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La consécration progressive du principe

Survivant à l'effondrement des empires coloniaux, synonyme de profondes mutations1 au sein de la Société internationale au XIXe et au XXe, le cadre ou le modèle étatique est toujours resté et demeure encore la référence cardinale, en terme d'organisation sociétale, du droit des gens classique au droit international contemporain2. Au paroxysme de la décolonisation, avec une “perspective « étatocentriste »”3 dominante, la réalisation ultime des aspirations ou objectifs des peuples coloniaux s'achevait presque systématiquement par la proclamation d’indépendance afin de créer un nouvel Etat4. Cependant, à mesure que le nombre d’Etats s’accroît, la notion, elle, se trouve atteinte dans sa signification, affectée dans sa mise en œuvre par de multiples dégénérescences, perturbations ou « tribulations »5. « Faible », « mou », « débile »6 ou encore

1 Nous employons le terme de mutation pour signifier que l'évolution à laquelle on a assisté s'est faite autant en degré qu'en nature. D'une société essentiellement interétatique au XIXe a émergé au début du XXe, avec l'avènement de la Société des nations et surtout la création de l'organisation des Nations unies, une société internationale caractérisée par une propension à l'institutionnalisation. Voir sur ce sujet les analyses de R.-J. Dupuy, in Le droit international, QSJ ? , Puf, 128 p. (notamment les dernières pages de son introduction où cet auteur met en exergue la tension entre la société relationnelle et celle institutionnelle). Cf. également la déclaration du Président M. Bedjaoui accompagnant l’avis relatif à la licéité de l’emploi ou de la menace d’armes nucléaires : “En dépit de la portée encore limitée du « supranationalisme », on ne saurait nier les progrès enregistrés au niveau de l’institutionnalisation, voire de l’intégration et de la « mondialisation », de la société internationale. On en verra pour preuve la multiplication des organisations internationales, la substitution progressive d’un droit international de coopération au droit international classique de la coexistence, l’émergence du concept de « communauté » internationale et les tentatives parfois couronnées de succès de subjectivisation de cette dernière”, 8 juillet 1996, CIJ, Rec. p. 270, §13.

A. Truyol y Serra, “Sur le plan international la mutation consiste dans le passage d’une pluralité de sociétés internationales particulières à une société internationale unique à l’échelle de la planète” in L’expansion de la société internationale au XIXe siècle et XXe siècle, RCADI 1965, t. III, vol. 116, p. 97 ; S. Belaïd, “Société internationale, droit international : quelles mutations ?”, RCEBDI, 2003, pp. 50-51.

2 Ainsi J.-P. Quéneudec pouvait-il affirmer dans sa conclusion : “Oui l’Etat existe en tant que catégorie juridique du droit international …” in “Conclusion”, SFDI, Colloque de Nancy, L’Etat souverain à l’aube du XXIe siècle, Paris, Pedone, 1994, p. 308.

3 J. Verhoeven, La reconnaissance internationale dans la pratique contemporaine, Paris, Pedone, 1975, p. 162.

4

Ch. Chaumont qualifiait la création d'un nouveau sujet de droit international donc l'acquisition de la souveraineté de réalisation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes à son stade ultime de réalisation. In, Cours général de droit international public, RCADI 1970, t. I, vol. 129, p. 390.

5 S. Sur, “Sur quelques tribulations de l’Etat dans la société internationale”, RGDIP, 1993, pp. 881-900. 6

«décomposé », « submergé », « déchets »7 et « fictif »8, « en faillite » pour la langue française, « failed States », « rogues States », « collapsed States » pour la langue de Shakespeare, autant de qualificatifs usités – sinon galvaudés – pour dénommer ces états par lesquels passe l’Etat, tous, pareillement stigmatisants. L’Etat – au rang des accusés – est en procès. Plus la Société internationale comprend de nouveaux membres, plus grande est la disparité de sa structure9.

Au cours de ce processus d'affranchissement des peuples de l'autorité des puissances coloniales, la délimitation territoriale a été et est encore un acte juridique essentiel. En effet, l’opération de la délimitation d’une frontière revêt une importance essentielle car elle est “à la fois un facteur de paix (ce qui explique que les frontières soient presque toujours déterminées par les traités de paix), un signe d’indépendance (c’est un réflexe premier, presque instinctif, de tout Etat nouveau que de déterminer ses frontières) et un élément de sécurité (la violation d’une frontière est toujours un acte d’agression et très souvent un

casus belli)”10. Elle est plus primordiale encore sur le plan politique ou dans l'ordre symbolique11. Le tracé de la frontière marque matériellement, en effet, la rupture entre l'ancienne puissance tutélaire et le nouvel Etat.

Ce processus de séparation comportait néanmoins une ambivalence. En même temps que la délimitation pouvait consolider le nouveau sujet de droit international, elle pouvait tout aussi bien fragiliser l'instauration de l'Etat, en cas de contestation des frontières établies. Le principe de l’uti possidetis fut progressivement étendu à mesure que la décolonisation se propageait à travers les continents. Sa nature juridique se densifia graduellement au gré de ses applications. Primitivement simple recommandation politique, il est désormais reconnu quasi unanimement comme un principe général du droit international (titre I).

7 Par cette expression frappante, R.-J. Dupuy cible les “Etats que l’on abandonne dans une situation critique, les pays les moins avancés”. “La sécurité au XXIe siècle et la culture de la paix”, in F. Mayor (dir.), Quelle sécurité ?, Unesco, 1997, p. 78, ou unesdoc.unesco.org/ulis/fre/index.html.

8 Nous réfutons cette épithète car comme J. Verhoeven l’a affirmé : “il n’y a pas d’exemple d’Etat fictif au motif que n’existe pas une collectivité organisée en un espace terrestre”. La reconnaissance internationale dans la pratique contemporaine, Paris, Pedone, 1975, p. 53.

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Cela fait écho à une réflexion de C. Lévi-Strauss s’exprimant ainsi : “Pour beaucoup de raisons, je crains que le monde d’aujourd’hui, par sa densité, sa complexité, le nombre incroyablement élevé de variables qu’il implique n’ait cessé d’être pensable, au moins de façon globale”. In Le Monde 21-22 janvier 1979, Rapporté par M. Merle, Sociologie des relations internationales, Paris, Dalloz, 1988, 4e éd., p. XVI.

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Ch. Rousseau, Droit international public, Tome III, Sirey, 1977, p. 235. En cela, il rejoint R. Aron : “Le franchissement de la ligne qui sépare les territoires des unités politiques est, par excellence, casus belli, preuve d’agression”. Paix et guerre entre les Nations, Paris, Calmann-Lévy, p. 187.

11 Nous renvoyons ici au concept idéalisé, quasi fantasmagorique dans les romans de D. Buzzati, Le désert des Tartares, et de J. Gracq, Le rivage des Syrtes.

De même, son applicabilité fut étendue aux cas d’accession à l’indépendance qui n’étaient pas issus de la décolonisation. En effet, au lendemain de l’effondrement de l’URSS et de la RSFY, les problématiques concernant la stabilité territoriale ressurgirent et l’on décida donc après quelques difficiles discussions de recourir au principe de l’uti

possidetis (titre II) en ne le limitant plus strictement à son cadre juridique originel, la