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LE DEVENIR ÉTRANGER DES POTENTIALITÉS DE L’AGIR HUMAIN : LA SCIENCE ET LA TECHNOLOGIE DANS LE CAPITALISME INDUSTRIEL

En abordant, au dernier chapitre, la complémentarité de la production et de la consommation comme manière de vivre historiquement déterminée, nous avons volontairement omis deux éléments fondamentaux de la production en général telle qu’elle se trouve conceptualisée par Marx dans les Manuscrits de 1857-1858, à savoir la distribution et l’échange. Ce faisant, pour reprendre la terminologie de L’idéologie allemande, nous avons davantage insisté sur la dimension « naturelle » que sur la dimension « sociale » de la production humaine, c’est-à-dire sur le métabolisme entretenu envers la nature par l’entremise de formes variées d’activités et de jouissances humaines plutôt que sur l’ensemble des rapports sociaux à travers lesquels les individus se rapportent activement les uns aux autres dans le cadre de cette production. Or, cette dimension sociale constitue un aspect fondamental de la production humaine selon Marx. Dès les Manuscrits de 1844, elle est reconnue comme une caractéristique inhérente à l’essence générique des êtres humains, ensuite maintenue dans L’idéologie allemande comme condition nécessaire et immanente de l’histoire, puis enfin réitérée dans les Manuscrits de 1857-1858 où le point de départ de cette étude critique de la production capitaliste renvoie aux « individus produisant en société1 ».

Aux côtés de la production et de la consommation, la distribution et l’échange constituent ainsi deux autres moments inhérents à la production en général : la première renvoie à la « proportion » des résultats de la production qui échoit à chaque individu alors que la seconde

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consiste dans la conversion de cette « quote-part » sous la forme des biens particuliers qui sont nécessaires à chaque individu2. Tout comme la consommation, ces deux moments

entretiennent également des rapports de codéterminations avec la production saisie au sens restreint. La production médiatise la distribution dans la mesure où ne peuvent être répartis socialement que des biens qui ont préalablement été produits et qui s’opère en fonction de la position qu’occupe chacun des membres de la société dans cette production elle-même. Inversement, la distribution médiatise la production dans la mesure où elle implique une répartition des moyens de production, et donc des membres de la société engagés dans la production. De même, la production médiatise l’échange dans la mesure où ne peuvent être échangés que les biens produits pour l’échange dans le cadre d’une certaine division sociale du travail. Inversement, l’échange médiatise la production dans la mesure où son étendue permet en retour un approfondissement de la division sociale du travail qui caractérise la production humaine. En somme, la production en général, en tant qu’« abstraction rationnelle », constitue une « totalité organique » formée d’un ensemble de moments qui se déterminent et se médiatisent réciproquement :

Une production déterminée détermine donc une consommation, une distribution, un échange déterminés, et des rapports déterminés que ces différents moments ont entre eux. À vrai dire, la production elle aussi, sous sa forme unilatérale, est, de son côté, déterminée par les autres moments. Par exemple, quand s’étend le marché, c’est-à-dire la sphère de l’échange, la production s’accroît en proportion et connaît une division plus profonde. Une transformation de la distribution s’accompagne d’une transformation de la production ; c’est le cas, par exemple, quand il y a concentration du capital, ou répartition différente de la population à la ville et à la campagne, etc. Enfin, les besoins de consommation déterminent la production. Il y a une action réciproque entre les différents moments. C’est le cas pour n’importe quelle totalité organique3.

Cela dit, la spécificité des moments que constituent la distribution et l’échange, en tant qu’ils renvoient à la dimension sociale de la production, repose sur le fait que ceux-ci s’interposent entre la manière de produire et la manière de consommer, s’intégrant de la sorte à la production en général telle qu’elle se présente dans l’histoire sous un ensemble de formes distinctes en tan que manières de vivre déterminées. Autrement dit, pour Marx : « […] dans la société, la relation du producteur au produit, dès que ce dernier est achevé, est une relation

2 Ibid., p. 23.

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extérieure, et le retour du produit au sujet dépend de ses relations avec d’autres individus4 ».

De la même façon, en ce qui a trait à la distribution, il affirme : « Entre le producteur et les produits intervient la distribution, qui, par des lois sociales, détermine la part qui lui revient dans le monde des produits et se place ainsi entre la production et la consommation5 ». S’il en

va de la sorte en ce qui concerne la production en général, ainsi en va-t-il à plus forte raison de la production capitaliste où la distribution qui le caractérise, le rapport entre capital et travail salarié, et l’échange qui lui est propre, la circulation marchande, s’interposent de façon croissante entre la production et la consommation des travailleurs, opérant une polarisation de plus en plus marquée entre la manière de produire et la manière de consommer.

À cet égard, on se rappelle que, en ce qui concerne le développement historique de la production humaine telle qu’elle se trouve développée dans L’idéologie allemande, ce n’est pas la dimension « naturelle » de la production humaine qui pose avant tout problème aux yeux de Marx, mais bien sa dimension « sociale ». Autrement dit, ce n’est pas la production comme métabolisme envers la nature, comme engendrement d’un monde objectif et auto- engendrement de soi des êtres humains qui se révèle a priori problématique, mais bien l’établissement non volontaire et non maîtrisé d’un ensemble de rapports à autrui qui relèvent d’une dynamique conflictuelle, de la lutte et de la conquête, empruntant ce faisant des formes d’interdépendances asymétriques caractérisées par une opposition entre les intérêts particuliers et l’intérêt général des individus sociaux. Or, ces rapports asymétriques à l’intérieur desquels se déploie la production humaine impliquent en retour un développement des potentialités de l’agir humain qui s’objectivent et se consolident, face aux travailleurs, sous la forme de puissances étrangères6.

Dans cette perspective, la critique du capitalisme élaborée par Marx ne concerne pas simplement les rapports sociaux au sein desquels se déploie l’activité humaine et qui, en tant que telle, ne poserait aucun problème. Comme le soutient Postone, en opposition au marxisme dit « traditionnel », l’entreprise de Marx ne constitue pas une « critique du

4 Ibid., p. 29. 5 Ibid.