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Chapitre I. Un tableau inachevé 3

1.5   Préciser le cadre conceptuel 57

1.5.3   Le bien-être au travail et le flow 68

Le concept de bien-être professionnel apparaît dans les années 70, époque à laquelle on l’assimile à la notion de qualité de l’emploi et du travail (Barthod- Prothade, 2012). Remis à l’ordre du jour lors des sommets de Lisbonne (2000) et de Laeken (2001), il fait alors l’objet de l’établissement de dix objectifs de qualité du travail (ibid.) :

1. satisfaction des travailleurs vis-à-vis de leur emploi ; 2. éducation et formation tout au long de la vie ;

3. égalité hommes/femmes ; 4. non discrimination ;

5. baisse de la fréquence des accidents du travail, des maladies et du stress professionnels ;

6. appui à la mobilité géographique et professionnelle ; 7. insertion des jeunes et des chômeurs de longue durée ; 8. équilibre entre vie privée et vie professionnelle ;

9. dialogue social et participation des travailleurs à la vie de l’entreprise ; 10. accroissement de la productivité et du niveau de vie.

Dans sa volonté d’améliorer le bien-être professionnel, la Commission Euro- péenne (2012) a renforcé ces objectifs par une stratégie ayant pour but de déve- lopper « une culture de prévention et une approche globale du bien-être au tra- vail ». Le développement d’une politique forte en matière de bien-être au travail constitue une priorité de la Commission, à l’heure où les recherches font état du lien existant entre le travail et la santé des travailleurs (Dejour, 1998 ; Morin, 2004 ; cités par Barthod-Prothade, 2012).

Opérationnaliser le bien-être au travail n’est toutefois pas une tâche aisée. Barthod-Prothade (2012) explique cette difficulté par le fait qu’à ce jour, ce con- cept reste peu étudié et qu’il n’est donc toujours pas stabilisé. De surcroît, le bien- être renvoie à plusieurs courants de la psychologie ou de la gestion des ressources humaines (ibid.). Plus globalement, Heutte (2009) explique, en référence aux tra- vaux de Laguardia & Ryan (2000), que la définition même du bien-être psycholo- gique oppose sur certains points les tenants de l’approche hédoniste (Kahneman, Diener & Schwartz, 1999) et de l’approche eudémoniste22 du bien-être (Water-

22 Waterman (1993) s’inspire d’Aristote pour définir l’eudémonie. Selon la doctrine du philosophe antique, le bonheur constitue le but suprème de l’existence humaine. Il guide chacune des actions de l’Homme et se poursuit par l’exercice de la raison. Waterman préfère recourir au terme d’eudémonie pour désigner ce bon- heur. Il se met ainsi en marge de la conception associée à ce dernier par la psychologie hédoniste, plus centrée sur le plaisir individuel que sur la : « signification de la vie et l’essence de la nature humaine » (Heutte, 2009,

man, 1993). En synthèse, leurs divergences d’opinions se cristallisent autour de la définition de la santé psychologique d’un individu : « L’une met l’accent sur le plaisir hédoniste ou l’atteinte du bonheur et l’autre sur l’eudémonie ou sur le fonctionnement psychologique en accord avec sa propre nature. » (Heutte, 2009, en ligne). Ceci étant dit, la psychologie hédoniste apporte des éclairages intéres- sants pour la recherche sur le bien-être.

Diener (1994) définit le bien-être en l’articulant autour de trois critères. Selon lui, puisqu’il porte une dimension subjective, le bien-être est une auto-évaluation. Cette auto-évaluation s’appuie sur les perceptions individuelles, et non sur les conditions strictement objectives de vie de la personne. Ensuite, il ajoute que le bien-être est une évaluation positive de sa situation par le sujet, un regard qu’il pose globalement pour juger s’il en tire satisfaction. Enfin, le bien-être dépasse l’absence d’affects négatifs, en impliquant aussi la présence d’affects positifs. L’auteur précise que le bien-être subjectif recèle deux composantes distinctes : l’une affective et l’autre cognitive. La première consiste en une évaluation hédo- niste guidée par les émotions et les sentiments, alors que la deuxième s’appuie sur une appréciation basée sur des informations que chacun détient sur sa propre exis- tence. A partir de ces informations, nous jugeons dans quelle mesure notre vie est à la hauteur de nos attentes et correspond à la vie idéale que nous souhaiterions mener (Van Hoorn, 2007).

Pour définir ce processus qu’est le bien-être au travail, Barthod-Prothade (2012) mobilise comme d’autres auteurs le concept de flow. La recherche portant sur le flow et la théorie qui en résulte prennent racine dans le désir de comprendre le phénomène de l’activité intrinsèquement motivée, ou autotélique23 (ibid.). Dé-

veloppé sous l’impulsion du courant de la psychologie positive (Maslow, 1972 ; Csikszentmihalyi, 2004 ; Peterson & Seligman, 2004), le concept de flow renvoie à un état positif dont un individu peut faire l’expérience dans divers contextes d’activité (Demontrond & Gaudreau, 2008). Csikszentmihalyi (1990), qui est à l’origine du concept, illustre l’état de flow – ou d’expérience optimale – de la sorte : « (…) people are so involved in an activity that noth- ing else seems to matter; the experience is so enjoyable that people will do it even at great cost, for the sheer sake of doing it. » (p.4). Le flow est un état, et non un trait de personna- lité. Cet état découle de l’interaction entre l’individu et son environnement (Na-

en ligne : http://goo.gl/ivs6X9). Le bouddhisme, lui aussi, véhicule l’idée qu’il y a plusieurs façons d’être heu- reux, mais que toutes n’apportent pas un bonheur profitable à l’individu à travers la réduction de sa souffrance (Sa Sainteté le Dalaï-Lama, 2003).

23 Autotélique, du grec ancien auto (soi-même) et telos (fin, but) (Nakamura & Csikszentmihalyi, 2002) :

kamura & Csikszentmihalyi, 2002). L’individu est activement impliqué dans le flow et cet état requiert un véritable investissement de sa part, en temps et en énergie (Csikszentmihalyi, 1997 ; cité par Bakker, 2005), une mobilisation de ses compétences orientée vers un but, de la concentration, de la persévérance (Bar- thod-Prothade, 2012). Lutz and Guiry (1994 ; cités par Bakker, 2005) vont plus loin en défendant qu’une personne doit être totalement immergée dans son activi- té pour pouvoir faire l’expérience du flow.

Il existe de multiples définitions du concept de flow, mais Bakker (2005) sou- ligne que lorsqu’elles ont trait au monde du travail, elles ont généralement trois éléments-clefs en commun : l’absorption (Agarwal & Karahanna, 2000), le plai- sir (Csikszentmihalyi, 1990) et la motivation intrinsèque (Ryan & Deci, 2000).

L’absorption cognitive est définie par Heutte (2011) comme : « une focalisa- tion exclusive, extrême et apaisante, liée à un état de concentration totale dans une activité (p.107). Bakker (2005) la résume à « l’immersion totale dans l’activité » (p.27). Selon Agarwal & Karahanna (2000), cet investissement pro- fond qu’est l’absorption cognitive s’articule autour de cinq dimensions :

• la perte de la notion du temps ; • la concentration dans la tâche ; • l’intensité du plaisir ;

• le sentiment de contrôler l’interaction ; • et la curiosité sensorielle et cognitive.

Le plaisir – nécessaire à l’absorption – qu’un employé tire de son travail, et le fait qu’il se sente heureux, le pousse selon Veenhoven (1984/1996 ; cité par Bak- ker, 2005) à adopter un jugement très positif sur la qualité de sa vie profession- nelle. Ce plaisir ou ce bonheur est la résultante d’évaluations cognitives et affec- tives de ses expériences de flow (Diener, 2000 ; Diener & Diener, 1996 ; cités par Bakker, 2005).

Quant à la motivation intrinsèque, que nous avons déjà définie plus haut, les recherches montrent que lorsqu’elle anime un travailleur, celui-ci est continuel- lement intéressé dans son activité professionnelle (Harackiewicz & Elliot, 1998 ; cités par Bakker, 2005) et a tendance à vouloir continuer à travailler, est fasciné par les tâches qu’il accomplit (Csikszentmihalyi, 1997 ; cité par Bakker, 2005). Les liens entre le flow et la motivation intrinsèque en font en réalité une boucle vertueuse (Barthod-Prothade, 2012) : la motivation intrinsèque favorise le flow, et l’expérience du flow la renforce en retour.

Selon plusieurs auteurs, trois conditions doivent être rencontrées pour qu’un individu soit plongé dans l’état de flow générateur de bien-être au travail (ibid.). Pour rencontrer ces conditions, il doit :

1. percevoir que ses compétences personnelles et professionnelles lui permettent de relever le défi auquel il est confronté ; Bakker (2005) a recours à la notion de « balance » (d’équilibre entre le challenge et les compétences) ;

2. être dans l’absorption cognitive pour pouvoir accomplir avec perfor- mance ladite activité ;

3. réaliser sa performance en produisant de la concentration, de l’automatisation au niveau de ses gestes, du plaisir, une sensation d’équilibre.

Les antécédents du flow ont également été étudiés par la recherche et permet- tent de mieux cerner ses enjeux. Bakker (2005) rappelle que les ressources à dis- position de l’individu confronté à une activité peuvent avoir un impact sur sa mo- tivation, son investissement et sur sa performance (Orpen, 1979 ; Hackman & Oldham, 1980 ; Loher, Noe, Moeler & Fitzgerald, 1985 ; De Jonge, 1995 ; Schaufeli & Bakker, sous presse ; cités par Bakker, 2005). En l’absence de res- sources suffisantes, ou d’un sentiment de compétence face à la tâche, le flow a moins de chance d’apparaître. Concernant les ressources, il met en évidence le fait qu’elles sont de diverses formes : soutien des collègues, feedback relatifs à la performance, matériel de qualité et autonomie (Karasek, 1979 ; Demerouti, Bak- ker, Nachreiner, & Schaufeli, 2001 ; Bakker, Demerouti, De Boer & Schaufeli, 2003a ; cités par Bakker, 2005). En ce qui le concerne, il propose dans le cadre d’une étude centrée sur la contagion du flow d’élèves étudiant la musique par ce- lui de leur professeur de diviser ces « job resources » en quatre catégories : le sou- tien social des collègues, le coaching de supervision, l’autonomie et les feedback de performance. L’une des hypothèses que cette étude a confirmée est que les res- sources à disposition des professeurs de musique ont une influence positive sur la balance qu’ils font entre leur but à atteindre et leurs compétences, équilibre qui contribue positivement à leur expérience de flow (figure 4).

Figure 4. Modèle du flow (Bakker, 2005)

Mesurer le flow passe par la détermination d’indicateurs de cet état. Parmi ces indicateurs, on retrouve dans l’échelle WOLF (WOrk-reLated Flow scale) de Bakker (2001 ; cité par Bakker, 2005) des items liés à l’absorption cognitive, au plaisir au travail et à la motivation intrinsèque. Bathod-Prothade (2012) a elle aus- si recours à l’absorption en tant qu’indicateur du flow, indicateur qu’elle couple aux émotions générées par le bien-être (fierté, joie, satisfaction et sentiment d’accomplissement ; Csikszentmihalyi, 2004) pour évaluer ce dernier.

L’état de flow peut bien entendu s’appliquer aussi à la sphère privée et so- ciale. Agarwal & Karahanna (2000) mettent à ce sujet en évidence qu’un individu peut tout à fait atteindre le flow dans une activité privée sans pour autant y parve- nir au travail.

Enfin, si le flow et l’auto-détermination sont deux composantes essentielles du bien-être au travail, le bien-être est également lié aux dimensions se rapportant à l’organisation du travail. Ces dimensions sont au nombre de cinq d’après le Ba- romètre social du bien-être au travail des Français (2010 ; cité par Barthod- Prothade, 2012) :

• bien-être vital : relatif à la santé du travailleur ;

• bien-être existentiel : relatif à l’auto-réalisation (Maslow, 1972), à la poursuite d’un équilibre de vie et du sens dans le travail ;

• bien-être social-relationnel : relatif au « vivre ensemble », à la qualité des relations interpersonnelles au travail, au sentiment d’appartenance, de reconnaissance, au soutien et au partage social ;

• bien-être matériel : relatif au confort physique et psychologique dans lequel le travail exerce sa fonction ;

• bien-être organisationnel : relatif à la fonction, aux attributions, affec- tations, horaires, et au contexte de travail du travailleur, autant qu’à sa situation dans sa carrière, à la situation de son entreprise/institution ou encore aux évènements récents arrivés sur son lieu de travail.

C’est dans l’interaction entre ces dimensions de l’organisation du travail et du flow que se construit le bien-être au travail d’après Barthod-Prothade (2012). Ntsame Sima, Desrumaux & Boudrias (2013) mettent quant à eux en évidence que les recherches centrées sur la qualité de vie au travail portent généralement leur attention sur trois antécédents du bien-être liés aux conditions de travail : la justice organisationnelle (Nabatchi, Bingham & Good, 2007), les ressources et les exigences de travail (Demerouti et al., 2001).