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ET LA QUESTION DU DÉPASSEMENT DU CAPITALISME

1.4. La question du dépassement

1.4.1. Le travail immatériel et le projet révolutionnaire de la multitude

La troisième thèse soutenue par Hardt et Negri dont nous aimerions discuter touche à la question du dépassement des formes contemporaines de domination et d’exploitation incarnées par l’Empire et le capital. Ce dépassement est, aux dires de ces auteurs, le « projet de la multitude », celui d’une démocratie inédite, pleine et entière, fondée sur le commun et permettant son enrichissement par la libre expression des différences dont est constituée la multitude72. Or, le vecteur privilégié permettant la réalisation de ce dépassement, de cette

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émancipation de la multitude, n’est autre que le travail immatériel. En effet, ce dernier étant établi, d’une part, comme instance première et autonome à l’égard du capital et défini, d’autre part, comme une forme particulière de travail parvenant à échapper en partie au procès de valorisation du capital, il constituerait également le vecteur par lequel le projet d’une véritable démocratie se verrait conférer son contenu et sa forme. Les deux premières thèses soutenues par Hardt et Negri se recoupent ainsi dans cette troisième thèse portant sur le développement d’une subjectivité révolutionnaire qui permettrait, à terme, d’opérer le dépassement des formes contemporaines de domination et d’exploitation.

Le contenu et la forme du projet de la multitude correspondent, chez Hardt et Negri, aux deux caractéristiques principales du travail immatériel : le commun sur lequel il se fonde et les réseaux par lesquels il se déploie73. En ce qui concerne le premier point, le projet de la

multitude prend forme, pour ces auteurs, dans le prolongement du commun au sein duquel s’inscrit déjà le travail immatériel dans la mesure où il en constitue à la fois le fondement et le résultat. La production immatérielle favoriserait ainsi le développement du commun, soit l’ensemble des connaissances partagées et des formes de collaboration qui sont au cœur de la vie sociale et, ce faisant, la « création et la reproduction de nouvelles subjectivités sociales » dans la mesure où « ce que nous sommes, notre vision du monde et la façon dont nous nous rapportons les uns aux autres sont autant de résultats de cette production sociale et biopolitique74 ». L’enrichissement du commun s’opèrerait ainsi en parallèle à la production

de nouvelles subjectivités sociales, un développement cumulatif et expansif qui emprunterait la forme d’un « cercle vertueux »75. Dans cette perspective, la subjectivité révolutionnaire se

constituerait pour Hardt et Negri dans le prolongement de ces nouvelles subjectivités sociales générées par le développement du commun, lui-même tributaire du travail immatériel.

En ce qui concerne le second point, le travail immatériel se déploie pour ces auteurs par l’entremise de réseaux informationnels et communicationnels planétaires. À leurs yeux, c’est par leur entremise que se développeraient, au sein même de la sphère de la production, de

73 Ibid., p. 9-10 et 89. 74 Ibid., p. 89. 75 Ibid., p. 225.

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nouvelles formes de coopération et de collaboration sociales76. Or, ces réseaux auraient pour

caractéristique principale d’emprunter une forme « excentrée ». En opposition aux médias traditionnels que sont la télévision et la radio, ces réseaux informationnels, dont Internet constitue l’exemple type, seraient dépourvus d’instance centrale qui en permettrait le contrôle effectif. Conséquemment, les nouvelles formes de coopération et de collaboration générées par la production immatérielle auraient tendance à se constituer de façon spontanée sous une forme décentralisée. De même, les résistances qui se développent au sein de l’Empire auraient tendance à emprunter spontanément cette forme, c’est-à-dire une « structure réticulaire »77. Ce faisant, elles incarneraient, non seulement par leurs revendications, mais

par leur organisation même, l’idéal d’une démocratie véritable qui permettrait la libre expression de tout un chacun.

Le développement du commun et la production de subjectivités qui s’y rattache ainsi que les réseaux excentrés et les nouvelles formes d’interaction sociale qu’ils génèrent constituent donc, chez Hardt et Negri, les deux socles à partir desquels se développe le « corps de la multitude » ainsi que son projet révolutionnaire78. Cela dit, le passage de la multitude comme

corps social à sa constitution comme sujet révolutionnaire résulte de la situation d’exploitation au sein de laquelle l’Empire et le capital s’efforcent de la maintenir. En effet, c’est en opposition à la maîtrise et au contrôle que l’Empire et le capital exercent sur elle, c’est-à-dire comme résultat de cette exploitation, que la multitude cultiverait son projet démocratique et se constituerait comme sujet révolutionnaire79. Et, c’est en mobilisant les

ressources inhérentes au commun que la multitude saurait parvenir, selon Hardt et Negri, à faire prévaloir son projet :

76 Ibid.

77 Ibid., p. 112-13. 78 Ibid., p. 225.

79 Ibid., p.185-86. Voir également l’idée de mainmise du capital sur le travail immatériel et la résistance qui en découle chez André GORZ, L’immatériel, op. cit., p. 72.

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Lorsque la chair de la multitude est emprisonnée et transformée en corps du capital global, elle est prise dans les processus de globalisation capitaliste et s’oppose. La production biopolitique de la multitude tend à mobiliser ce qu’elle a en commun et ce qu’elle produit en commun contre le pouvoir impérial du capital global. À terme, en développant sa vertu productive, la multitude peut traverser l’Empire de part en part pour s’exprimer et se gouverner de façon autonome80.

Puisque le développement du commun repose pour ces auteurs sur la production immatérielle, le travail immatériel se voit conférer une portée profondément émancipatrice. Il constitue le vecteur privilégié par l’entremise duquel se développent le contenu et la forme du projet révolutionnaire de la multitude. L’hégémonie tendancielle du travail immatériel dans le cadre du rapport antagonique qui oppose la multitude à l’Empire se traduirait ainsi par le développement d’une subjectivité révolutionnaire qui, en fin de parcours, serait en mesure de se gouverner de manière autonome. La radicalisation du développement du travail immatériel permettrait de saper les fondements de son exploitation contemporaine qui reposent sur l’Empire et le capital. Or, il s’agit là, à notre avis, d’un déplacement conceptuel du lieu d’émancipation tel qu’il se trouve posé par Marx.

1.4.2. Le dépassement du capitalisme en tant que possibilité

Chez Marx, la question du dépassement du mode de production capitaliste, telle qu’elle se trouve abordée dans le « Fragment sur les machines »81, se rapporte au développement

même du capitalisme. Toutefois, ce dépassement ne se profile ni comme un développement automatique, ni comme le résultat du surgissement nécessaire d’une subjectivité révolutionnaire. Celui-ci est plutôt problématisé comme une possibilité qui se dégage certes du développement contradictoire de ce dernier, mais qui demeure néanmoins une possibilité et qui peut ainsi être actualisée ou non selon qu’elle se trouve saisie ou pas82. En outre, le

dépassement du mode de production capitaliste n’est pas le seul scénario entrevu par Marx dans ce fragment. De fait, à l’encontre des thèses défendues par Hardt et Negri, l’intégration

80 Ibid., p. 127.

81 Karl MARX, Manuscrits de 1857-1858, Tome II, op. cit., p. 182-200. 82 Voir Moishe POSTONE, op. cit., p. 540-41.

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croissante de l’activité scientifique et technologique au mode de production capitaliste en constitue précisément le pendant inverse. Ce second scénario repose sur l’élargissement du mode de production capitaliste à la sphère de la production scientifique qui permet d’assurer la perpétuation de ce mode de production dans le cadre même de son développement contradictoire. L’hégémonie tendancielle d’une nouvelle forme de travail immatériel ou, dans les termes de Marx, intellectuel, aurait ainsi pour signification fondamentale la simple intégration de la pratique scientifique et technologique au mode de production capitaliste, celle-ci se trouvant subordonnée à la finalité qui lui est propre, soit la valorisation du capital.

La possibilité d’un dépassement du capitalisme se dégage de ce que Marx désigne comme « contradiction en procès » et qu’il rattache à la tendance spécifique du mode de production capitaliste fondée sur l’extraction de survaleur relative83. Avec la grande industrie,

le moyen privilégié pour extraire la survaleur relative repose sur l’application de la science et de la technologie au procès de production. Le recours aux machines et, de plus en plus, à des systèmes de machines intégrées, permet en effet d’augmenter radicalement la productivité et de maximiser le rendement du travail. De la sorte, la masse colossale des produits générés par la grande industrie repose de moins en moins sur l’objectivation du travail immédiat qui est réalisé par les travailleurs eux-mêmes, mais de plus en plus sur les opérations à la chaîne réalisées de manière automatique par un ensemble de machines intégrées. Les produits qui en résultent se rapportent donc moins au travail immédiat qu’à la force productive de ce système de production qui est imputable au développement de la science et de la technologie, c’est-à- dire à l’intellect général. Ce faisant, le développement du capitalisme tend à engendrer une situation où les moyens de production se substituent au travail immédiat comme élément déterminant de la production des valeurs d’usage, de la richesse matérielle.

Or, tout en cherchant à diminuer sans cesse le temps de travail nécessaire à la production de biens particuliers au moyen d’une augmentation des forces productives, le capital maintient par ailleurs le temps de travail, c’est-à-dire la valeur, comme mesure de la richesse. D’où l’émergence d’un développement contradictoire : « Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum,

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tandis que d’un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse84 ». Cela dit, cette contradiction ne saurait être dépassée par l’entremise d’un simple

processus automatique. Si, en fonction de sa tendance spécifique qui génère un développement contradictoire, le capital travaille « à sa propre dissolution en tant que forme dominant la production85 », son dépassement éventuel se trouve toutefois problématisé à la

manière d’une possibilité qui se dégage de son développement et qui se présente sous la forme d’un dévoilement opéré par la grande industrie :

La richesse réelle se manifeste plutôt – et c’est ce que dévoile la grande industrie – dans l’extraordinaire disproportion entre le temps de travail utilisé et son produit, tout comme dans la discordance qualitative entre un travail réduit à une pure abstraction et la force du procès de production qu’il contrôle86.

C’est donc sous le mode d’un dévoilement que se présente la possibilité d’un dépassement du capitalisme, cette possibilité étant rendue manifeste par la disparité frappante entre la masse de produits qui résultent d’un système de production automatisé en rapport à la quantité infime de temps de travail requise pour cette production. Pour reprendre les mots de Postone, ce dévoilement concerne le contraste de plus en plus manifeste entre la mesure de la richesse à l’aune de la valeur et la richesse matérielle ou réelle comme quantité de valeurs d’usage produite87. La diminution radicale du temps de travail nécessaire à la production d’une masse

exponentielle de valeurs d’usage à travers le machinisme révèle ainsi le caractère de plus en plus « anachronique » de la valeur comme mesure de la richesse88.

Ainsi, si l’augmentation de la productivité se traduit par la production d’une plus grande quantité de biens, cela ne signifie pas qu’une plus grande valeur est produite. Au contraire, à mesure que les machines se substituent au travail immédiat, le temps de travail incorporé par les biens produits diminue de manière inversement proportionnelle à leur augmentation en quantité absolue. À titre illustratif, si le travail d’un ouvrier surveillant une nouvelle machine

84 Ibid., p. 194. 85 Ibid., p. 188.

86 Ibid., p. 193. Nous soulignons. 87 Moishe POSTONE, op. cit., p. 293. 88 Ibid. p. 50-52, 292-94, 526-29.

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génère dix fois plus de produits que dix ouvriers travaillant avec une ancienne machine en une journée de travail, la valeur produite est divisée par dix alors même que la quantité de produits est multipliée par dix. C’est en ce sens que la valeur se révèle de plus en plus anachronique en tant que mesure de la richesse, étant donné que la valeur produite n’a plus de commune mesure avec la masse de biens produits à travers le machinisme. D’après Postone, la contradiction se comprend ainsi chez Marx comme une opposition entre, d’un côté, la puissance découlant de la socialisation et de l’amélioration technique du procès de production avec la grande industrie et, de l’autre, son potentiel qui pourrait assurer le libre développement de tout un chacun. Cette contradiction porte ainsi sur deux formes distinctes de mesure de la richesse, l’une « actuelle », c’est-à-dire la valeur, et l’autre possible ou « réelle », c’est-à-dire le « temps libéré »89 :

Le vol du temps de travail d’autrui, sur quoi repose la richesse actuelle, apparaît comme une base

misérable comparée à celle, nouvellement développée, qui a été créée par la grande industrie elle- même. Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être sa mesure et, par suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des pouvoirs universels du cerveau humain. Cela signifie l’écroulement de la production reposant sur la valeur d’échange, et le procès de production matériel immédiat perd lui-même la forme de pénurie et de contradiction. C’est le libre développement des individualités, où l’on ne réduit donc pas le temps de travail nécessaire pour poser du surtravail, mais où l’on réduit le travail nécessaire de la société jusqu’à un minimum, à quoi correspond la formation artistique, scientifique, etc., des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés pour eux tous90.

L’avènement de la grande industrie entrouvre ainsi, aux yeux de Marx, la possibilité d’un dépassement du mode de production capitaliste au profit d’une nouvelle organisation de la production fondée sur le « libre développement des individualités ». Cette nouvelle forme d’organisation de la production implique elle-même l’établissement d’une nouvelle mesure

89 Postone limite ici la compréhension de cette contradiction comme disparité entre la mesure de la richesse comme valeur et la richesse matérielle effectivement produite. Or, il faut ici poursuivre un peu plus loin dans cette voie pour remarquer chez Marx, comme nous le verrons à l’instant, deux formes distinctes de mesure de la richesse : l’une, en tant que temps de travail socialement nécessaire, correspond à la valeur qui est propre au capitalisme, l’autre, en tant que « temps libéré » ou « disponible » s’y oppose directement et pourrait ainsi être au fondement d’une autre structuration possible des pratiques et rapports sociaux de production et de distribution visant le libre développement de tout un chacun.

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de la richesse, c’est-à-dire le « temps libéré »91. Toutefois, cette alternative ne saurait s’établir

de manière automatique, Marx affirmant qu’« il faut que ce soit la classe ouvrière elle-même qui s’approprie son surtravail92 ». En d’autres mots, cette nouvelle organisation de la

production suppose une réappropriation de la puissance sociale et technique du procès de production qui, dans le capitalisme, se présente face aux travailleurs sous une forme étrangère qui les domine.

À défaut d’une telle réappropriation, le capital génère lui-même sa propre solution pour combler le fossé qui se creuse entre la masse de produits qui résulte de l’automatisation de la production et la part infime qui en incombe au travail immédiat. Il trouve lui-même un usage pour ce temps qui, par cette productivité accrue, est rendu disponible. Tout comme le capital reconvertit sans cesse le temps libéré par l’augmentation de la force productive en temps de surtravail, il reconvertit de la même façon, à l’échelle sociale, le temps libéré en temps de travail scientifique pour la production de moyens de production. C’est en ce sens que l’argumentaire développé par Marx dans le « Fragment sur les machines » se conclue sur cette citation tirée d’un ouvrage anonyme, The Source and Remedy of the National

Difficulties :

Si le peuple produit en un an assez pour la subsistance de deux ans, ou bien la consommation d’un an doit se perdre, ou bien des hommes doivent se retirer du travail productif une année durant. Mais les possesseurs du surproduit ou capital ... emploient des gens à quelque chose de non directement et immédiatement productif, p.ex., à la construction de machines. Et ça continue93.

Le temps libéré par l’amélioration du procès de production assure l’intégration d’une nouvelle sphère de la pratique humaine au mode de production capitaliste, celle de la production scientifique et technologique et, ce faisant, celle-ci participe en retour à la perpétuation du mode de production capitaliste en reconduisant indéfiniment la contradiction sous-jacente à son développement. Comme nous chercherons à le montrer dans le quatrième chapitre, cette intégration de l’activité scientifique et technologique au mode de production

91 Ibid., p. 196. 92 Ibid. 93 Ibid., p. 197.

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capitaliste se comprend dès lors dans le cadre de la reproduction élargie du capital, à laquelle elle contribue en retour.

En opposition à Hardt et Negri, ce n’est donc pas l’avènement d’une forme de travail intellectuel ou immatériel qui, en elle-même, serait porteuse d’émancipation. Le surgissement de nouvelles formes de travail intellectuel ou encore l’importance grandissante de l’intellect général s’inscrivent certes dans le cadre du développement contradictoire du capitalisme, mais ceux-ci ne sont pas suffisants en eux-mêmes pour assurer le dépassement de ce mode de production. En contrepartie, le concept qui, chez Marx, se révèle porteur d’émancipation est plutôt celui de « temps libéré », opposé à la valeur en tant que nouvelle forme possible de mesure de la richesse. Cette nouvelle mesure de la richesse exige un bouleversement complet des rapports sociaux dans le cadre desquels se déploie la production, dont la finalité viserait désormais, pour Marx, le libre développement de tout un chacun. Toutefois, l’implantation de cette nouvelle mesure de la richesse implique une réappropriation du temps rendu disponible par l’application de la science aux moyens de production, et donc la réappropriation de la puissance générée par la socialisation et l’amélioration technique du procès de production. Ce que ne saurait réaliser en lui-même le simple développement du travail intellectuel dont les résultats, au sein du mode de production capitaliste, empruntent une forme étrangère.

1.5. Conclusion

Sur la base d’une compréhension du travail comme instance première et autonome en rapport au capital, le problème central de la perspective élaborée par Hardt et Negri consiste à poser simultanément le travail immatériel comme objet d’exploitation et comme vecteur assurant le dépassement du capitalisme. Ce faisant, ces auteurs se retrouvent dans une position ambivalente qui consiste à la fois à célébrer le développement du travail immatériel tout en condamnant son exploitation. Or, dans la mesure où le développement du travail immatériel est posé comme condition de son émancipation, leur critique se trouve en grande partie neutralisée. Ils se révèlent incapables de penser et de questionner les enjeux liés,