• Aucun résultat trouvé

Le genre et l’être sensible chez Feuerbach

L’ESSENCE GÉNÉRIQUE ET L’HISTORICITÉ DE L’ACTIVITÉ HUMAINE DANS LES MANUSCRITS DE

2.3. Le genre et l’être sensible chez Feuerbach

L’argument central de la critique de Feuerbach adressée à Hegel cible précisément l’articulation particulière que ce dernier établit entre le singulier et l’universel. En posant la dimension universelle de l’esprit comme instance première et agissante, Hegel réalise à ses yeux une abstraction insidieuse qui consiste à autonomiser la pensée comme mouvement se déployant de lui-même et auquel se trouvent ensuite subordonnées les consciences singulières

76 Ibid., p. 50-51.

77 Michel HENRY, op. cit., p. 204. 78 Ibid., p. 337.

89

et la réalité elle-même dans son ensemble. En contrepartie, par l’entremise du concept de genre, Feuerbach cherche non seulement à offrir une alternative anthropologique au concept d’esprit mais également à établir les conditions sous-jacentes à cette forme d’abstraction qui est commune aussi bien à la théologie qu’à la philosophie spéculative de Hegel. Pour Feuerbach : « Le secret de la théologie est l’anthropologie, le secret de la philosophie

spéculative est la théologie […]79 ». Or, comme nous le verrons, aussi perspicace que puisse

être la critique de Feuerbach à l’endroit de Hegel, ce dernier a tout de même eu tendance, tel que Henry lui en fait le reproche, à poser le genre lui-même comme réalité à part entière dotée de caractéristiques propres, reproduisant ainsi malgré lui l’hypostase de l’universel qu’il dénonçait précisément en ce qui concerne l’esprit hégélien.

La critique feuerbachienne de la philosophie hégélienne se résume à une formule relativement simple : soit l’inversion du sujet et du prédicat. Au lieu d’affirmer que l’être est

pensant, Hegel aurait inversement avancé que la pensée est l’être80. Ce faisant, plutôt que de

poser l’être humain comme sujet et la pensée comme prédicat ou faculté de cet être qui se pense lui-même ainsi que la réalité extérieure, la pensée fut en elle-même érigée au statut de sujet, absorbant en elle-même l’ensemble de la réalité, les êtres humains et la réalité extérieure compris. Hegel aurait ainsi résolu la contradiction entre la pensée et l’être que l’on retrouve notamment chez Emmanuel Kant, mais, ajoute Feuerbach, d’une façon contradictoire en subsumant entièrement le second sous la première :

La philosophie de Hegel est la suppression de la contradiction de la pensée et de l’être, exprimée tout particulièrement par Kant, mais prenons-y garde ! elle n’est que la suppression de cette contradiction à l’intérieure de la contradiction, à l’intérieur d’un seul et même élément, à

l’intérieur de la pensée. Chez Hegel la pensée est l’être; la pensée est le sujet; l’être est le

prédicat81.

Il en résulte, aux yeux de Feuerbach, une conception de la pensée posée de façon abstraite, c’est-à-dire désincarnée et repliée sur elle-même. Davantage, rien ne résiste à cette pensée

79 Ludwig FEUERBACH, « Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie », dans Louis ALTHUSSER,

Manifestes philosophiques : textes choisis (1839-1845), Paris : PUF, 1960, p. 106.

80 Voir le commentaire de Jean-Pierre Osier, « Présentation», dans : Ludwig FEUERBACH, L’essence du

christianisme, Paris : Gallimard, Coll « Tel », 1992, p. 25.

81 Ludwig FEUERBACH, « Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie », loc. cit., p. 120. L’auteur souligne.

90

englobante à laquelle se trouve en fin de compte subordonnée toute réalité puisque cette dernière, qu’il s’agisse des êtres humains en chair et en os ou des êtres sensibles extérieurs, est considérée comme une « détermination de pensée »82. Or, il s’agit là, pour Feuerbach, de

la conséquence d’une double inversion dont la première étape avait été amorcée par la religion « originaire », le théisme.

En effet, la religion constitue pour Feuerbach une tentative par laquelle les êtres humains cherchent à poser et comprendre leur essence, leur genre ou encore ce qui les caractérise spécifiquement en tant qu’êtres humains. Autrement dit, elle constitue un discours qu’entretiennent les êtres humains sur eux-mêmes, mais en se référant pour ce faire à une tierce figure, c’est-à-dire à un être divin :

La conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme, la connaissance de Dieu est la

connaissance de soi de l’homme. À partir de son Dieu tu connais l’homme, et inversement à partir

de l’homme son Dieu : les deux ne font qu’un. Ce que Dieu est pour l’homme, c’est son esprit, son âme, son cœur, c’est cela son Dieu : Dieu est l’intériorité manifeste, le soi (das Selbst) exprimé de l’homme; la religion est le solennel dévoilement des trésors cachés de l’homme, l’aveu de ses pensées les plus intimes, la confession publique de ses secrets d’amour83.

Cela dit, il ne s’agit là, pour Feuerbach, que d’une première forme de conscience de soi de l’être humain, une tentative « infantile » dans la mesure où le genre ne s’y trouve pas directement posé comme objet, mais de façon « indirecte », par la référence à un tiers transcendant84. Dieu constitue ainsi l’objet à travers lequel les êtres humains cherchent à

poser leur genre, mais en le posant comme un « autre », comme un être étranger et supérieur85. Néanmoins, les caractéristiques qu’ils lui imputent en tant qu’être de raison, de

volonté ou de cœur ne sont autres que les caractéristiques de leur propre genre projetées dans cet objet autre86. En ce sens, la religion originaire qu’est le théisme constitue pour Feuerbach

82 Ludwig FEUERBACH, « Principes de la philosophie de l’avenir », loc. cit., p. 172. 83 Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, op. cit., p. 129-30. L’auteur souligne. 84 Ibid.

85 Ibid., p. 131. 86 Ibid., p. 135.

91

un effort louable et en quelque sorte inévitable à travers lequel les êtres humains cherchent originellement à prendre conscience de leur genre87.

Cependant, les choses se compliquent avec l’avènement de la théologie et de la philosophie spéculative. En effet, alors que le théisme pose le genre comme un objet étranger, la théologie et la philosophie spéculative métamorphosent quant à elles cet « objet-Dieu » en « sujet »88. Or, à partir du moment où le genre est posé comme sujet étranger, qu’il s’agisse

de Dieu ou de l’esprit hégélien, c’est l’être humain lui-même qui devient l’objet de ce sujet : « L’homme – tel est le mystère de la religion – objective son essence, puis à nouveau fait de lui-même l’objet de cet être (Wesen) objectivé, métamorphosé en un sujet, une personne ; il se pense, il est pour lui-même objet, mais en tant qu’objet d’un objet, d’un autre être89 ».

L’être humain en vient ainsi à se poser lui-même comme la créature de sa propre créature, le « prédicat de son propre prédicat90 ». Ainsi la philosophie hégélienne pose-t-elle l’esprit

comme entité autonome et abstraite, possédant par elle-même la faculté subjective de penser, dont les êtres humains singuliers ne constitueraient que les déterminations singulières. Puisque c’est la faculté de penser des êtres humains qui est elle-même hypostasiée et posée comme un autre, la philosophie hégélienne correspond, pour Feuerbach, à une représentation du genre sous un mode aliéné : « C’est ainsi que la philosophie absolue aliène (entäussert) et dépossède (entfremdet) l’homme de sa propre essence, de sa propre activité !91 ».

Dans cette perspective, le genre revêt pour Feuerbach une signification à la fois théorique et anthropologique, renvoyant aussi bien à ce qui est posé comme objet de la pensée qu’au fondement anthropologique qui est à la base de cette activité de la pensée. D’un

87 Franck FISCHBACH, Sans objet : capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris : Librairie philosophique J. Vrin, Coll. « Problèmes et controverses », 2009, p. 138.

88 Sur cette distinction entre le théisme en rapport à la théologie et la philosophie spéculative, voir le commentaire de Jean-Pierre Osier, « Présentation », dans : Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme,

op. cit., p. 34 ; ainsi que celui de Franck FISCHBACH, Sans objet, op. cit., p. 140 ; enfin, tel que formulé par

Feuerbach lui-même dans : « Principes de la philosophie de l’avenir », loc. cit., p. 132. 89 Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, op. cit., p. 147-48. L’auteur souligne.

90 Jean-Christophe ANGAUT, « Un Marx feuerbachien ? », dans Emmanuel RENAULT (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, Paris : PUF, 2008, p. 63.

92

côté, comme nous l’avons déjà souligné, le genre évoque l’idée d’espèce humaine et désigne une réalité plurielle formée d’un ensemble infini d’individus finis. Il renvoie à l’ensemble des dispositions et talents diffusés en qualités et proportions variées parmi les individus passés et à venir de l’espèce humaine :

Ainsi l’être de l’homme constitue une richesse infinie de prédicats divers et pour cette raison une richesse infinie d’individus. Tout homme nouveau est pour ainsi dire un nouveau prédicat, un nouveau talent de l’humanité. Celle-ci possède autant de forces, autant de qualités qu’il y a d’hommes. La même force qui est en tous, est bien en chaque individu, mais déterminée et disposée de telle sorte qu’elle apparaît comme une force nouvelle, originale92.

Le genre se trouve donc posé par Feuerbach comme un infini à l’égard duquel les individus eux-mêmes, qui comportent des dispositions et des talents spécifiques, ne constituent que des êtres finis. Ainsi se comprend, dans un premier temps, le rapport entre l’universel et le singulier chez Feuerbach : « Le genre est donc illimité, seul l’individu est limité93 ».

Davantage, le genre se comprend comme un « infini virtuel », non seulement parce qu’il renvoie à une réalité en elle-même multiple, mais également parce qu’il désigne aussi bien les individus passés et présents que ceux qui sont à venir94. À cet égard, il faut donc distinguer

l’existence du genre à l’égard de son essence. Pour Feuerbach, l’existence du genre est multiple, seule son essence se comprend comme unité : « Assurément l’essence de l’homme est une, mais cette essence est infinie; son existence réelle est donc une infinie variété qui se complète réciproquement afin de manifester la richesse de l’essence. Ce qui est unité dans

l’essence est multiplicité dans l’existence95». L’unité du genre se présente donc avant tout

comme « somme idéale », recomposée et anticipée, d’une réalité dont l’existence est en elle- même plurielle et dont la désignation de celle-ci comme « genre » cherche précisément à exprimer l’essence96. S’il rassemble sous une même notion l’ensemble des talents advenus et

possibles des individus constitutifs de l’humanité, le genre se maintient donc au niveau de l’idéalité : « [...] dans notre représentation l’humanité se présente à nous comme simple

92 Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, op. cit., p. 141. 93 Ibid., p. 292.

94 Voir le commentaire de Jean-Pierre Osier, « Présentation », dans : Ibid., p. 24. 95 Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, op. cit., p. 298. L’auteur souligne. 96 Voir le commentaire de Jean-Pierre Osier, « Présentation », dans Ibid., p. 24.

93

pensée, ou, en tant que réel, par contre, à la différence de cette pensée, elle se présente comme une multitude innombrable d’individus isolés, limités97 ». L’essence unifiée du genre

humain renvoie ainsi à ce que cherchent à établir les êtres humains pensants à partir d’une réalité multiple, un effort cognitif qu’ils déploient afin de poser leur propre spécificité en tant qu’espèce humaine.

D’un autre côté, le genre désigne également ce qui constitue la spécificité de l’espèce humaine et des individus dont elle est composée. Il renvoie au fondement anthropologique sous-jacent à la possibilité, pour les êtres humains, de poser leur propre genre comme objet, c’est-à-dire leur faculté de penser. Pour Feuerbach, cette activité de la pensée se comprend comme une « conversation » intérieure : « L’homme pense, c’est-à-dire il converse, il parle

avec lui-même98». Or, cette conversation intérieure est elle-même amorcée par le rapport

concret à d’autres individus, par la rencontre d’autrui qui inaugure, pour un individu donné, la prise de conscience de son appartenance au genre et fonde la possibilité de le poser comme objet :

C’est en autrui que je commence par prendre conscience de l’humanité; c’est par lui que j’expérimente et que je sens que je suis homme; dans l’amour que j’ai pour lui, il m’apparaît clairement qu’il m’appartient comme moi je lui appartiens, que tous les deux nous ne pouvons être l’un sans l’autre – que seule la communauté exprime l’humanité99.

La rencontre d’autrui établit ainsi ce dernier comme médiation permettant aux êtres humains de poser leur propre genre comme objet : « Autrui est en soi et pour soi le médiateur entre moi et l’idée du genre100 ». La rencontre d’un seul individu suffit ici pour instaurer cette prise

de conscience, l’individu rencontré agissant selon Feuerbach comme un « député du genre »101. Dans cette perspective, la pensée résulte alors de l’intériorisation du rapport « je-

tu » sur la base de la médiation opérée par autrui102. Elle se comprend comme possibilité,

97 Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, op. cit., p. 293. 98 Ibid., p. 118. L’auteur souligne.

99 Ibid., p. 298. L’auteur souligne. 100 Ibid. L’auteur souligne. 101 Ibid.

94

pour un individu, de se placer aussi bien dans la position du « je » que dans celle du « tu », comme capacité de se mettre à la place de l’autre. C’est par cette alternance et ce va-et-vient continu que s’élabore chez l’individu lui-même une conversation intérieure par laquelle il se met à penser, à converser avec lui-même. Or, cette activité est en elle-même infinie. Si l’individu est limité par les dispositions et les talents qui lui sont propres, il est néanmoins doté d’une faculté qui est en elle-même illimitée, précisément parce qu’elle repose sur la position d’un objet infini, le genre. La conscience est donc définie par Feuerbach comme une conscience infinie en tant que conscience de l’infini :

La conscience au sens strict, au sens propre du terme et la conscience de l’infini sont inséparables; une conscience limitée n’est pas une conscience, la conscience est essentiellement d’une nature universelle, infinie. La conscience de l’infini n’est rien d’autre que la conscience de l’infini de la

conscience. Ou bien : dans la conscience de l’infini, l’être conscient a pour objet l’infinité de sa

propre essence103.

Le rapport du genre illimité à l’individu limité se trouve ainsi reproduit au sein même de l’individu. Le rapport de l’universel au singulier se répercute donc, dans un deuxième temps, à l’intérieur même de l’être humain. Ce dernier est un être singulier, limité, mais doté par ailleurs d’une faculté universelle, illimitée. Pour Feuerbach, c’est précisément le décalage entre la partie finie et la partie infinie de son être que l’individu tend à combler à travers la religion. La souffrance que génère, chez l’individu, le fait de se sentir limité tout en ayant une conscience illimitée est palliée par le recours à l’imagination, en se représentant un être infini et parfait : « [...] le sentiment des limites est pénible : l’individu s’affranchit de cette peine par la contemplation de l’être parfait ; dans cette contemplation il possède ce qui autrement lui manque104 ». En somme, à travers la double signification qui le caractérise chez

Feuerbach, le genre est donc aussi bien l’« objet » que le « fondement » de la pensée humaine, notamment à travers la représentation religieuse qui est comprise comme modalité indirecte par laquelle les êtres humains cherchent à poser leur genre105.

103 Ibid. L’auteur souligne. 104 Ibid., p. 293.

95

Pour Feuerbach, la pensée comme vie intérieure et comme activité universelle est ce qui caractérise spécifiquement les êtres humains à la différence des animaux. D’après lui, on ne peut certes nier à l’animal une certaine forme de conscience dans la mesure où il constitue un être sensible qui se rapporte à des objets extérieurs, de même qu’il s’appréhende lui-même en partie comme objet à travers le « sentiment de soi ». Toutefois, cette forme de conscience est limitée puisqu’elle ne s’étend pas au genre lui-même, à son espèce. Et, comme la conscience, au « sens strict », est selon Feuerbach illimitée en tant que conscience du genre infini, on ne peut dès lors parler de conscience proprement dite : « L’animal est bien lui-même objet à lui- même en tant qu’individu – c’est pourquoi il possède le sentiment de soi – mais non en tant que genre – c’est pourquoi il lui manque la conscience dont le nom dérive du savoir106 ». S’il

en est une, l’« instinct » est la forme de conscience limitée qui caractérise la vie animale et qui se comprend comme continuité de la vie intérieure et de la vie extérieure, cette dernière renvoyant aux objets limités auxquels il se rapporte en tant qu’ils sont déterminés par sa vie intérieure, sous l’impulsion du besoin107. En opposition à l’être humain, l’animal n’est donc

pas doté d’une vie intérieure qui serait distincte de sa vie extérieure :

[L]’animal n’a qu’une vie simple, mais l’homme une vie double : chez l’animal la vie intérieure ne fait qu’un avec la vie extérieure; l’homme a une vie intérieure et une vie extérieure. La vie intérieure de l’homme est celle qui le rapporte à son genre, à son essence. [...] L’animal ne peut s’acquitter d’aucune fonction générique sans un autre individu extérieur à lui; au contraire, sans aucun autre, l’homme peut s’acquitter de la fonction générique de la pensée, de la parole – car penser et parler sont de véritables fonctions génériques108.

À la différence de l’animal, l’être humain est donc en mesure de s’adonner à une activité qui est en elle-même désintéressée, en ce sens qu’elle n’émane pas du simple besoin. Pour Feuerbach, l’activité humaine par excellence consiste précisément dans le déploiement de cette activité désintéressée, c’est-à-dire dans la pensée contemplative :

106 Ibid., p. 117. 107 Ibid., p. 118.

96

À l’homme seulement appartient, la pureté, l’intellectualité, le désintéressement dans les joies et les émotions (Affekte) – seul l’homme célèbre la fête optique de la contemplation. L’œil qui regarde le ciel étoilé, qui voit cette lumière inutile et inoffensive, sans communauté avec la terre et ses besoins, voit dans cette lumière sa propre essence, sa propre origine. [...] Le ciel rappelle à l’homme sa destination : celle-ci n’est pas seulement l’action, mais aussi, la contemplation109.

Or, si la contemplation constitue pour Feuerbach l’activité humaine par excellence, il n’en demeure pas moins que l’être humain est également, tout comme l’animal, un être sensible. C’est en ce sens qu’il a une « vie double », à la fois intérieure et extérieure. Ainsi, l’ontologie feuerbachienne est une ontologie duelle. L’être humain est à la fois un être sensible et un être pensant qui, d’une part, se rapporte aux objets sensibles et extérieurs de ses besoins et, de l’autre, se rapporte à lui-même comme à son propre genre :

J’ai besoin d’air pour respirer, d’eau pour boire, de lumière pour voir, de substances végétales et animales pour manger; mais je n’ai besoin de rien, du moins immédiatement, pour penser. [...] L’être qui respire se rapporte nécessairement à un être extérieur à lui : son objet essentiel, qui le fait ce qu’il est, est extérieur à lui; l’être pensant, lui, se rapporte à lui-même : il est son propre objet, il a son essence en lui-même, il est par lui-même ce qu’il est110.

Sur la base de cette compréhension duelle du mode d’existence humain, l’entreprise philosophique de Feuerbach vise dès lors à rapporter la pensée au sensible, à fonder l’activité de contemplation sur le sensible.

Telle est, en effet, la solution que Feuerbach entrevoit à la philosophie hégélienne. Chez Hegel, nous l’avons mentionné, la réalité est comprise comme une détermination de la pensée, celle-ci se trouvant elle-même autonomisée. Or, d’après Feuerbach, la détermination de la pensée comme réalité constitue, dans la philosophie hégélienne, un passage nécessaire afin d’établir l’existence de cette dernière, afin que cette pensée posée comme un absolu ne