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La transposition du principe aux cas de dissolutions d’Etats

Prémonitoire aura été la plaidoirie de Paul de Visscher, prononcée le 15 avril 1991, devant la Cour internationale de justice en l’affaire El Salvador/ Honduras, dans laquelle il déclara : “Il faut s’attendre à ce que le principe de l’uti possidetis revienne fréquemment devant votre Cour. Je songe même à l’Europe ! L’Europe où l’éclatement des nationalités tend à briser les frontières étatiques, et que même si elles ne les brisaient pas, vous seriez ultérieurement saisis de problèmes de délimitation entre les différentes provinces d’Etats fédéraux”292. Si les circonstances politiques, notamment en raison de l’instauration de la Commission d’arbitrage de la Conférence internationale sur la Yougoslavie, ont détourné de la Cour internationale de justice les problèmes de détermination des frontières, ces derniers ont révélé, avec un caractère dramatique, la cristalline acuité analytique de ce propos. Les problèmes frontaliers et leurs retentissements directs sur le plan politique et ethnique ont été au cœur des relations internationales dépassant le cadre de l’Europe durant les années 90293.

Les démembrements des Etats fédéraux – l’URSS, la RSFY et la Tchécoslovaquie, Etats tous les trois multinationaux mais dont les deux premiers revêtaient un caractère multiconfessionnel – ont chacun comporté leurs particularités. Alors que la dissolution de la première s’est déroulée initialement dans un climat semi apaisé avec un recours limité à la force, celle de la seconde au contraire s’est manifestée par de trop nombreux actes de violences qui ont émaillé le processus. La dislocation de l’URSS, en catalysant les multiples tensions ethniques qui demeuraient auparavant larvées, a installé un climat de violence dans lequel les heurts se sont multipliés. La partition de la Tchécoslovaquie, terme qui emporte sa nature juridique spécifique, est à différencier également des deux

292 Rapporté par G. Nesi, “L’uti possidetis hors du cadre de la décolonisation : le cas de l’Europe”, op. cit., p. 4.

293

Ainsi, selon R.-J. Dupuy : “Après la chute du mur de Berlin, alors que l’on considérait que la paix allait fleurir, on a vu émerger un peu partout à l’Est des bourgeons de sang. Aux affrontements violents de l’ex- Yougoslavie et à ceux qui se produisent dans d’anciens pays composant l’URSS, s’ajoutent les violences que l’on constate dans certaines régions de la Russie elle-même.”, in “Conclusions du colloque”, Le développement du rôle du Conseil de sécurité, Kluwer Academic Publishers, 1993, p. 479. Ce propos résonne avec la réflexion de S. Zweig qui considérait les nationalismes comme “la pestilence des pestilences” ont “empoisonné la fleur de notre culture européenne”. In Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, Paris, 1982, p. 13.

précédents sur le plan de l’évolution des faits. Elle s’est ainsi déroulée de manière pacifique dans le plein respect de l’ordre juridique fédéral même s’il n’y a pas eu de consultation directe de la population.

La disparition de ces entités étatiques a coïncidé avec l’effondrement du bloc communiste. Bien plus que la désagrégation d’Etats fédératifs, le processus a dévoilé la faillite d’une idéologie qui se prétendait dominante294. Ce phénomène a été nourri des nationalismes qui, comme disait Albert Camus en 1937, “apparaissent toujours dans l’histoire comme des signes de décadence”295. La force du sentiment national a eu raison de l’internationalisme prolétarien et de l’impérialisme soviétique. La structure de la Société internationale s’est ainsi retrouvée profondément modifiée et fragilisée provoquant corrélativement une intense complexité des relations internationales296. Consécutivement à la disparition d’un des deux pôles géopolitiques, est apparu un déséquilibre dont le caractère chaotique contraste avec la neutralisation antérieure des deux blocs en dépit d’une lutte incessante. “Nulle part ailleurs mieux que dans l’aire du postcommunisme la problématique de l’Etat ne surgit avec autant de saillance, grâce aux explosions identitaires. Elle s’y affirme avec toute son ambiguïté.”297 L’échec du communisme, incarnant ce qu’avait appelé René-Jean Dupuy dans une de ses admirables formules « l’histoire-promesse », laisse place à « l’histoire-héritage » tout aussi sinon plus dangereuse pour la sécurité internationale. “Nous sommes ainsi dans un monde qui est défié par une histoire non planifiée. Beaucoup ont cru depuis le siècle dernier à l’histoire- promesse, celle de Hegel et de Marx. Puis, quand on ne croit plus au développement et que le devenir est mort, on a tendance à se tourner vers le passé. L’avenir est alors au passé. Attitude qui conduit à l’intégrisme par l’ancrage à une tradition sacralisée. C’est l’histoire- héritage, dans laquelle on cherche refuge”298.

Dans un monde où l’on ne cesse, depuis des années, d’affirmer avec Paul Valéry “le temps du monde fini commence”299, toute création d’Etat se réalise aux dépens d’un Etat

294 Pour E. Decaux, “les crises de l’Europe post-communiste viennent souvent de ce fédéralisme de façade plaqué sur une mosaïque de nationalités, qui constituaient une autre « prison des peuples »”. In “Conclusion générale”, op. cit., p. 131.

295

A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, p. 1321. 296

R.-J. Dupuy a entrevu dès le milieu des années 80 que le “monde actuel se caractérise par la complexification croissante des rapports sociaux”, in “Evolution historique de la notion de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes”, op. cit., p. 224.

297

S. Milacic, “Rapport introductif L’Etat entre l’histoire, le droit et le marché”, in S. Milacic (sous la dir.) La réinvention de l’Etat, Bruylant, Bruxelles, 2003, p. 16.

298 R.-J. Dupuy “La sécurité au XXIe siècle et la culture de la paix”, op. cit.

299 P. Valéry, “Toute la terre habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée, entre des nations ! L’ère des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont à personne, donc l’ère de libre expansion est

existant300. A toute naissance correspond donc (très certainement) une mort. Pour reprendre une formule d’Hélène Ruiz Fabri, “création et disparition d’Etats sont des phénomènes corrélatifs et également perturbateurs”301. Les Etats déjà existants, notamment ceux occidentaux, dans la naissance de ces Etats dits secondaires ou dérivés302 issus de la disparition d’autres entités étatiques, jouent un rôle particulièrement actif (chapitre I). Par son caractère prosélyte concernant la propagation des valeurs promues et plus généralement sur un modèle étatique défendu, le comportement des Etats apporte des éclaircissements sur le fonctionnement ainsi que sur les mutations de la Société internationale. Ces deux instantanés, naissance et disparition de l’Etat, phénomènes apparemment opposés, mais tous deux identiques au niveau temporel (ce sont des situations brèves, momentanées) renferment, de par leur consonance paroxystique de la vie internationale, des enseignements précieux pour comprendre les principes axiologiques sur lesquels repose cette Société internationale.

L’application du principe de l’uti possidetis à ce phénomène fut une question ardemment controversée tant au niveau des Etats concernés que de la doctrine. La querelle portait sur le fait qu’il s’agissait de déterminer si ce principe pouvait s’appliquer en dehors des cas liés à la décolonisation. Un examen méticuleux de la pratique a fait apparaître in

fine que le critère efficient quant à la question de l’applicabilité de l’uti possidetis à une

situation réside dans le phénomène d’accession à l’indépendance (chapitre II).

close […] Le temps du monde fini commence. Le recensement général des ressources, la statistique de la main-d’œuvre, le développement des organes de relation se poursuivent. Quoi de plus remarquable et de plus important que cet inventaire, cette distribution et cet enchaînement des parties du globe. Leurs effets sont déjà immenses. Une solidarité toute nouvelle excessive et instantanée, entre les régions et les événements est la conséquence déjà sensible de ce grand fait”. In Avant propos de Regards sur le monde, 1931, Paris, Gallimard, pp. 923-924.

300 M. Mouskhély, “La naissance des Etats en droit international public”, RGDIP 1962, pp. 469-485. 301

H. Ruiz Fabri, “Genèse et disparition de l’Etat à l’époque moderne”, AFDI 1992, p. 154.

302 Nous avons précédemment démontré qu’il n’existe plus, hormis le cas spécifique de l’Antarctique soumis à un régime international, sur le territoire de notre planète de terra nullius. Plus aucune formation originaire ou appelée primaire d’un Etat n’est possible aujourd’hui. Cette situation entraîne l’inutilité d’une telle distinction ou du moins engendre son obsolescence car elle apparaît historiquement datée.

Chapitre I : La décommunisation ou l’émergence