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Le rapport entre capital et travail

ET LA QUESTION DU DÉPASSEMENT DU CAPITALISME

1.2. Le rapport entre capital et travail

1.2.1. L’autonomie du travail selon Hardt et Negri

Le mode d’exposition privilégié par Hardt et Negri dans leur ouvrage Multitude procède d’une analyse des modalités par lesquelles l’Empire s’efforce de contrôler la multitude, notamment par l’entremise de « dispositifs antisubversifs » thématisés comme une forme de « biopouvoir », pour ensuite analyser les formes de résistances qui se développent sous l’égide de l’Empire et qui reposent essentiellement sur la production spécifique par laquelle se déploie la multitude, à savoir la « production biopolitique ». Tel qu’explicité par ces

31 Ibid., p. 174-75. Voir aussi : Antonio NEGRI, Marx au-delà de Marx : cahiers de travail sur les

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auteurs, ce mode d’exposition est adopté à l’image du procédé employé par Marx dans son ouvrage, le Capital. Ce faisant, ils en viennent à révéler leur interprétation tout à fait singulière du rapport entre capital et travail chez Marx :

Son ouvrage commence avec le capital et, plus spécifiquement, avec le monde des marchandises : celui-ci constitue un point d’entrée logique, dans la mesure où c’est sous cette forme que nous faisons l’expérience de la société capitaliste. Ce n’est qu’à partir de là que Marx développe la dynamique de la production capitaliste et du travail. Et cela bien que le capital et les marchandises soient le résultat du travail – à la fois d’un point de vue matériel, puisqu’ils sont les produits du travail, et d’un point de vue politique, puisque le capital doit constamment répondre aux menaces

et aux transformations du travail. Par conséquent, si l’exposé de Marx commence par le capital, sa

recherche doit commencer par le travail et constamment tenir compte du fait que le travail est en

réalité premier32.

Dans le rapport qu’il entretient avec le capital, le travail se trouve ainsi posé comme instance première, non seulement en ce qui a trait à la production des marchandises et à la valorisation du capital, mais aussi en ce qui concerne l’origine des transformations du procès de travail elles-mêmes. Conséquemment, il appartiendrait au capital de s’ajuster a posteriori aux transformations qui s’opèrent au sein du procès de travail.

S’il en va de la sorte pour le travail matériel, ainsi en va-t-il à plus forte raison du travail immatériel : « Même lorsque le travail est soumis au capital, il maintient nécessairement son

autonomie, et les nouvelles formes de travail immatériel, coopératif et collaboratif en sont une illustration éclatante33 ». À l’égard du capital, le travail immatériel revêtirait ainsi un

caractère autonome, ce qui, au sens propre du terme, suggère qu’il serait en mesure de déterminer lui-même les normes qui l’encadrent. Cette autonomie renvoie pour ces auteurs à la dynamique autocumulative qui caractérise le développement du travail immatériel en ce qu’il se fonde sur les interactions sociales et participe en retour à les enrichir. Dans le cadre de cette dynamique, le travail immatériel aurait tendance à « produire lui-même directement

32 Ibid., p. 87. Nous soulignons. Le chapitre intitulé « Résistance » qui s’ouvre sur cette référence à Marx se conclue d’ailleurs, de manière conséquente, sur le caractère premier de la « production biopolitique » à l’égard du « biopouvoir » : « Le biopouvoir se tient au-dessus de la société, il est transcendant, à l’image d’une autorité souveraine, et il impose son ordre. La production biopolitique est en revanche immanente au social ; elle crée des relations et des formes sociales à travers des modalités de travail coopératives » (Ibid., p. 121).

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les moyens de production que sont l’interaction, la communication et la coopération34 ».

Conséquemment, le capital se trouve pour sa part posé en extériorité à l’égard de ce développement immanent : « La coopération qui est au cœur de la production immatérielle est suscitée par un processus interne au travail et, par conséquent, externe au capital35 ».

Ainsi, ce n’est qu’à partir d’une position d’extériorité et de manière ultérieure aux transformations qui s’y opèrent que le capital chercherait à tirer profit de ce développement cumulatif inhérent au travail immatériel.

Or, si la production de marchandises et la valorisation du capital reposent effectivement sur le travail, cela ne signifie pas pour autant que le mode de production capitaliste se caractérise chez Marx par la primauté du travail et par son autonomie à l’égard du capital. De même, le capital n’est pas davantage confiné chez Marx à une position extérieure pour ne revêtir qu’une forme parasitaire qui se limiterait à opérer une ponction sur les biens produits par le travail. Marx en vient certes à définir le procès de travail en dehors de la production capitaliste, c’est-à-dire dans une perspective transhistorique qui fait abstraction des contextes sociohistoriques dans lesquels il se déploie. Cela dit, l’intérêt qu’il porte au travail ne se limite pas à cette forme transhistorique. Au contraire, celle-ci est établie en vue de s’intéresser par la suite au devenir du procès de travail sous le capitalisme, au sein duquel il se trouve entièrement réorganisé en fonction de la finalité et de la tendance inhérentes au capitalisme. Ce devenir du procès de travail au sein du mode de production capitaliste se trouve en effet problématisé en tant que procès d’aliénation.

1.2.2. L’interdépendance asymétrique du rapport entre capital et travail

Cette priorité conférée au travail dans le cadre du rapport qui le lie au capital constitue une position caractéristique du courant marxiste italien qu’est l’opéraïsme (de operaio, qui signifie « ouvrier » en italien), dont Negri est issu. Ce courant qui prit son essor au cours des

34 Ibid. Voir également, chez André Gorz, la compréhension du développement du travail immatériel comme « organisation en voie d’auto-organisation incessante », dans L’immatériel, op. cit., p. 20 et 83.

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années 1960, en particulier autour des travaux de Mario Tronti, concevait d’emblée le rapport entre capital et travail comme un rapport antagonique. Ainsi, dans son ouvrage, Ouvriers et

capital, Tronti présente l’usine non simplement comme un lieu où s’exerce la domination du capital, mais avant tout comme un endroit privilégié de luttes. Davantage, les transformations du mode de production capitaliste et de l’organisation du travail s’y trouvent présentées comme étant impulsées par les revendications des travailleurs, auxquelles le capital cherchait tant bien que mal à s’ajuster. De même, l’importance grandissante du secteur des services est problématisée comme un élargissement de cet antagonisme à l’ensemble de la société, les frontières entre l’usine et la société tendant ainsi à se brouiller36. Or, c’est dans le

prolongement de cette conception antagonique du rapport entre capital et travail que se comprennent la priorité et l’autonomie conférées par Hardt et Negri au travail dans son rapport au capital. Ainsi, affirment-ils :

Les luttes prolétariennes constituent – en termes réels, ontologiques – le moteur du développement capitaliste. Elles contraignent en effet le capital à adopter des niveaux technologiques toujours plus élevés et à transformer ainsi le processus du travail. Ces luttes forcent continuellement le capital à réformer les rapports de production et à transformer les rapports de domination. De la manufacture à l’industrie à grande échelle, du capital financier à la restructuration transnationale et à la mondialisation du marché, ce sont toujours les initiatives de la main-d’œuvre organisée qui déterminent les configurations du développement capitaliste. Tout au long de cette histoire, le lieu de l’exploitation est un site dialectiquement déterminé. La main-d’œuvre est l’élément le plus intérieur, la source même du capital. Dans le même temps, toutefois, elle représente l’extérieur du capital, c’est-à-dire le lieu où le prolétariat reconnaît et identifie sa propre valeur d’usage, sa propre autonomie, et où il fonde son espoir de libération37.

Ce faisant, cette interprétation particulière du rapport entre capital et travail qui pose celui-ci comme un antagonisme tend à occulter une autre dimension qui en est pourtant fondamentale, à savoir son caractère interdépendant. En effet, pour Marx :

36 Voir Claudio ALBERTANI, « Empire et ses pièges : Toni Negri et la déconcertante trajectoire de l’opéraïsme italien », Revue Agone, 2004, no. 31-32, p. 221-58.

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Sans salariat, dès lors que les individus se font face comme des personnes libres, pas de production de plus-value, et sans celle-ci, pas de production capitaliste, donc ni capital ni capitaliste ! Capital et travail salarié (comme nous appelons le travail de l’ouvrier qui vend lui- même sa capacité de travail) expriment deux facteurs d’un seul et même rapport. [...] Le travail salarié – le salariat – est donc une forme sociale nécessaire du travail pour la production capitaliste, tout comme le capital – valeur concentrée en puissance – est la forme sociale nécessaire que doivent assumer les conditions objectives du travail pour que le travail soit salarié38.

Qui plus est, non seulement le rapport entre capital et travail relève-t-il de l’interdépendance, celle-ci se révèle aux yeux de Marx fondamentalement asymétrique dans la mesure où il implique une subordination et une exploitation du travail d’autrui réalisées en vue d’opérer la valorisation du capital, et, ce faisant, comme élargissement de son emprise sur le travail :

Le procès de travail devient simple moyen de valorisation et d’auto-valorisation du capital, simple moyen de production de la plus-value : non seulement il est subordonné au capital, mais c’est son procès à lui. Le capitaliste y entre comme dirigeant et chef. Il s’agit donc d’emblée pour lui d’un procès d’exploitation du travail d’autrui39.

Dans cet ordre d’idées, le rapport entre capital et travail est certes posé par Marx comme un rapport antagonique, à partir duquel se polarisent les intérêts des classes qui se forment sur la base de ce mode spécifique de distribution. Cela dit, cette divergence d’intérêts et les luttes qui en découlent, notamment en rapport à la détermination de la longueur de la journée de travail, se déploient à partir et dans le cadre même de l’interdépendance asymétrique qui est consubstantielle au rapport entre capital et travail. En ce sens, la domination ne renvoie pas, chez Marx, aux simples intentions malveillantes d’une classe à l’égard d’une autre. Elle se comprend plutôt, d’après Moishe Postone, comme une forme de « domination impersonnelle » fondée sur des rapports sociaux asymétriques médiatisés par la valeur qui constitue non seulement la mesure spécifique de la richesse sous le capitalisme, mais aussi une médiation centrale des pratiques sociales qui s’impose à une classe comme à une autre, et ce, bien que l’une d’elles s’en tire largement avantagée40. Les tensions générées par cette

forme de domination impersonnelle et les intérêts divergents que cultivent chacune des

38 Karl MARX, Un chapitre inédit du « Capital », Paris : Union Générale d’Éditions, Coll. « 10/18 », 1971, p. 168-69. L’auteur souligne.

39 Ibid., p. 191.

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classes se comprennent ainsi à l’intérieur même de cette domination impersonnelle reposant sur la médiation des rapports sociaux par la valeur et le rapport établi entre capital et travail.

Dans le même ordre d’idées, en posant le travail comme instance première et autonome, la perspective théorique élaborée par Hardt et Negri tombe sous la critique formulée par Postone à l’endroit du marxisme dit « traditionnel ». Ce dernier renvoie à l’ensemble des courants marxistes qui tendent à limiter la critique du capitalisme élaborée par Marx aux seuls rapports de production, à l’égard desquels devraient être affranchies les forces productives telles qu’elles se sont développées et complexifiées au fil de l’histoire humaine et sous le capitalisme en particulier. Partant d’une conception transhistorique du travail, en omettant son devenir spécifique sous le capitalisme, le marxisme traditionnel comprend dès lors la contradiction du capitalisme simplement comme opposition entre les rapports de production et les forces productives, dont l’enjeu porte alors sur l’affranchissement des travailleurs à l’égard du capital sur la base de l’antagonisme qui oppose les travailleurs aux capitalistes. Or, selon Postone, la critique du capitalisme élaborée par Marx ne se limite pas aux rapports de production. Elle s’étend également au procès de travail lui-même tel qu’il se déploie sous le capitalisme. En ce sens, la critique de Marx n’est pas « une critique du capitalisme faite du point de vue du travail », mais plutôt « une critique du travail sous le capitalisme41 ».

Dans cette perspective, comme nous le verrons en profondeur dans le quatrième chapitre, compte tenu de l’interdépendance asymétrique qui caractérise le rapport entre capital et travail, c’est le capital qui se trouve posé par Marx comme instance déterminante du développement du capitalisme et de la transformation de l’organisation sociale et technique du travail. Un développement, qui plus est, qui est dépeint en tant que procès d’aliénation, c’est-à-dire comme un devenir étranger des potentialités du travail qui se trouvent développées par le capital. Voilà ce dont Marx cherche à rendre compte à travers les concepts de soumission formelle et de soumission réelle développés dans le Capital. La soumission formelle se caractérise par la subordination du procès de travail à l’autorité du capitaliste qui s’en arroge la direction, et dont les finalités qui lui sont propres, soit la production de valeurs

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d’usage, se trouvent subordonnées à la valorisation du capital qui est opérée par l’extraction de survaleur absolue, c’est-à-dire par l’allongement de la journée de travail au-delà du travail nécessaire qui correspond à la partie de la journée où les travailleurs produisent une valeur équivalente à celle qu’ils reçoivent sous forme de salaire. À ce niveau, le capital apparaît effectivement comme une instance simplement parasitaire qui opère une ponction, sous la forme d’un vol de temps de travail, à l’égard de la production réalisée par les travailleurs. Cela dit, il ne s’agit là que du point de départ de l’intégration d’une forme de travail préexistante au mode de production capitaliste, à partir duquel se déploie la soumission réelle du procès de travail au capital. Cette dernière vise l’extraction de survaleur relative qui est obtenue par une maximisation du rendement du travail, c’est-à-dire par l’abaissement de la partie de la journée consacrée au travail nécessaire qui se traduit par une augmentation inversement proportionnelle de la partie de la journée où les travailleurs créent une valeur que s’approprie gratuitement le capital. Or, cette maximisation du rendement du travail suppose une transformation radicale, à la fois technique et organisationnelle, des formes de travail préalablement intégrées au mode de production capitaliste :

Il faut [que le capital] bouleverse les conditions techniques et sociales du procès de travail, donc le mode de production proprement dit, afin d’augmenter la force productive du travail, de faire baisser la valeur de la force de travail par cette augmentation de la force productive du travail et de raccourcir ainsi la part de la journée de travail nécessaire à la reproduction de cette valeur42.

Dans cet ordre d’idées, les bouleversements opérés à l’égard du procès de travail se trouvent problématisés par Marx sous trois grandes phases distinctes : la coopération simple, la manufacture et la grande industrie. Au fil de ces trois phases caractéristiques de la soumission réelle du travail au capital, le procès de travail se trouve successivement massifié, socialisé et automatisé par le recours à la machinerie. Au terme de ces développements, il en résulte une déqualification des travailleurs qui ne constituent alors, aux yeux de Marx, que les « appendices vivants » d’un procès de production entièrement automatisé qui se présente face à eux sous la forme d’une puissance étrangère43. Conséquemment, leur activité se trouve dès

lors vidée de tout contenu, celle-ci se limitant à la simple surveillance du bon fonctionnement

42 Karl MARX, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 354. Nous soulignons. 43 Ibid., p. 474.

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des machines, alors qu’eux-mêmes se trouvent réduits à l’impuissance, ne pouvant désormais s’activer que dans un contexte qui n’exige d’eux que la réalisation d’une activité restreinte.

Loin de constituer chez Marx une instance autonome qui serait amenée à se développer de son propre chef, la soumission formelle et la soumission réelle du travail au capital impliquent la subordination et la transformation radicale du travail en fonction des exigences du mode de production capitaliste, à savoir l’extraction de survaleur et la valorisation du capital. Ainsi, bien que Hardt et Negri considèrent que l’« aliénation a toujours été un concept pauvre pour comprendre l’exploitation des travailleurs industriels44 », il n’en

demeure pas moins que c’est précisément sous la forme d’un procès d’aliénation que Marx problématise le devenir du travail sous le mode de production capitaliste, soit comme devenir étranger des potentialités du travail45. En ce sens, si ce mode de production parvient certes à

développer les potentialités techniques et organisationnelles du travail, les résultats de ce développement se présentent face aux travailleurs sous la forme d’une puissance étrangère, c’est-à-dire comme modes d’existence du capital.