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Le sentiment d’efficacité personnelle 77

Chapitre I. Un tableau inachevé 3

1.5   Préciser le cadre conceptuel 57

1.5.5   Le sentiment d’efficacité personnelle 77

Issu de la théorie sociocognitive d’Albert Bandura (1977 ; 1986 ; 2003), le concept de Sentiment d’Efficacité Personnel (SEP), ou sentiment d’auto- efficacité, est largement répandu dans la littérature pédagogique de ces dernières décennies. Ce concept qui entretient des liens avec de nombreux constructs ratta- chés à la perception qu’un individu a de lui-même se distingue de ceux de senti- ment de compétence ou d’estime de soi, notamment. Le concept même de SEP possède plusieurs facettes et a fait l’objet de multiples définitions depuis sa créa- tion. Afin de clarifier notre propre positionnement par rapport à celles-ci, exami- nons ensemble ses dimensions ainsi que ses tenants et aboutissants.

En premier lieu, Hoy & Spero (2005) soulignent l’importance de marquer la différence entre le « sentiment d’efficacité personnelle » et le « sentiment d’efficacité général ». Alors que la première expression renvoie aux définitions communes du SEP que nous aborderons plus loin, la deuxième s’écarte de cette représentation de l’auto-efficacité qui nous est plus familière. Selon les auteurs, le sentiment d’efficacité général « appears to reflect a general belief about the po- wer of teaching to reach difficult children and may have more in common with teachers’ conservative/liberal attitudes towards education (Tschannen-Moran et al., 1998; Hoy & Woolfolk, 1990; Woolfolk & Hoy, 1990). » (Hoy & Spero, 2005, p. 347). Notons qu’en francophonie, cette précision est également mise en avant par la recherche (Mukamutara, 2012). Si l’on se rallie à ce point de vue, le senti- ment d’efficacité général ne peut être confondu avec le sentiment d’efficacité per- sonnelle. Des issues empiriques viennent d’ailleurs étayer cette distinction con- ceptuelle, puisque les deux dimensions du concept d’auto-efficacité apparaissent statistiquement indépendantes au sein de l’inventaire de Gibson & Dembo (1984), et qu’elles n’entretiennent généralement entre elles que des corrélations faibles à modérées (Anderson et al., 1988 ; Sakloske, Muchaluk & Randhawa, 1988 ; Bur- ley et al., 1991 ; Moore & Esselman, 1992 ; Woolfolk & Hoy, 1990 ; Hoy & Woolfolk, 1993 ; Soodack & Podell, 1993 ; cités par Hoy & Spero, 2005). En réa- lité, le sentiment d’efficacité général pourrait selon Mukamutara (2012) être rap- proché du sentiment d’efficacité collective, concept que l’on retrouve chez Ban- dura lui-même (1997), chez Lecompte (2004) ou encore chez Carré et al. (2004). Ces derniers insistent sur le fait qu’en embrassant l’approche sociocognitive de Bandura, la complémentarité des deux facettes de l’auto-efficacité est évi- dente puisque les individus « interagissent dans la réalisation de buts communs,

partagent des conceptions, (…), construisent ensemble des projets. » (p. 41-42 ; cités par Mukamutara, 2012, p.46). Décomposons à présent la facette individuelle du SEP, qui restera notre seule préoccupation à partir de ce point dans cette thèse. D’après Deaudelin et al. (2002 ; cités par Mukamutara, 2012), le SEP s’articule autour de deux dimensions internes : les attentes d’efficacité et les at- tentes de résultat. Bandura (1977), tout comme Viau (2003) d’ailleurs, défend l’idée selon laquelle l’engagement d’un individu dans une activité dépend de mul- tiples déterminants (cf. infra). Plus précisément, son positionnement est que la motivation d’une personne provient de la perception qu’elle a de sa capacité à exécuter une action donnée (ce qui correspond aux attentes d’efficacité) et de sa croyance sur les conséquences probables de cette action (attachée aux attentes de résultat). De récentes recherches mettent en évidence que le sentiment de compé- tence et d’efficacité personnelle exercent une influence sur l’efficacité effective de l’action éducative (Le Boterf, 2004 ; Dussault et al., 2002 ; cités par Mukamu- tara, 2009). On comprend donc toute l’importance de cultiver et de protéger les attentes d’efficacité et de résultat chez les enseignants débutants puisqu’elles par- ticipent à déterminer l’investissement et la persévérance dont ils font preuve, sur- tout face à une tâche perçue comme difficile (Mukamutara, 2012, p.49).

Une troisième distinction à comprendre lorsqu’on fait appel au concept de sentiment d’auto-efficacité est que « L’efficacité personnelle perçue ne concerne pas le nombre d'aptitudes que l'on possède, mais ce qu'on croit pouvoir en faire dans des situations variées. » (Bandura, 2003, p. 63). Bandura de poursuivre en insistant sur le fait que cette estimation n’est pas toujours rationnelle et en rapport avec les capacités réelles de l’individu, mais qu’« Elle est plutôt le résultat d'un processus transactionnel entre l'estimation que fait la personne des exigences et des conditions d'une tâche particulière, des ressources qu'elle possède ou croit posséder, et surtout de sa capacité de les utiliser adéquatement dans cette situa- tion précise. » (ibid.).

Si nous devions à présent définir le sentiment d’auto-efficacité dans le con- texte qui est le nôtre, nous dirions que le sentiment d’efficacité personnelle d’un enseignant débutant renvoie à la croyance qu’il a quant à sa capacité à atteindre ses objectifs en termes d’enseignement/apprentissage, d’engagement des appre- nants – y compris en ce qui concerne ceux présentant des difficultés de compor- tement ou une faible motivation scolaire –, et de gestion de la classe et de la dis- cipline. Bien entendu, cette définition peut s’appliquer à bien des actes professionnels de l’enseignant.

1.5.5.2 Les sources du SEP

Le SEP est la résultante de quatre sources selon la théorie sociocognitive de Bandura. Trois de ces sources sont internes à la personne (ou personnelles) : les capacités de l’individu, ses expériences actives de maîtrise et ses états émotion- nels. S’ajoute à celles-ci une source externe (ou environnementale) : la persuasion verbale. Une troisième catégorie de sources est adjointe aux sources internes et externes, à savoir les sources comportementales (Mukamutara, 2012), qui naissent au confluent de l’individu et de son environnement. Ces trois catégories de sources sont interdépendantes (Carré et al., 2004), et leur influence relative varie selon la situation, selon l’individu, ou encore selon l’événement considéré (Ban- dura, 1986 ; Prévost-Bernier, 1994 ; cités par Mukamutara, 2012). Passant outre le détail du contenu des deux premières catégories de sources (personnelles et en- vironnementales)24, précisons que quatre types de comportements peuvent être

identifiés chez un individu selon son niveau de SEP et les contingences de son environnement (Bandura, 2003). Un niveau élevé de SEP associé à un environ- nement stimulant tend à produire des aspirations, un engagement productif et la réussite professionnelle. Confronté à un environnement non stimulant, un indivi- du porteur d’un fort SEP aura tendance à développer un comportement revendica- teur. Si l’environnement non stimulant se combine avec un faible SEP chez une personne, celle-ci se montrera davantage résignée et apathique. Enfin, un individu marqué par un niveau de SEP peu élevé, et constatant que dans son environne- ment ses pairs se voient récompensés pour leurs efforts, risque de s’autodévaloriser et de se décourager.

1.5.5.3 SEP et issues empiriques de la recherche

La recherche met en avant quelques issues intéressantes à propos du SEP. Parmi les plus pertinentes au regard de nos propres objets d’investigations, on no- tera que le sentiment d’auto-efficacité est en relation avec l’enthousiasme pour l’enseignement, le « Teaching Commitment » et la rétention des enseignants dé- butants (Hoy & Spero, 2005 ; Tschannen-Moran & Woolfolk Hoy, 2007 ; cités par Rots et al., 2010), mais également avec la perception d’adéquation de leur formation initiale (Darling-Hammond, Chung & Frelow, 2002). Les débutants présentant un faible niveau de SEP ont de surcroît davantage tendance à adopter une vision restreinte de l’orientation professionnelle (Rots et al., 2007).

Le SEP se construisant autant au gré de la pratique qu’à travers les rétroac- tions des pairs, on ne peut que plaider en faveur d’une forme d’induction du nou- veau personnel qui prévoit la formation des acteurs de soutien centrée sur la pro- tection et le développement du SEP des novices. Rots et al. (2010) renforcent un peu plus la solidité de cette opinion en rappelant le lien direct entre le soutien de supervision (de stage ou mentoral) et le sentiment d’auto-efficacité des étu- diants/débutants, mis au jour par Fives, Hamman & Olivarez (2007) ou encore Tschannen-Moran & Woolfolk Hoy (2007). Plus spécifiquement, Rots et al. (2010) soutiennent que les interactions de tutelle aident les étudiants (et les débu- tants) à faire l’expérience de situation de maîtrise de l’enseignement, de persua- sion verbale, autant qu’elles permettent de vivre des situations d’apprentissage vi- cariant ; l’ensemble de ces éléments contribuant à l’établissement d’un SEP fort chez la relève qui présenterait, selon l’OCDE (2012), un niveau de SEP inférieur à celui des enseignants expérimentés. Au sein du panel d’expériences de maîtrise par lesquelles peuvent passer les novices pour accroître leur SEP, il n’est selon les auteurs d’expérience plus capitale que celle d’avoir le sentiment de faire la diffé- rence, tant humainement que professionnellement, auprès des élèves : « Pupils are the ones who utimately justify one’s sense of one-self as a teacher: they are the true (legitimizing) standard by which teachers judge their professional per- formance (see Ballet & Kelchtermans, 2008; Simons & Kelchtermans, 2008). » (p.4). Toujours selon Rots et al. (2010), l’affirmation de soi en tant qu’enseignant compétent dépendrait quant à elle de la reconnaissance sociale, qui se matérialise en partie dans la persuasion verbale des collègues. Une récente étude de Mukamu- tara (2009) met malheureusement en évidence que la majorité des enseignants considèrent leur enseignement comme peu efficace durant l’entrée en carrière et que leur sentiment d’efficacité personnelle reste relativement faible même après trois années de pratique professionnelle (tout particulièrement en ce qui concerne la gestion de la classe).

Lorsqu’on s’intéresse comme nous à la question du choix de la carrière, cer- tains travaux sur le SEP méritent d’être étudiés avec la même attention que la « Social Learning Theory of Career Decision Making » de Krumboltz. Ainsi, on soulignera que Lent & Hackett (1987) défendent à ce sujet qu’avant même l’entrée dans la vie professionnelle, le SEP contribue à l’orientation d’un individu en influençant sa perception de ses opportunités professionnelles. Certaines per- sonnes occultent ainsi des catégories entières de professions (et donc d’études) en raison d’un faible sentiment d’auto-efficacité dans le domaine qu’ils jugent essen- tiel à maîtriser pour quiconque peut prétendre à les exercer. Certes, cette stratégie

mêlant auto-évaluation et intuition du futur immédiat (ou protention d’après Hus- serl, PCIT) peut s’avérer gagnante et économiser à un individu des efforts voués à l’échec. Néanmoins, en quelques circonstances, elle aura comme revers de l’orienter vers un choix professionnel guidé par le dépit. En effet, si nous nous in- vestissons rarement dans une tâche que nous ne nous estimons pas en mesure de mener à bien (Bandura, 1997), le fait de ne trouver aucun sens à son activité pro- fessionnelle apparaît tout aussi néfaste à notre investissement dans celle-ci (Tardif & Lessard, 1999 ; Gelin, Rayou, Ria, 2007 ; Périer, 2009 ; cités par Guibert & Lazuech, 2010). Le SEP n’est fort heureusement pas une disposition acquise fi- gée. Des recherches telles que celle de Cannon (1988) démontrent par exemple qu’en stimulant la pensée critique d’étudiants provenant d’un milieu socio- économique défavorisé, il est possible d’accroître leur sentiment d’auto-efficacité jusqu’à améliorer leurs résultats scolaires et à augmenter leur taux d’inscription à l’Université.