coopération, de relations affectives – tend en revanche à créer non pas des moyens nécessaires à la vie sociale mais la vie sociale elle-même51 ». Dans cet ordre d’idées, la nature spécifique du travail

immatériel se distinguerait du travail matériel dans la mesure où les produits qui en résultent ne se matérialiseraient plus sous la forme d’objets utiles à la société, mais emprunteraient une forme intangible en s’inscrivant au sein du commun. En opposition aux biens matériels, les résultats du travail immatériel se révéleraient donc à leurs yeux « immédiatement sociaux et communs52 ». Le travail immatériel aurait ainsi tendance, par sa nature même, à déborder les

limites à l’intérieur desquelles le capital s’efforce de le maintenir.

49 Michael HARDT et Antonio NEGRI, Multitude, op. cit., p. 139. 50 Ibid., p. 179.

51 Ibid., p. 179-80. 52 Ibid., p. 141.

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En somme, puisqu’il ne peut être rapporté à des intervalles temporels déterminés et puisque ses résultats empruntent une forme immédiatement commune et sociale, le travail immatériel parviendrait selon Hardt et Negri à échapper en partie au procès de valorisation du capital :

[C]ette production biopolitique est d’une part non mesurable, puisqu’elle ne saurait être quantifiée en unités de temps fixées et, d’autre part, toujours en excès par rapport à la valeur que le capital est capable d’en extraire, puisque ce dernier ne peut jamais capturer la vie dans son ensemble. C’est pour cette raison qu’il nous faut revoir la relation entre travail et valeur dans la production capitaliste telle que la pose Marx53.

Sur la base de cette remise en question de la théorie de la valeur, Hardt et Negri en appellent à un dépassement de la conception de la valeur conçue comme temps de travail socialement nécessaire. À leurs yeux, la valeur devrait désormais être fondée sur le commun, en accord avec la forme spécifique de la production immatérielle54.

À l’intérieur même du procès de production capitaliste, les résultats du travail immatériel participeraient donc à l’enrichissement du commun et à la production de la vie sociale en débordant la part qu’est en mesure d’en accaparer le capital. L’exploitation du travail immatériel reposerait dès lors sur les efforts déployés a posteriori par le capital dans le but d’en accaparer de manière parasitaire les résultats, ce qui prendrait la forme d’une « expropriation du commun »55. C’est dans cette perspective que se comprennent, d’une part,

les efforts visant à renforcer la reconnaissance des droits de propriété intellectuelle, dont l’objectif vise à pallier le caractère immédiatement commun des produits du travail immatériel, et, d’autre part, la mise en place d’un ensemble de dispositifs tels que la gestion par projet ou les formes précarisées de travail à contrat, dont l’objectif vise à contrôler la temporalité à l’intérieur de laquelle se déploie le travail immatériel56. Cela dit, ces nouvelles

stratégies de contrôle mises en place par le capital – adaptées à la nature spécifique du travail immatériel – ne parviendraient pas, d’après ces auteurs, à en approprier l’ensemble des

53 Ibid., p. 180. Les auteurs soulignent. 54 Ibid., p. 181.

55 Ibid., p. 184.

56 Voir le texte de Antonio NEGRI et Carlo VERCELLONE, « Le rapport capital-travail dans le capitalisme cognitif », loc. cit., p. 280-81.

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résultats. Au pourtour des stratégies de contrôle développées par le capital et de la ponction qu’il parvient à opérer par leur intermédiaire, le travail immatériel participerait tout de même à l’enrichissement du commun et à la production de la vie sociale.

1.3.2. Le dépassement de la dichotomie entre travail manuel et intellectuel : le caractère productif du travail

La distinction opérée par Hardt et Negri entre le travail matériel et le travail immatériel trouve un équivalent dans la pensée de Marx, mais qui est étonnamment entièrement omise par ces auteurs, soit la distinction entre le travail manuel et le travail intellectuel. Si l’auteur du Capital s’intéresse principalement à la forme manuelle du travail, après son chapitre portant sur la grande industrie, il aborde tout de même la question du rapport entre le travail manuel et le travail intellectuel qu’il développe un peu plus amplement dans Un chapitre

inédit du « Capital ». À ses yeux, toutefois, la nature spécifique du travail intellectuel en rapport au travail manuel demeure indifférente eu égard à la question de leur participation ou non au procès de valorisation du capital. Marx en vient même à rattacher le travail intellectuel au développement spécifique du capitalisme qui résulte de la soumission réelle du travail au capital.

Chez Marx, la dichotomie entre travail manuel et intellectuel est marginale en comparaison à la distinction plus fondamentale qu’il cherche à opérer entre le caractère productif ou improductif du travail. De plus, en opposition explicite à certains de ses contemporains, les critères permettant de distinguer le travail productif du travail improductif ne se rapportent à ses yeux d’aucune façon à la forme spécifique du travail – manuelle ou intellectuelle –, voire au contenu du travail. Ainsi, dans le Capital, alors qu’il s’intéresse à la forme transhistorique du procès de travail, Marx affirme dans un premier temps que ce dernier est « productif » dans la mesure où les produits qui en résultent constituent des objets utiles, c’est-à-dire qu’ils sont porteurs d’une valeur d’usage et permettent de satisfaire des besoins particuliers. Toutefois, il précise en note de bas de page que cette définition du travail

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productif ne permet pas de rendre compte du travail sous le capitalisme. Cette définition, affirme-t-il, est « absolument insuffisante pour le procès de production capitaliste57 ».

Plus loin, dans le XIVe chapitre du même ouvrage, alors qu’il cherche à préciser la

distinction entre survaleur absolue et survaleur relative, il revient sur cette définition provisoire du travail productif58. Puisque la finalité spécifique du procès de production

capitaliste n’est pas la production de valeur d’usage mais bien la production de survaleur, le caractère productif du travail ne se rapporte plus, dans ce contexte, aux effets utiles qui en découlent mais plutôt à cette finalité générale du procès de production capitaliste59. Comme

le précise Marx dans Un chapitre inédit du « Capital » :

Du simple point de vue du procès de travail en général, est productif le travail qui se réalise en un produit ou, mieux, une marchandise. Du point de vue de la production capitaliste, il faut ajouter : est productif le travail qui valorise directement le capital ou produit de la plus-value [...]60.

La confusion entre le travail productif en sa forme générale, transhistorique, et la forme spécifique qu’il emprunte au sein de la production capitaliste constitue en fait, pour Marx, une méprise de la bourgeoisie qui, en assimilant la seconde à la première, occulte ce qui constitue la spécificité historique du travail sous le mode de production capitaliste et lui confère de cette façon une apparente naturalité61.

Dans Un chapitre inédit du « Capital », alors qu’il s’intéresse aux formes transitoires de travail liées à l’émergence et au développement du mode de production capitaliste, Marx s’attarde plus longuement à la notion de travail productif. Plus particulièrement, il cherche à spécifier la notion de travail productif à l’égard des formes particulières de travail que constituent les services dont la particularité repose sur le fait que leur utilité ne s’objective pas sous la forme de produits matériels, mais se rapporte à la mobilité même de l’activité qui demeure attachée au travailleur, telle que les soins apportés par un médecin ou encore les

57 Karl MARX, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 203, note de bas de page no. 7. 58 Ibid., p. 569.

59 Ibid., p. 570.

60 Karl MARX, Un chapitre inédit du « Capital », op. cit., p. 224. L’auteur souligne. 61 Ibid., p. 225-26.

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conseils formulés par un avocat62. Afin de départager les services productifs des services

improductifs, Marx en vient alors à préciser ce qu’il entend par travail productif et qu’il rapporte aux caractéristiques fondamentales du procès de production capitaliste.

Le caractère productif du travail sous le capitalisme, affirme-t-il, renvoie aux conditions qui lui sont sous-jacentes : c’est-à-dire, d’une part, à l’échange du travail contre salaire et, d’autre part, à la création de survaleur qui résulte de l’usage qui est fait du travail au sein du procès de production capitaliste63. Toutefois, en ce qui a trait à la spécificité du travail défini

comme étant productif, la seconde condition est la plus importante aux yeux de Marx : « [...] tout travailleur productif est salarié, mais il ne s’ensuit pas que tout salarié soit un travailleur productif64 ». Dans le contexte de la production capitaliste, tout comme les

produits tendent à emprunter la forme généralisée que constitue la marchandise, de même, le travail se généralise sous une forme salariée. Le salaire devient ainsi la norme en ce qui a trait à la rétribution du travail, et ce, non seulement en ce qui concerne le travail tel qu’il se trouve intégré au mode de production capitaliste, mais aussi en ce qui concerne les professions qui n’y sont pas intégrées. Ainsi en va-t-il du secteur des services – dont les professions libérales et les métiers liés à la fonction publique – qui, avec le développement du capitalisme, tendent à partager avec le travail productif sa forme salariée65. Par conséquent, le salariat constitue

une condition nécessaire mais non suffisante, selon Marx, pour distinguer le travail productif du travail improductif.

Cette distinction repose plutôt sur la seconde condition. Elle renvoie à la consommation particulière qui est faite du travail : soit comme « consommation individuelle », ce qui renvoie à la satisfaction des besoins particuliers d’un individu, soit comme « consommation productive », ce qui renvoie à la consommation de la force de travail au sein du procès de production réalisée dans le but d’en extraire une survaleur66. D’après Marx, si la prestation de

62 Ibid., p. 234 et 237. 63 Ibid., p. 227. 64 Ibid., p. 228. 65 Ibid., p. 229-30.

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travail est réalisée dans le cadre d’une consommation individuelle, celle-ci demeure improductive eu égard à la finalité générale du mode de production capitaliste. Ainsi, celui qui rétribue un travailleur dans le but d’employer ses services en fonction des besoins particuliers qui lui sont propres, par exemple pour un usage domestique, ne consomme ce travail que de manière individuelle et donc improductive. Le travailleur qui réalise ces services échange ces derniers à la manière du travailleur indépendant qui se présenterait sur le marché non pas dans le but d’y vendre sa force de travail, mais les résultats de son travail objectivé sous forme de marchandises. À l’inverse, si la prestation de travail est réalisée dans le cadre d’une consommation productive, c’est-à-dire si elle est acquise pour son usage à l’intérieur du procès de production capitaliste, ce travail devient productif dans la mesure où l’usage qui en est fait permet la formation d’une valeur plus grande que celle qui a été avancée en salaire. Puisque son usage permet une création de survaleur, ce travail se révèle productif eu égard à la finalité générale du mode de production capitaliste qui repose sur la valorisation du capital67.

Dans cette perspective, un travail de même contenu peut aussi bien emprunter une forme productive ou improductive selon qu’il se trouve consommé de manière individuelle ou productive. Marx illustre cette idée, entre autres, à travers le métier d’enseignant. L’enseignant qui offre ses services contre salaire dans le cadre d’une institution publique ou pour des cours privés à domicile demeure un travailleur improductif puisqu’il ne participe pas à la valorisation du capital. En revanche, celui qui réalise son travail dans le cadre d’une école privée et qui participe de la sorte à la valorisation du capital constitue un travailleur productif : « [...] il devient productif s’il est engagé avec d’autres comme salarié pour valoriser, avec son travail, l’argent de l’entrepreneur d’un établissement qui monnaie le

67 Karl MARX, Un chapitre inédit du « Capital », op. cit., p. 228-29. À cet égard, il faut noter un aspect qui semble échapper à Marx mais qui se déduit logiquement de son argument, à savoir que si les prestations de travail à des fins de consommation domestique ne participent pas à la valorisation du capital et, ce faisant, peuvent être désignées comme « travail improductif », il n’en demeure pas moins que persiste dans leur cas un différentiel entre la valeur d’échange et la valeur d’usage de leur force de travail. Dans cet ordre d’idées, cette consommation domestique implique également la réalisation d’un surtravail, et donc un vol de temps de travail, mais qui se trouve immédiatement dépensé sous forme de consommation individuelle et qui n’est donc pas accumulé et réintroduit dans le procès production, raison pour laquelle il ne participe pas à la valorisation ou à la reproduction élargie du capital.

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savoir68 ». Un travail de même contenu peut ainsi prendre une forme productive ou

improductive selon qu’il se trouve ou non formellement intégré au procès de production capitaliste. Par conséquent, avec l’émergence et le développement du capitalisme, la notion de travail productif subit, selon Marx, « une sorte de rétrécissement69 ». Elle se limite

désormais au travail qui s’inscrit dans le cadre de la finalité générale qui est spécifique au mode de production capitaliste et qui participe à la valorisation du capital.

Cela dit, la notion de travail productif subit également, pour Marx, une sorte d’élargissement. Si un travail de même contenu peut se révéler aussi bien productif qu’improductif, inversement, le contenu et la forme du travail, qu’il soit manuel ou intellectuel, se révèlent indifférents à l’égard de la question de sa productivité ou de son improductivité. Davantage, le développement même du capitalisme tend selon Marx à favoriser l’intégration du travail intellectuel au mode de production capitaliste. Dans le cadre de la soumission réelle du travail au capital qui s’opère par l’entremise de la massification, de la division et de l’automatisation du procès de travail, le travail productif ne se limite plus pour Marx aux tâches manuelles simples. Il s’étend également aux tâches intellectuelles qui ont pour objet les aspects techniques et organisationnels du procès de travail et, ce faisant, s’inscrivent à l’intérieur du procès de production capitaliste et participent à la valorisation du capital. Cette participation au procès de valorisation du capital se comprend en rapport au caractère global du procès de production : « Il n’est plus nécessaire désormais, pour travailler de manière productive, de mettre soi-même la main à la pâte ; il suffit pour cela d’être un