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Lors du Congrès des Psychanalystes de langue française en 1991, R. Cahn a élaboré le concept de « subjectivation » à partir de celui d’ « appropriation subjective ».Il a souhaité sortir de « la décomposition de la personnalité psychique 2» pour proposer un concept prenant en compte la

structuration du psychisme. Ainsi, ce processus rend compte « d’un espace psychique suffisant pour un fonctionnement de plus en plus autonome en même temps qu’ouvert au monde » (Cahn, 1998).

M. Bertrand (2005) rappelle que le terme de « subjectivation » s’utilise dans trois contextes : « le premier est celui des psychoses, là où la subjectivation ne s’évoque que négativement, par ses échecs ; le second est celui de l’adolescence, parce que s’y joue l’avenir du sujet, la résolution d’une crise ou le basculement dans la psychose ; enfin, le troisième est le processus de subjectivation dans l’analyse. »

Ainsi, nous utilisons ce concept à propos des adolescents de notre recherche qui sont en cours de processus adolescent. Par ailleurs, M. Bertrand rappelle le cadre de cette notion qui peut se définir comme :

« - Une appropriation subjective, par opposition au déni, au clivage, et aux différents modes de mise "hors sujet" d’une partie de la réalité psychique.

- La possibilité de constitution d’un espace psychique dans lequel le sujet peut admettre en soi le pulsionnel, ou l’excitation créée par l’objet, par son absence, synonyme d’abandon et de déréliction, ou au contraire son excès de présence, son intrusion, synonyme d’envahissement et de sidération. »

2 Titre d’un chapitre des Nouvelles Conférences de S. Freud , selon la traduction de R.M. Zeitlin, Paris Gallimard,

78 Ainsi, nous qui cherchons à rendre compte de la construction du fonctionnement psychique des adolescents, ne pouvons faire l’impasse de ce concept novateur.

Pour que l’adolescent parvienne à résoudre les conflits qu’il traverse, il doit s’identifier à des pairs ou des adultes. Cette triangulation permet, par des identifications à d’autres objets, la construction et l’organisation du moi. Ph. Gutton parle de « sujet parental de transfert » sans lequel « l’adolescent ou ce » ne peut avoir lieu » (2004, p. 15).

Le remaniement est compliqué pour l’adolescent qui doit réécrire, répéter l’élaboration du développement œdipien. Pour permettre un changement et une prise en compte des relations objectales, l’adolescent doit adapter son narcissisme « comme si, pour accepter le changement de la relation, il était nécessaire de procéder à un remaniement narcissique de telle sorte que les assises du moi devraient d’abord consolider ses fondations avant de modifier ses relations avec les objets » (1992, p. 228).

L’adolescent est confronté au changement. Pour autant, il ne peut plus compter sur les outils psychiques qu’il utilisait lorsqu’il était petit et doit en construire et en développer de nouveaux. Ph. Gutton montre que l’adolescent « utilise les procédures de l’idéalisation rodées dans l’enfance » (1991, p. 11). Ainsi, ceux qui ont été maltraités pendant l’enfance peuvent garder une image idéalisée, niant la violence vécue, pour maintenir leur cohésion interne menacée. Le travail difficile du développement psychique nécessite l’élaboration de la séparation d’avec les figures parentales. La scène primitive fait irruption dans la pensée de l’adolescent. Ph. Gutton rappelle que « la scène pubertaire animant la psyché adolescente fait rebondir la scène primitive sur un nouvel écran sans en dévoiler les secrets » (2004, p. 14).

L’adolescent est en proie à des mouvements paradoxaux : d’une part, il connaît une irruption de la scène primitive dans sa psyché, qui paralyse sa relation au parent ; d’autre part, il cherche à laisser ses souvenirs en l’état infantile afin de maintenir sa cohérence interne. La crainte d’un effondrement rend difficile le travail d’élaboration des imagos parentales. Il utilise des mécanismes de défense particuliers. Ph. Gutton fait « du renversement en son contraire et du retournement sur la personne propre les mécanismes archaïques privilégiés de la métamorphose pubertaire ». (2008, p. 103).

Ph. Gutton note que l’adolescent fait face à un éprouvé originaire constitué de deux sources : l’une interne et l’autre externe. La source interne est constituée du passé de l’enfant où se sont

79 construites les images historiées œdipiennes. La source externe est constituée de l’actualité parentale. Le pubertaire est une force anti-séparatrice vers le parent œdipien, la séparation est un travail d’« adolescens ».L’objet est interprété par l’adolescent comme inadéquat du fait de l’interdit de l’inceste, ce qui engendre une barrière à la représentation objectale.

La résolution du pubertaire ne peut se faire que par l’accès au désir de l’autre. Ce désir donne un sens à l’éprouvé originaire. Ph. Gutton montre que les adolescents ayant des pathologies narcissiques « se situent dans la topique « du refusement » de la génitalité séductrice » (2008, p. 104). Pour ces adolescents, le corps ne peut être intériorisé, il reste extérieur, potentiellement séducteur et persécuteur.

Selon Ph. Gutton, la haine peut être, pour l’adolescent ayant une pathologie narcissique, un processus lui permettant de se défendre contre la toute-puissance de l’objet partiel. Le processus de haine permet de mettre à distance un objet envahissant. Autrement dit, l’affect de haine ressenti par l’adolescent envers un objet lui permet de se dégager d’un objet envahissant risquant de le rendre dépendant : « La haine introduit un écart dans la relation […]. La haine ferait partie des processus d’individuation et de différenciation. » (2008, p. 105).

Par ailleurs, N. de Kernier (2011) rend compte de la nécessité de réaménager le moi à l’adolescence en « tuant » l’infans qui encombre l’appareil psychique : « l’infans acquiert un caractère d’ancienneté, pour laisser la place à la nouveauté objectale introduite par le pubertaire. Puisque « rencontrer du nouveau donne un statut d’ancien à ce qui précède » (Marty, 2005), encore faut-il parvenir à donner à l’infans un statut d’ancien. Telle est l’une des visées du meurtre de l’infans appelé à être représenté » (p. 16). N. de Kernier émet l’hypothèse que ce travail engendre l’obligation pour l’adolescent de tuer une partie de lui-même : « Tuer l’infans en soi, (…) l’infans à tuer, c’est notamment l’enfant consolateur prisonnier de l’attente de ses parents, l’enfant qui est modelé par les idéaux de ses parents et qui n’a pas pu faire lui- même l’expérience d’un modelage de ses objets externes, puis internes » (p. 19).

N. de Kernier (2011) nous dit que l’essor pubertaire plonge « l’infans dans un état de passivation traumatique [qui] peut être insupportable. Tuer l’infans en soi, c’est refuser l’excitation provoquée par l’autre. C’est aussi se vivre comme tué(e) par une figure parentale, cette immolation visant à se rendre innocenté(e) de ses propres désirs et à arrêter le temps » (p. 13). Le pubertaire permet alors une nouvelle possibilité d’élaboration des violences mais peut engendrer un après coup traumatique.

80 Ainsi, l’adolescent doit se séparer de certains objets qui constituent son moi. Or, comment cela peut-t-il se faire lorsque le moi du sujet est fragile ? Comment un adolescent porteur de représentations de soi négatives peut-il prendre le risque de se défaire d’objets internes ? L’adolescent se trouve dans une situation inconfortable où seule la séparation d’une partie de soi lui permettra l’accession à une capacité de subjectivation. D. Marcelli et A. Braconnier écrivent que « : les moyens de défense dont il dispose […] ont pour but de rendre supportable cette dépression et cette incertitude identificatoire sous-jacente » (2013, p. 15).

Nous faisons l’hypothèse que ce processus est plus difficile pour les jeunes ayant vécu la défaillance parentale car, comme nous l’avons vu dans la partie « La psyché sous emprise », les jeunes sont entravés psychiquement par des objets parentaux porteurs de la violence passée. A. Braconnier et D. Marcelli rappellent que « la caractéristique de l’adolescence est de remettre en cause les gratifications et les ressources narcissiques de l’enfance, en particulier toutes celles qui proviennent des parents et/ou des images parentales » (2013, p. 23). La distanciation des objets primaires est un choix plus difficile pour les jeunes porteurs d’imagos parentaux tyranniques. La crainte de leur propre effondrement peut donner aux jeunes le sentiment d’être dans une impasse.

Pour autant, Blos (1985) et Laufer (1980) ont pu mettre en évidence le concept de « l’Idéal du Moi » qui permet le développement d’un narcissisme adulte. L’identification au parent du même sexe et l’intériorisation de l’image paternelle ou maternelle permettent le dépassement et le renoncement à l’attachement œdipien. Blos déclare: « l’Idéal du Moi n’arrive à son organisation définitive que tardivement, au déclin du stade homosexuel de la première adolescence… C’est dans l’abandon irréversible de la position œdipienne négative (homosexuelle) pendant la première adolescence que se trouve l’origine de l’Idéal du Moi » (1985, p. 21-42).

Selon Laufer, l’Idéal du Moi se construit avant l’adolescence en même temps que le Surmoi à la fin du conflit œdipien et lorsque le système d’identification et d’intériorisation est opérant : « Avant que ce soit faite l’internalisation, les précurseurs de l’Idéal du Moi sont encore relativement instables, en partie dépendante des sources extérieures » (1980, p. 593).

L’auteur cite Ritvo et Solnit qui, en 1940, définissent les sources et les origines de l’Idéal du Moi ainsi : « on peut considérer que l’Idéal du Moi provient de trois sources principales :

81 l’idéalisation des parents, l’idéalisation de l’enfant par les parents, l’idéalisation de soi par les parents ». Pour Laufer, l’Idéal du Moi est « la partie du Surmoi qui contient les images et les attributs que le Moi s’efforce d’acquérir afin de rétablir l’équilibre narcissique » (1980, p. 595).

Pour Laufer, cette recherche peut être compliquée pour l’adolescent car « l’Idéal œdipien peut ne pas être conforme à ce qu’attendent les congénères. Dans ce cas, le Moi est mis en demeure de choisir entre le parent œdipien et les congénères » (1980, p. 600). Il en résulte chez l’adolescent des conduites d’identification dont le but est soit une tentative de dégagement des liens aux objets œdipiens infantiles, soit une lutte contre les exigences du Surmoi qui recherchent le maintien des liens aux objets œdipiens. Alors, Laufer décrit dans ce cas particulier la possible construction d’un pseudo Idéal du Moi dont le conformisme au groupe de pairs ou aux exigences parentales permet de laisser intact les liens aux objets œdipiens infantiles.

Cette théorie rend compte de l’impasse psychique dans laquelle certains jeunes se retrouvent et du risque qu’ils courent s’ils ne parviennent pas à faire un choix.

Selon, P. Levy-Soussan (2006), la confrontation à l’histoire infantile génère une attaque narcissique importante pour ceux qui ont vécu une défaillance de l’objet : « Les représentations construites au fil des ans autour de l’abandon sont à nouveau sollicitées dans le cadre du remaniement identificatoire propre à l’adolescence. Celles-ci peuvent abaisser encore les réserves narcissiques, déjà sérieusement atteintes chez l’adolescent : « Je n’aime personne, personne ne m’aime, personne ne m’a jamais aimé, n’ai-je pas été abandonné ? ». L’identification se fait à « l’enfant abandonné par la mère », forcément mauvais, pas aimable. Dans une sorte d’abolition temporelle propre à l’inconscient, l’adolescent se vit dans le présent comme abandonné ». P. Levy-Soussan évoque, en parlant des difficultés de filiation des enfants adoptés, qu’il s’agit de permettre à l’adolescent de « symboliser, de penser l’intolérable de l’histoire pré-adoptive, de l’abandon, des maltraitances physiques ou psychiques lorsqu’elles ont existé. […] cette mise en sens du passé de l’adolescent passe par la capacité des parents à transformer les émotions de l’enfant en affects d’abord assimilables par eux-mêmes afin de les rendre ensuite supportables pour l’enfant. C’est bien dans cet après-coup que le passé se rejoue pour tenter d’atténuer son caractère traumatique. Dans une clinique dominée par la répétition des mêmes scénarios émotionnels, tout se passe comme si les scènes, les représentations, les

82 expériences affectives liées aux représentations douloureuses de l’histoire pré-adoptive devaient revenir, être transformées par les parents en expériences présentes assimilables, c’est- à-dire compréhensibles pour tout un chacun » (2006, p.109).

Cet auteur rend compte de l’importance du travail d’élaboration du vécu passé afin que les expériences affectives non liées puissent trouver une voie d’élaboration. Ainsi, cela nous amène à poser l’hypothèse que les jeunes de l’ASE doivent parvenir à élaborer la violence passée pour s’en dégager.

Par ailleurs, le travail de subjectivation s’effectue en se séparant des personnes qui ont été influentes pendant l’enfance. L’adolescent doit effectuer un double travail de deuil : celui lié à la perte de « l’objet primitif » et celui lié à la perte de « l’objet œdipien ». Or, l’adolescent reste, un temps, fasciné par ces objets.

A. Braconnier et D. Marcelli ajoutent que pour l’adolescent, « l’imago parentale idéalisée, le sentiment de tout pouvoir réaliser, projetés durant l’enfance sur les parents, sont eux aussi remis en cause par le désir d’autonomie, par la rencontre d’autres idéaux et par une meilleure perception de la réalité » (2013, p. 19).

Les adolescents ayant été soumis à des objets parentaux violents ont d’autant plus de difficultés à s’en séparer. Ils semblent toujours dans la sidération face à des objets parentaux dont les imagos sont le reflet.

Ainsi, le processus adolescent nécessite une différenciation des imagos parentaux pour permettre une séparation-individuation du moi (Blos (1985)) et une subjectivation (R. Cahn (1985)). La construction d’un Idéal du Moi (Laufer (1980) permet à l’adolescent de se dégager des positions pré-œdipiennes et œdipiennes. La mise en sens du passé permet d’assimiler les expériences douloureuses affectives non liées (P. Levy-Soussan (2006)). Les adolescents soumis à une tyrannie des objets primaires doivent tuer l’infans (N. de Kernier (2011)) pour s’en dégager.

Ces apports théoriques nous ont permis de prendre conscience de l’entrave psychique à laquelle les adolescents victimes de violences infantiles sont confrontés lors de l’adolescence.

83 Afin de mieux rendre compte de cette entrave pour les jeunes, nous proposons, dans une quatrième sous-partie, d’exposer les travaux des auteurs ayant écrit sur l’adolescence des jeunes victimes de violences infantiles.