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Freud (1895) a fait l’hypothèse que certaines expériences infantiles pouvaient laisser des traces mnésiques actives bien qu’inconscientes. Y. Lesourne, dans la définition de l’après- coup donnée dans le Dictionnaire international de psychanalyse (2002), explique que selon Freud « toutes les expériences infantiles laissent un reste, une trace mnésique qui demande à être réinterprétée et qui le sera ultérieurement. Ce reste a toujours un rapport avec le caractère sexuel de la trace » (p. 130).

Freud modifia cette hypothèse en développant le concept d’« après-coups ». L’après-coup serait lié à l’effet excitant de certaines impressions n’ayant pas de portée traumatique du fait de l’immaturité du développement sexuel de l’enfant. Le symptôme traumatique surgirait lors d’une nouvelle expérience semblable à la première mais prenant un sens nouveau du fait de la capacité de reconstruction du sens de l’événement.

96 Ce concept nous semble important pour notre recherche dans la mesure où nous nous intéressons au processus adolescent et à la manière dont les adolescents parviennent à se construire malgré les blessures psychiques subies pendant l’enfance.

Dans Remémoration, répétition et perlaboration (1914), Freud écrit dans : « S’agissant d’une sorte particulière d’expériences vécues extrêmement importantes qui se situent dans les tout premiers temps de l’enfance et ont été vécues, en leur temps, sans compréhension mais qui,

après coup, ont rencontré compréhension et interprétation, le plus souvent aucun souvenir ne

peut être éveillé. […] On parvient par des rêves à la connaissance de ces expériences vécues, et pour les motifs les plus contraignants issus de l’agencement de la névrose, on est obligé d’y croire » (1914, p. 189).

L’après-coup serait donc le souvenir d’une expérience vécue durant l’enfance prenant un nouveau sens du fait de sa nouvelle interprétation. J. André (2009/5) ajoute « L’après-coup est un trauma et, s’il n’est pas simple répétition, c’est qu’il contient des éléments de signification qui ouvrent, à la condition de rencontrer une écoute et une interprétation, sur une transformation du passé. » (p. 1295).

Or, le pubertaire, avec l’afflux pulsionnel et les changements cognitifs et physiques qu’il amène, presse l’adolescent à se confronter à son histoire. Alors, un choix s’impose à l’adolescent. N de Kernier (2011) explique : « l’extrême attachement à leur(s) parent(s) qui restent l’objet d’une idéalisation intense et qui sont par ailleurs perçus comme fragiles empêchait ces adolescentes de réagir en leur exprimant directement leurs éprouvés. Cette emprise de l’autre sur une partie d’elles-mêmes qui barrait le processus de subjectivation les avait assujetties à une position d’infans. L’obstacle réside dans la difficulté, voire l’impossibilité pour la mère, le père ou l’adolescent de renoncer à la forme relationnelle que rend seul possible l’état d’infans » (p. 18).

Ainsi, certains adolescents peuvent être dans une impasse psychique : la séparation d’avec les figures parentales vient menacer l’unité du moi. Pour M. Corcos (2009), la pathologie limite est la réponse trouvée par ces adolescents : « l’adolescent limite ne lâche pas la main à l’enfant

97 « cruel en lui qui réclame de ne rien ensevelir3», et garde toujours un œil sur ces objets » (p. 122).

M. Corcos (2009) interroge : « Combien faut-il de temps pour passer de l’enfance à l’adolescence et de l’adolescence à l’âge adulte ? Des années [d’apprentissages et de formation, de désillusion narcissique et d’éducation sentimentale…] pour la plupart de ceux qui ont été protégés par leur environnement (un toit et une loi), mais pour certains (et c’est le cas de bons nombres de patients limites) quelques minutes seulement avant d’être jeté hors de son enfance à coups de pied et de poing. Sortie brutale d’un lignage, d’une filiation qui allait de soi. Première rupture de continuité installant une temporalité trouée. Première rencontre avec la douleur psychique jusqu’à la mort de l’enfance en soi, et première métamorphose brutale en adulte. Violence brutale explosive, ou violence insidieuse, lente, destructrice d’une identité et d’un rapport charnel et psychique au monde un tant soit peu tamisé. C’est toute la question du trauma en pleine phase de développement » (p. 121).

J. André (2009) montre également que le trauma vécu pendant la prime enfance a une incidence sur les relations intersubjectives car il se joue dans la relation à l’autre : « Le raisonnement qui se contente d’expliquer, par la fragilité du moi précoce, son « immaturité », la violence d’impact des premiers traumas, ce raisonnement ne regarde que d’un seul côté et oublie une donnée essentielle, aussi bien quant à la nature des traumas que pour leur éventuel traitement après coup : c’est que toujours, sans exception, c’est un adulte qui prémature un enfant. Il n’est de trauma primitif qui ne soit la cristallisation d’une situation interhumaine et n’en conserve la trace » (p. 1320).

Le processus adolescent engendre une historicisation par le jeune de son parcours de vie et nous cherchons à observer les répercussions de l’après-coup dans le psychisme adolescent.

Selon B. Chervet, « chaque remémoration est un après-coup d’un souvenir inconscient ayant acquis, dans l’après-coup de son refoulement, la valeur de coup traumatique » (2009/5 p. 1379). Notre recherche vise à observer les souvenirs évoqués par les adolescents des négligences qu’ils ont vécues et le sens qu’ils donnent à ces expériences passées.

98 Y. Lesourne note que « le passé, tout le passé, depuis la naissance, est responsable de ce que nous sommes devenus mais, inversement, ce que nous sommes aujourd’hui est aussi responsable de ce que nous avons été : le présent transforme, traduit, remanie le passé qui est pourtant toujours présent en nous ; pour un individu, le contact permanent de chaque instant de sa vie avec son passé ne peut être séparé de l’impossibilité du passé qui sans cesse émerge pour être retraduit autrement » (p. 130).

L’après-coup permet ainsi à l’adolescent d’organiser sa vie psychique. Son importance est d’autant plus nécessaire que l’adolescence est la période charnière où le jeune construit sa subjectivité. N. de Kernier (2015) explique que « la puberté donne une relecture inédite de certaines réminiscences. La notion d’après-coup caractérise la nature du pubertaire : c’est l’écart entre le temps où « ça se passe » et le temps où « ça se signifie » (cf. R. Roussillon, 1999) » (p. 151).

L’adolescence, par le travail de réaménagement psychique, permet un temps d’élaboration des souvenirs infantiles.

Nous observons dans notre pratique que certains adolescents placés se rendent responsables de leur situation de placement et recherchent l’approbation de leurs pairs et des adultes. Bien que leurs parents aient été violents avec eux, ils sont en quête de leur sollicitude et de leur bienveillance.

M. Corcos explique que ces adolescents mettent en place des défenses « précocement pour faire écran à l’avidité du sujet carencé où se confondent besoin et désir, l’autre et soi. Avidité pour l‘objet naissant paradoxalement de son absence. Avidité sans faim, sans fin et sans merci, tant par rapport aux autres, qu’à soi […]. Faute d’objet interne suffisamment bon qui fasse office de guide, tuteur, réverbère, le sujet agit à nouveau, comme avant, avec le même moi infantile dans le comportement à la question de la distance à l’objet : proximité, fuite, ligne rouge passionnelle autour de l’amour de l’abandon » (2013, p. 161). Ces stratégies d’adaptation leur permettent de ne pas être confrontés au souvenir des violences vécues.

J. Guillaumin, s’appuyant sur son expérience auprès d’adolescents, fait l’hypothèse que l’expérience d’un nouveau traumatisme à l’adolescence permet d’élaborer les conflits intrapsychiques, notamment ceux liés à la perte et au deuil des objets de l’enfance. Selon lui, cette expérience d’un nouveau traumatisme permet l’individuation : « Il me semble qu’ici la simple application de la problématique de l’après-coup, renvoyant à la seule réorganisation

99 des expériences traumatiques de l’enfance, ne convient plus tout à fait. La résignification du passé non représenté réclame un nouveau choc, pas trop amorti, et il dépend de la gestion de ce choc, entre traumatisme fracturant et excitation contenue mais dérivée dans des voies actives (les buts de vie…), que l’adolescent émerge réellement de l’ambivalence ombilicale post- pubertaire » (2001, p. 27).

Similairement, C. Matha explique que ce temps est porteur d’une dimension traumatique car les bouleversements physiques et psychiques peuvent venir déborder les capacités d’élaboration du sujet (2010, p. 105).

Selon J. Guillaumin, ce débordement engendre une « appétence » ou un « besoin traumatophilique » qui poussent les adolescents à rechercher des limites. Ce comportement leur permettrait de contenir leur excitation et de gérer ainsi leur violence interne. Ce besoin « s’exprimerait par la recherche active des situations de rupture dans l’équilibre pulsionnel, pouvant ou non correspondre à la perte volontaire ou à la destruction douloureuse et systématique de certaines relations, pour des raisons en quelque manière vitale, orientées par l’accomplissement des tâches majeures de la vie, dont la première est de devenir soi-même » (2001, p. 9). Il décrit des « effets de choc ou de violence » qui auraient « des fins personnalisantes » pour la psyché.

Ph. Jeammet note que, pour les sujets en défaut d’intériorisation, « l’agir est pour eux le moyen de renverser ce qu’ils craignent de subir et de reprendre une maîtrise de ce qu’ils étaient en train de perdre. L’acte permet de figurer sur la scène externe, et par là, de contrôler, ce qu’ils ne pouvaient représenter au niveau d’un Moi sidéré par la massivité des affects avec un espace psychique effacé où le jeu subtil des déplacements de représentations est remplacé par les mécanismes plus archaïques, de projection, de renversement dans le contraire et de retournement contre soi » (2008, p. 119). La fragilité narcissique provoque la construction de mécanismes de défense importants pour soit se protéger de l’objet, soit s’y accrocher.

Ainsi, nous pouvons supposer que les adolescents pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance peuvent vivre à l’adolescence une remémoration des atteintes issues de la négligence parentale et nous cherchons à comprendre le potentiel traumatique de ces remémorations. Il nous semble que la souffrance observée chez les adolescents témoigne de la violence des

100 éprouvés et de la difficulté qu’ils éprouvent à faire face aux souvenirs. Cette peur du passé semble périlleuse pour le sujet dont les assises narcissiques sont fragiles.

Quels affects sont engendrés par cette confrontation ?

Quelle place les imagos parentaux jouent-ils dans ce travail d’élaboration du vécu ?

Quelles sont les ressources qui permettent aux adolescents de dépasser cette rencontre avec l’impensable ?

101 Les auteurs précédemment cités ont pu nous offrir des clés de compréhension pour mieux appréhender la réalité psychique des enfants. Ils mettent en évidence les répercussions du traumatisme sur la construction narcissique et objectale, ainsi que le poids des imagos dans la psyché. Par ailleurs, les auteurs nous ont permis de mieux saisir la complexité du processus adolescent, et les mouvements de séparation-individuation et de subjectivation qui sont à l’œuvre.

Cependant, il nous semble que la prise en compte des atteintes infantiles lors du le processus adolescent a été peu explorée. Les auteurs décrivent les caractéristiques de l’adolescence et les écueils rencontrés lorsque les ressources narcissiques ne sont pas suffisantes ; cependant, ils n’ont pas exploré les répercussions des traumatismes précoces et d’un contexte de vie de séparation familiale sur ce processus.

Plusieurs questionnements restent en suspens :

Qu’est-ce qui ne parvient pas à être élaboré chez les adolescents placés et qui engendre les symptômes observés de recours à l’agir ou de repli narcissique ?

Pourquoi les adolescents placés montrent une entrave dans l’investissement objectal ? Quel lien aux imagos parentaux développent-ils ?

Ainsi, afin de mieux saisir la complexité du fonctionnement psychique des adolescents en situation de placement, nous vous proposons un travail de recherche clinique auprès de dix adolescents.

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